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Parmi les poètes apparus dans l'entre-deux-guerres, il faudrait distinguer Odilon-Jean Périer (1901-1928), mais aussi René Verboom, Pierre Nothomb, Roger Bodart, Maurice Carême, Géo Norge, Jean Tordeur... Mais il ne s'agit pas de glisser au palmarès, et nous nous limiterons à deux figures, fort différentes l'une de l'autre mais que recommande également leur valeur d'authenticité: Armand Bernier et Marcel Thiry.

Le charme de l'oeuvre d'Armand Bernier, dont l'essentiel a été réuni sous le titre Le Monde transparent (1956), réside dans la continuité et la cohérence sensible de sa coulée. Une émotion méditante n'a cessé de la conduire dans une nudité d'expression tout à fait remarquable. «Je ne puis lire une oeuvre d'Armand Bernier, a dit Marcel Arland, sans être frappé tout ensemble par la pureté harmonieuse de sa voix et par sa ferveur.» Jules Supervielle lui aussi a beaucoup aimé ce poète en qui il pouvait reconnaître quelque chose de fraternel. À travers de multiples étapes, une âme a cherché l'équilibre et s'est construit peu à peu une vue d'univers. Aux «quatre songes pour détruire le monde» succèdent et répondent «les vergers de Dieu» puis «la famille humaine», et enfin tout se conclut dans la métaphysique rassurante de la «migration des âmes». Armand Bernier a le génie de la parabole lyrique. C'est le type même du chanteur en langage clair, dont la poésie nous parle.

Marcel Thiry (1897-1977) apporte une poésie plus inquiète, plus nerveuse, diverse et riche de matière. Son aventure de soldat sur le front russe de 1916-1917, d'où il revint en faisant le tour du monde, lui inspira d'abord une ivresse d'exotisme et, dans la suite, une séduisante nostalgie du voyage. À cette épreuve tôt vécue, son oeuvre devra de ne jamais se bloquer sur le moi mais de s'ouvrir infatigablement à une méditation du multiple. Bientôt Thiry, qui n'aime pas le facile et qui réagit à la moindre aspérité du réel, comprendra que la géographie n'est pas la seule muse, et il entreprendra le voyage profond de la vie en voyageur au regard à la fois attiré et libre, et à cause de cela pénétrant. Ce regard de l'étranger fasciné, il le posera sur tout ce qu'offre l'existence. Lucidité et amour se conjuguent, et une extraordinaire conscience d'artiste, toujours en éveil, contribuera à faire des butins perpétuellement renouvelés de ce regard une poésie d'une efficacité insolite. Entreprise de connaissance et entreprise technique sont liées, et si la technique poétique de Thiry a donné de plus en plus l'impression d'une gageure grave, c'est que ce poète-ci veut dire sans tricher, par mimétisme verbal, tout ce que l'occasion lui fait sentir et penser à propos de ce monde. L'expérience du marchand, celle des villes modernes, de la vitesse mécanique, de la guerre, du temps, de l'âge lui donnent l'occasion de planter en plein tuf de réalité les interrogations les plus aiguës du bonheur et de la morale. Toute son oeuvre, de Statue de la fatigue (1934) à Âges et au Festin d'attente (1963), est un effort d'une honnêteté prodigieuse, servi par des dons qui dépassent l'ordinaire, et pathétique par la conscience des limites obligées de cet effort, pour saisir et comprendre l'unique réalité fuyante et précieuse. Le tragique de notre temps mais aussi le tragique permanent de la condition humaine y sont fixés avec un scrupule tendre par une intelligence qu'alerte et aiguille le coeur.

Pour ce qui concerne le courant réaliste, il faut retourner très en arrière si l'on veut esquisser l'histoire de la narration en Belgique. Après Charles De Coster il y avait eu d'abord Camille Lemonnier (1844-1913), contemporain et émule des grands romanciers naturalistes, que ceux-ci considéraient comme leur pair, et qu'une assemblée enthousiaste d'écrivains belges proclama un jour «maréchal des lettres». Ses Charniers ouvrirent le chemin à La Débâcle de Zola, et son Happe-chair fut un premier Germinal. Écrivain abondant et vigoureux, personnalité très vivante, il a laissé un grand souvenir. Un mâle, Au coeur frais de la forêt, Le Vent dans les moulins, Comme va le ruisseau témoignent de l'ampleur de son registre. Le naturalisme de Lemonnier ne va pas sans un lyrisme descriptif qui le rapprocherait de Zola plutôt que de Maupassant, et l'on peut songer à Huysmans ou à Léon Cladel pour un certain luxe truculent de son vocabulaire.
Cette union du réalisme et du «coruscant» se retrouve plus marquée encore chez son contemporain Georges Eekhoud (1854-1927), l'auteur de La Nouvelle Carthage et de Voyous de velours.

