À défaut de pouvoir présenter au public une pièce prête à être jouée, Le Rideau de Bruxelles a permis à un public restreint de découvrir la dernière mise en scène de Robert Bouvier.
Fruit de la collaboration entre la Compagnie du passage et le Rideau, « Kvetch » de l’auteur britannique Steven Berkoff est une fresque jubilatoire de nos frustrations les plus animales. Elle est servie par une palette de comédiens à la hauteur du défi.
Robert Bouvier ne s’est pas trompé en choisissant cette pièce de Berkoff car les « kvetches » en yiddish, ce sont ces moments de rupture, de doutes générateurs d’angoisse qui nous font perdent les pédales et passer à côté des choses authentiques de la vie, ce que Berkoff appelle « le dialogue à l’arrière de nos têtes ».
Qui n’a pas été submergé par des pensées parasites lors d’un diner, d’un entretien ou d’une rencontre, qui n’a pas éprouvé cette sensation traumatisante d’avoir été nul, ridicule au regard de l’autre, d’avoir mis les pieds dans le plat, d’avoir manqué de répartie.
Ce sont ces failles où l’éprit s’emballe et déforme la réalité que Robert Bouvier choisit d’explorer avec cinq comédiens rigoureusement sélectionnés pour nous offrir un spectacle où les émotions les plus inavouables se chevauchent, filent en montagnes russes prenant le pas sur la bienséance et la retenue. Cinq comédiens qui nous livrent ici une performance où le mental s’empare du physique pour délivrer ces démons qui naissent de l’angoisse. Car ils sont mis à rude épreuve ces interprètes de nos fantasmes intimes. Si les pensées se bousculent dans la tête, les acteurs en épousent le tempo dans une course effrénée à la recherche de soi.
On est de suite emporté dans les délires de ce monde petit-bourgeois où les convenances annihilent les vraies rencontres. Entre l’épouse frustrée voulant se montrer parfaite, le mari fier de l’ascendant qu’il a toujours eu sur sa femme mais envieux d’un collègue qui de son côté n’assume pas sa virilité, et la belle-mère pétomane, l’hystérie retombe comme un soufflé sous un choc thermique et on se retrouve prisonnier de la fragilité, de la vérité de ces êtres qui s’effritent à force de vouloir se dépasser.
Une pièce qui touche au plus profond de notre essence et de la conscience de soi, un voyage dans l’univers de nos peurs où désir de plaire et libération des tabous s’affrontent de façon abrupte. Une occasion de rire de nous-mêmes car il s’agit bien d’une comédie avec toutes les ficelles du genre. Et Robert Bouvier réussit son pari de nous attendrir des faiblesses et des incohérences de ces personnes trop ordinaires prisonnières de leur quotidien. Il est d’ailleurs familier de mises en scène où le dialogue intérieur s’exprime sur scène, n’oubliant pas que le mot « théâtre » vient du grec « theatron », le lieu où l’on voit. C‘est donc naturellement qu’il aime à explorer les pensées intimes d’un personnage pour les intégrer dans l’espce scénique, jouant sur les métaphores, les transformations de lieux, les rythmes et les variations de tonalités, alternant scènes burlesques et moments de sincérité et de mises à nu.
De ce cocktail nait un spectacle subtil entre tragédie et comédie qui nous tient en haleine de bout en bout.
À savourer dans un proche avenir. On l’espère tous...
Palmina Di Meo
UNE INTERVIEW DE ROBERT BOUVIER
Rencontre avec Robert Bouvier metteur en scène, comédien, à l’occasion de la présentation par Le Rideau de « Kvetch », la pièce que Steven Berkoff a dédiée à tous ceux et celles qui ont peur.
Robert Bouvier, qu’est-ce qui vous a séduit dans la pièce de Steven Berkoff et vous a donné envie de la monter avec la Compagnie du Passage ?
