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L'agonie de la culture

Dans la "Confession d'un enfant du siècle", Alfred de Musset s'exprimant sur l'état de la société après la chute de l'Empire, tient à peu près ce langage: le monde d'hier n'est plus tout à fait là. Le monde de demain n'est pas encore tout à fait arrivé. La maison d'hier est à moitié détruite, celle de demain est à moitié construite. Quand on foule le sol, on ne sait jamais si l'on marche sur des semences ou sur des débris.

 

Le Monde diplomatique en publiant le numéro 19 de sa collection "Manière de voir" intitulé l'Agonie de la culture? (1), rassemblait en septembre 1993 quelque trente articles publiés dans ses colonnes pendant trois années et traite précisément, dans le domaine de la culture, des semences et des débris. L'ensemble est un vrai cadeau de pensée, en ce sens qu'il constitue un travail exigeant d'élaboration et d'interrogations dialogiques sans fuite en avant comme sans frilosité. C'est une contribution à la véritable "problématique vivante" qu'est la culture aujourd'hui. C'est une façon de se démener pour que l'industrie établie de la culture et les institutions fossilisées n'étouffent pas le désir du divers. Il y a souvent dans cette livraison des auteurs qui savent se libérer de "leurs crampes mentales", pour reprendre une expression de l'incommode et immense musicien que fut Luigi Nono.

 

Il faut retenir plus particulièrement cinq articles symbolisant bien l'ensemble de la démarche, avec en leur centre une époustouflante réflexion de Félix Guattari: "Refonder les pratiques sociales". Partant du constat que l'humanité "tient d'autant plus à se rassurer que plus rien n'est assuré" et "reste hébétée, impuissante, devant les défis auxquels elle est confrontée", Guattari s'interroge un peu à la manière d'Angelopoulos dans son film le Pas suspendu de la cigogne: "Par quels mots-clefs pourrait-on faire vivre un nouveau rêve collectif?"; pour aussitôt dire: "Il ne s'agit pas seulement d'agiter les menaces, il faut passer aux réalisations pratiques." Et de traiter du monde machinique à repenser, du monde machinique conduisant à une mutation de la subjectivité, d'une démocratie machinique, d'une "démocratie écosophique" avec, en son coeur, l'option d'autrui, le recollement du corps avec la tête, un choix de responsabilités pour les générations à venir, une régulation de nature géopolitique et écologique, une nouvelle éthique de la différence conduisant à une politique des désirs des peuples. Comme beaucoup, il s'interroge sur la crise du sens, mais il la traite comme le jeune philosophe Yves Clot dans sa thèse "Le travail entre activité et subjectivité": c'est plutôt un sens en souffrance, un sens suspendu, la perte de sens comme autre face d'une anticipation. Car c'est bien de cela qu'il s'agit: Félix Guattari silhouette les nouveaux liens sociaux.

 

Voilà qui est très important au moment où ils se décousent, comme l'écrit, avec profondeur et finesse, Alain Bihr en traitant de l'absence d'un ordre symbolique et de sa conséquence, "l'homme de ressentiment", dont on s'explique l'existence, mais qui n'a jamais rien construit. Donnée constante, notamment de l'histoire de France, que pointait déjà le 25 juillet 1789 Gracchus Babeuf dans une lettre à sa femme après avoir vu le premier défilé avec des piques portant des têtes. "Ma chère petit femme, écrivait-il, j'ai eu comme un malaise à cette manifestation. Regardant ces têtes, je me disais: Enfin, elles ne feront plus de mal; puis aussitôt je pensais qu'il avait fallu qu'il soit grand le mal qu'elles avaient fait pour que nous soyons amenés à en faire autant." Babeuf lançait là une idée rare encore aujourd'hui mais combien précieuse, celle d'écarter la culture de ressentiment.

 

Refuser la médiocrité comme destin

 

AUTRES articles de deux auteurs, véritables "skieurs au fond d'un puits" (Henri Michaux), le Français Armand Mattelart et l'Américain Herbert I. Schiller.

 

Le premier traite de la diplomatie des réseaux, de la société globale et de leurs débouchés, de la "liberté d'expression commerciale", et revendique un espace public transnational (pas supranational) dépassant à la fois le repli nationaliste et le marché monde.

 

Le second réfléchit sur la toute-puissance des marchands s'accaparant les nouvelles technologies, déréglementant tout et répandant le virus du consumérisme, conduisant à une société de surveillance, toutes réflexions capitales en ces temps où les grandes affaires veulent identifier culture et marchandise et substituer à la qualité du divers l'uniformité de la quantité. Comme si un fleuriste ne vendait qu'une fleur... Pas plus que Mattelart, Schiller ne succombe à l'impuissance démissionnaire et conclut: "Aussi dominant soit-il, le monde des affaires ne pourra maintenir indéfiniment sous sa coupe la créativité de l'homme."

 

Précisément Eduardo Galeano, dans "Etre comme eux", se demande "si le seul rêve désormais permis aux citoyens du Sud serait le cauchemar d'un développement qui méprise la vie et adore les choses". L'écrivain uruguayen nous donne envie d'écrire rapports Sud-Nord au lieu de rapports Nord-Sud. En juillet 1988 à Santiago encore sous Pinochet, j'ai écouté ce même homme dire à "Chile crea" (états généraux de la culture du Chili): "Refusons la médiocrité comme destin. Il faut nous compromettre avec la personne humaine." Mots splendides, osés, sous la dictature Pinochet, et qui contribuèrent à la faire chuter. Je me souviens aussi du peintre José Balmès, qui eut le premier l'idée de "Chile crea" et qui, devant les hésitations compréhensibles de quelques-uns de ses amis, leur déclara: "Si ce n'est pas moi, alors qui? Si ce n'est pas maintenant, alors quand?". Et si ici chacune, chacun faisait de même contre les injonctions du GATT, ce vieil organisme déjà bâtard à sa création en 1948, voulant imposer aux oeuvres culturelles les règles du "marché des marchandises" "sans conscience ni miséricorde" (Octavio Paz) et tentant ainsi de mettre un verrou à l'avenir!

 

Ce dossier du Monde diplomatique auquel il manque peut-être un ou deux articles d'un Michel Verret comme "Où en est la culture ouvrière aujourd'hui" ( Sociologie du travail, n° 1, 1989) ou comme "Les alphabets de la culture" ( Elan, cahiers n° 1-2, janvier-février 1990), est de la belle munition riche de pensées-passerelles pour l'en-commun des hommes, l'essence même de la culture.

 

(1) "L'Agonie de la culture?", Manière de voir n°19, septembre 1993.

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