Le courant réaliste a produit en Belgique dans le premier quart du Xxe siècle de nombreuses oeuvres, romans et nouvelles, qui cherchent leur vérité et leur charme dans l'observation régionaliste. André Baillon, Jean Tousseul, Charles Plisnier, Charles Paron, etc., se sont élevés très au-dessus de ce niveau général.

Il faut citer aussi Georges Simenon, ce réaliste voyageur. Liégeois né d'un père wallon et d'une mère flamande, il a réussi le tour de force de répandre aux quatre coins du monde un certain climat belge-moyen adroitement camouflé sous des habillages divers.

Mais la Belgique, même wallonne, est assurément très diverse puisqu'un autre Liégeois, Robert Poulet, a, vers 1930, lancé avec Handji le «réalisme magique». Le grand représentant de cette tendance est cependant un Flamand de naissance, Franz Hellens.

Auteur fécond, Franz Hellens a maintenu la persistance d'un même esprit à travers une oeuvre considérable et diverse de romancier, de conteur, d'essayiste et de poète. «Il fera, écrit Robert Kanters, le désespoir des historiens de la littérature et des critiques qui ont la manie du classement.» Mais il ajoute aussitôt que Hellens est «l'homme d'une seule oeuvre, d'une oeuvre d'une seule coulée et d'un seul souffle». Ce souffle de fond est celui du réalisme magique, ou plutôt, pour reprendre le titre d'un de ses recueils de nouvelles, des «réalités fantastiques». Pour Hellens la vérité est dans le rêve, mais cela ne le rend pas du tout aveugle à la réalité qu'aperçoivent les yeux ouverts. Toute l'oeuvre de Hellens tend à exprimer cette bipolarité et à lui trouver un équilibre. Le Naïf, Moreldieu, Naître et mourir, pour ne pas parler de la poésie anticipative de Mélusine: voilà quelques-uns des points les plus brillants de la route suivie par ce grand écrivain.


Alexis Curvers, poète délicat, est venu à la prose narrative avec les récits de La Famille Passager et deux romans importants, Printemps chez des ombres et Tempo di Roma. Poète et narrateur aussi, Georges Linze.

Plus abondante est l'oeuvre de Constant Burniaux, qui commença par des notations aiguës et nerveuses dans le «tempo» de Baillon, puis entama une longue suite de romans et de récits allant d'Une petite vie à Fille du ciel en passant par bien d'autres, notamment la série des Temps inquiets. Observateur sensible et même sensitif, il est de ces tendres qui se masquent d'ironie mais qui ne peuvent pas éternellement cacher leur jeu. Ses récits doux-amers adhèrent au vrai avec une sorte de souffrance, mais ils accueillent aussi la poésie et, dans certains cas, la féerie, tout en ne manquant pas de l'aiguiser aux résistances du réel. En prose comme en vers, car il est aussi poète, son rythme est celui de la saisie au vol des choses par une lucidité qui bondit et frémit.

Beaucoup plus douce et plus sage apparaîtra Marie Gevers, dont l'oeuvre en prose nous a donné, mieux encore que ses vers, tout un trésor de connaissance amoureuse et précise des plantes, des eaux, des oiseaux et des saisons de la campagne flamande. On l'a rapprochée plus d'une fois de Colette pour cette notation des plus fins détails naturels, mais il s'agit là, semble-t-il, d'une égalité d'attention et de talent plutôt que d'une ressemblance de sensibilité. La sensibilité de Marie Gevers est tendre et comme maternelle, c'est un don de sympathie envers les choses et les gens. Dans La Comtesse des digues, Madame Orpha, La Grande Marée, comme dans Plaisir des météores ou Vie et mort d'un étang, elle nous fait aimer les peupliers et l'herbe des polders comme les adages des paysans de la Flandre anversoise (une vraie Flandre celle-ci, pas une Flandre de théâtre) parce qu'en aimant ce terroir, en y découvrant le pathétique des destins humains elle fait en sorte qu'il soit le nôtre tout le temps de la lecture. Et cela dans une prose si simple, si souple et si juste qu'elle semble n'être que la transparence de sa matière.

Franz Hellens, Constant Burniaux, Marie Gevers, Marcel Thiry, Jean Tousseul, Georges Linze... Beaucoup de romanciers belges sont en réalité des poètes, des poètes par la sensibilité de l'observation comme par celle du style. Là réside peut-être, à tout prendre, une remarquable particularité de la littérature belge. Il ne sera pas étonnant que nous la retrouvions dans le théâtre.

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