Robert : Étant comédien, j’ai trouvé que c’est une pièce cadeau pour des comédiens. Les personnages sont comme des comédiens ayant toujours ce besoin de répondre au désir de l’autre, c’est maladif chez Berkoff ! On devient des personnages pour un metteur en scène et peut-être les choisit-on parce que ces personnages nous attirent ou nous touchent. Personnellement, j’ai toujours une part de projection dans les personnages quand j’ai envie de jouer. Dans cette pièce les personnages se sentent toujours observés comme des acteurs obsédés par le regard du metteur en scène et qui se répètent : « Je n’aurais pas dû faire ça comme cela »... Ils se contrôlent, ils ont l’impression de ne pas être à leur place, de ne pas correspondre au désir de l’autre. Cela m’émeut parce que ces personnages deviennent inconsistants à force d’espérer être autrement. Cela requière un travail profond d’apprendre à devenir soi-même et plus peut-être pour un comédien de s’accepter, d’accepter sa singularité, sa différence, sa folie car ces personnages ne cessent de se censurer, ils ont des lapsus, ils font des gaffes tout simplement parce qu’ils ont peur. Moi, cela m’arrive souvent de dire un mot pour un autre, de faire des gaffes et plus je le redoute, plus cela devient un cercle vicieux.
Mais il s’agit aussi d’une réflexion sur les rapports entre les êtres. Dans la vie sociale, par exemple. Au cours d’un repas, on aimerait être drôle, avoir davantage les projecteurs braqués sur soi, on aimerait avoir dit ce que l’autre a dit... Au lieu d’écouter l’autre, on pense à ce qu’on voudrait dire et donc on oublie d’être dans le rapport avec l’autre. Dans la vie intime, la scène de ce couple qui fait l’amour mais où chacun fantasme sur quelqu’un d’autre est terrible. Dans la vie professionnelle, le protagoniste doit plaire à la personne à qui il doit vendre un produit et s’il est humilié, il n’ose pas réagir parce que cela ne se fait pas mais aussi parce qu’il y a des enjeux économiques. On ne se permet pas de dire à l’autre ce qu’on pense.
Vit-on dans une société autocensurée selon vous ?
Robert : Je pense que le problème vient du rapport de soi à soi, de nos éducations. Quand j’étais petit, j’entendais comme recommandations d’être « doux », « poli », « modeste », « charmant ». On est pris dans des sortes de carcans. Comme si la vie se joue en trois étapes : d’abord découvrir qui on est, puis accepter qui on est et enfin faire accepter qui on est. Pour certains, cela se résout très vite, d’autres vont mettre un temps fou à s'accepter eux-mêmes. Dans cette pièce, il est question de psychanalyse, Berkoff se moque beaucoup de lui-même et de ses proches. Mais je n’ai pas voulu m’axer sur les juifs new-yorkais, même s’il fait une sorte de portrait à la Woody Allen de ces gens qui sont tout le temps en analyse avec des questionnements récurrents sur l’argent, le sexe. Ce qui me touche beaucoup plus, c’est leur vulnérabilité car ils sont tous très touchants. Que peut-on dire d’une femme qui se sent obligée d’être toujours parfaite. Il y a des traits misogynes chez ces hommes assez lourds et la femme se croit obligée d’obéir à certains stéréotypes. Il y a hélas encore beaucoup de femmes dont l’univers se réduit parce qu’elles sont obsédées par l’idée de la ménagère idéale, par la perfection du repas à préparer, etc. Ces personnages m’attendrissent parce que même imbuvables parfois, on a envie de les prendre par la main, de leur dire : « Calme toi, tout va bien ! ».
La mise en scène expressionniste, c’est un choix personnel ?
Robert : J’aime beaucoup ces cinq comédiens parce qu’ils sont très vrais et simples. Contrairement à vous, je trouve qu’il y a plein de moments chez eux de jeu très cinéma. Je les trouve d’une justesse énorme. Or la vis comica exige d’aller à fond dans la peinture de ces diables qui sont en nous, de ces fantasmes qui nous habitent. Le comique vient des contrastes, des ruptures, de ces moments qu’on appelle « kvetch ». Ainsi quand Frank a envie de tuer sa belle-mère, il s’agit de vraiment montrer qu’il va lui arracher son cœur, le bouffer et le déchirer et devenir monstrueux et ridicule. A un autre moment, Hal dans son rêve se met à sauter, il devient un enfant, il est comme un chien qu’on libère. Donc oui, il y a de l’expressionisme contrastant avec plein de moments de grande vérité. Une scène comme celle de la femme qui, avant de se mettre au lit, demande à son mari : « Embrasse-moi, j’ai l’impression que je n’existe pas »... Je la trouve hyper touchante.
Les comédiens viennent d’univers, de pays différents. Comment les avez-vous choisis et avez-vous travaillé notamment avec les deux comédiennes qui sont belges ?
Robert : J’ai eu la chance de rencontrer une quarantaine de comédiennes en Belgique. D’ailleurs j’ai trouvé que le niveau ici est excellent. On a fait un gros travail sur l’intériorité, la sincérité. J’ai eu envie lors de ces auditions de faire des improvisations. Je voulais être très ému, découvrir chez les comédiennes un univers et aussi une réelle disponibilité, une humilité à accepter de se montrer tel qu’on est. Par exemple, dans la pièce, il y a une belle-mère qui doit roter et péter. Pour moi c’était un traitement difficile parce que je trouvais vulgaire de simplement montrer cela alors on a ajouté quelqu’un avec un micro qui amplifiait le son des rots et des pets (et vous avez raison il s’agit alors là d’un geste expressionniste) parce que si à table quelqu’un malencontreusement fait un rot, on a l’impression de l’entendre à travers un haut-parleur, de n’entendre plus que cela. C’est cette théâtralité-là que je cherchais mais en même temps la comédienne doit oser jouer ce personnage, être là et dire : « J’ai besoin de faire caca ». Quand je parle d’humilité, il s’agit de cette simplicité de dire : « Je joue quelqu’un qui est parfois grotesque et parfois touchant ». Quand Donna dit qu’elle n’a plus qu’un seul sein et qu’elle a peur de ne plus être aimée, quand elle se met à fantasmer sur la manière dont elle voudrait qu’on embrasse son sein, c’est presque un moment d’onanisme. Il faut que la comédienne soit à la hauteur d’elle-même. Il était essentiel d’être ludiques, joueurs, complices. C’est de la dentelle. Chaque regard est important. Il n’y a pas de décor, on doit tout suggérer avec les mots. Il y a aussi un travail d’éclairage à souligner, c’est un artiste belge qui l’a réalisé, Benoît Théron, il a aussi conçu la scénographie. Le travail sur l’écoute a été important. Il faut inventer les mots au moment où on les dit, imaginer ce qui peut amener des lapsus, il faut qu’on sente qu’ils ont des révélations où moment où ils parlent, quand les mots leur échappent Dès que nous avons trouvé une grande vérité entre nous, nous avons pu chercher une dimension théâtrale, aller vers l’excès, la folie, la démesure.
Ce sont les exercices d’improvisation qui ont permis d’arriver à ce résultat ?
Robert : On a fait quelques impros lors des auditions pour imaginer par exemple le quotidien de Donna, que fait-elle si son mari s’endort sans la regarder et puis on a improvisé pendant les répétitions pour la scène qu’on appelle « le chœur des peurs » où tous les personnages disent leur peur en même temps. On est parti du principe qu’on peut avoir peur quand on est dans une fête où tout le monde doit danser, où on est dans la joie et où paradoxalement on se dit : « Je me sens mal », on a envie d’éclater en sanglots, de ne pas être là, on se sent à côté. On a donc cherché comment cette peur se traduit. Un rideau qui se lève devient une toile d’araignée, quelqu’un qui monte sur une chaise se voit sauter du 17ème étage...
La scène du restaurant avec l’univers du match de foot qu’on entend à la radio dans la cuisine, c’est notre invention. Une trouvaille que j’aime, c’est l’idée de la vie professionnelle qui envahit le lit du protagoniste. On a cherché d’abord à montrer un couple dans un lit en les montrant debout derrière un drap qui se transforme ensuite en tissu de gabardine que le protagoniste doit vendre. En l’absence de décor, tout devient virtuel, mental. On peut être en train de s’endormir et déjà se projeter dans l’angoisse de la vente du lendemain alors que cela naît de votre lit. J’aime ces glissements où sans cesse on a l’impression que l’imaginaire génère l’après.
En quoi cette pièce d’actualité selon vous ?
Robert : Pour moi, ce qui est important c’est d’être dans un rapport vrai, authentique, mais il y a parfois des vérités cruelles à dire à l’autre. Ce couple en train de se déliter aurait pu aller mieux s’il y avait eu de la communication. S’ils avaient essayé de retrouver le contact avec l’autre et d’être à l’endroit juste. Souvent, on cherche à correspondre à l’image qu’on imagine que l’autre se fait de nous. On se dit que face à l’autre il faut être comme ci ou comme ça alors que ce n’est que projection. Très souvent notre esprit divague, l’objectif c’est aussi de rire de notre esprit qui va à cent à l’heure.
La pièce est effectivement drôle. Avez-vous pousser la mise en scène en ce sens ?
Robert : J’ai essayé que ce soit une tragi-comédie. Que l’on puisse rire et en même temps qu’on ait envie de protéger ces personnages, qu’on ait envie de les prendre par la main car ils sont pathétiques. Cela fait rire bien sûr de voir les autre souffrir. Le type qui est invité et qui se dit qu’à son tour il doit rendre la pareille... Mais s’il invite, où manger ? À la cuisine ou au salon ? Il se fait une montagne au point de vouloir en finir avec la vie alors qu’il pourrait simplement jouir du moment. Comment jouer cette liberté sinon comme un enfant avec un côté histrion ?
Le jeu est aussi physique car on passe par plusieurs genres : pantomime, comédie musicale...
Robert : J’avais envie de quelque chose de moderne dans le jeu. La grande tentation, c’était la vidéo. Montrer que quand on parle, dans notre tête, il y a d’autres images, Mais c’était trop simple. Donc je demandais par exemple tantôt à un des comédiens d’évoquer par sa position tel tableau de Egon Schiele. Et cela peut illustrer une projection mentale. Dans la scène du restaurant, on est dans un registre proche de la commedia dell’arte. Il fallait un jeu très physique chez le garçon. Pour signifier les moments de pensées intérieures, on n’a jamais été systématique, on ne s’est pas contenté d’une bascule de lumière. Pour raconter chaque « kvetch » et pour chaque situation, il fallait trouver une solution spécifique, c’est précis, nerveux, et il faut être attentif. Que font les acteurs pendant que s’exprime la pensée intérieure d’un personnage ? Les autres doivent rester vivants. J’ai vu une mise en scène où les comédiens étaient paralysés, gelés pendant que l’un d’eux parlait en pensée intérieure, puis ils reprenaient vie quand ils parlaient à leur tour. Je voulais quelque chose de plus fluide. Je voulais créer des vertiges chez les spectateurs. Au début de la pièce, on joue avec l’ambigüité, on ne sait pas si un personnage parle aux autres ou si c’est intérieur.
Avez-vous d’autres projets, dans cette veine peut-être ?
Robert : Je vais retravailler sur ce thème avec une pièce comprenant une dizaine de personnages, de la musique de la danse... L’idée de départ s’interroge sur ce qui est se passe dans la tête d’un comédien avant son entrée en scène. Nous sommes dans une écriture de plateau mais j’ai déjà bien travaillé le scénario. Il y a des scènes de Ruy Blas, une fanfare, c’est un projet farfelu...
Je joue aussi dans un spectacle qui s’appelle « Nous l’Europe, banquet des peuples » qu’on a joué dans le IN d’Avignon et qui va être repris.
Et en Suisse, je répète actuellement une pièce de Dürrenmatt pour les cent ans de sa naissance, « Nous roulons sur des rails donc ce tunnel doit conduire quelque part » où un train fonce à vive allure sans conducteur. C’est une métaphore de notre société qui va allègrement droit dans le mur.
Propos recueillis par Palmina Di Meo
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