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Lorsqu'il est question de la dualité d'un être...


"Aigle à deux têtes"[1],

Janus[2] autant tourné vers le passé que vers l'avenir

cultivant énigmes et paradoxes…

 

"Thème et variations" autour des figures gémellaires

d'Eusébius et Florestan[3]

sorte de miroir romantique des antiques Castor et Pollux[4],

"Nonne et bacchante"[5],"Neige qui brûle"[6]

Odette-Odile cygne blanc, cygne noir symboliques[7]



IIème Partie :

Mini Florilège poétique sur le thème de la dualité

Et "le Mal de Vivre"

 

Incluant les œuvres référencées en première partie :




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"les Gémeaux" tableau de Johfra Bosschart


I)


Sonnet VII de Louise Labé (1524-1566)

(Extrait de l'œuvre de vingt-trois Sonnets publiée en 1555.)


 

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J'ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m'est et trop molle et trop dure.
J'ai grands ennuis entremêlés de joie.

Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j'endure ;
Mon bien s'en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène ;
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

 

 

 

II)

Réversibilité de Charles Baudelaire (1821-1867)

(Recueil "les Fleurs du mal", Pièce dédiée à Madame Sabatier

l'antithèse de la maitresse du poète Jeanne Duval)

 

 

Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu'on froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse ?

Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
Qui, le long des grands murs de l'hospice blafard,
Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté ;
Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !

 

 

 

III)

Vers Dorés de Gérard De Nerval (1808-1855)

(Recueil "Les Chimères",1853)

 

 

Eh quoi ! tout est sensible !

 PYTHAGORE

 

Homme ! libre penseur - te crois-tu seul pensant

Dans ce monde où la vie éclate en toute chose :

Des forces que tu tiens ta liberté dispose,

Mais de tous tes conseils l'Univers est absent.

 

Respecte dans la bête un esprit agissant :

Chaque fleur est une âme à la Nature éclose;

Un mystère d'amour dans le métal repose :

"Tout est sensible ! " - Et tout sur ton être est puissant !

 

Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t'épie :

A la matière même un verbe est attaché...

Ne la fais pas servir à quelque usage impie !

 

Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché;

Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,

Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres !

 

 

IV)

Fragments d'Aurélia de Gérard de Nerval

 

I

                             Le Rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l'instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l'œuvre de l'existence. C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : - le monde des Esprits s'ouvre pour nous.

                           Swedenborg appelait ces visions Memorabilia ; il les devait à la rêverie plus souvent qu'au sommeil ; L'Âne d'or d'Apulée, La Divine Comédie de Dante, sont les modèles poétiques de ces études de l'âme humaine.

                           Je vais essayer, à leur exemple, de transcrire les impressions d'une longue maladie qui s'est passée tout entière dans les mystères de mon esprit ; - et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti mieux portant. Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées ; il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l'imagination m'apportait des délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison, faudra-t-il regretter de les avoir perdues ?...

                         Cette Vita nuova a eu pour moi deux phases. Voici les notes qui se rapportent à la première.

                         Une dame que j'avais aimée longtemps et que j'appellerai du nom d'Aurélia, était perdue pour moi.

                         Peu importe les circonstances de cet événement qui devait avoir une si grande influence sur ma vie. Chacun peut chercher dans ses souvenirs l'émotion la plus navrante, le coup le plus terrible frappé sur l'âme par le destin ; il faut alors se résoudre à mourir ou à vivre […]

 

 

 

V)

"Élévation" de Charles Baudelaire

(recueil "les Fleurs du Mal", pièce opposant le spleen à l'idéal)

 

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,
Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l'air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
- Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !



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"Le Vol de l’âme" de Louis Janmot

Tableau n°16  de la Suite "Poème de l'âme"

 

 

VI)

 

Lyrics de la chanson "La Vie En Noir"

de Claude Nougaro (1929-2004)

 


Y en a qui voient la vie en rose

Moi y en a voir la vie en noir

Est-ce le monde, une overdose

D'horreurs diverses, de désespoirs ?

Ou bien les fêtes d'une névrose

Dès le départ, va-t'en savoir ...

Y en a qui voient la vie en rose

Moi y en a voir la vie en noir.

 

Y en a qui nagent dans l'eau de rose

Chacun sa bulle dans l'aquarium

Chacun de nous cherche sa cause

Sa religion, son opium

J'ai cherché des métamorphoses,

Des alambics trop biscornus

Je voulais voir la vie en rose

Et c'est en noir que je l'ai vue.

 

J'appartiens aux inguérissables

Aux affamés d'un abreuvoir

Où parmi les dunes de sable

On boit l'étoile jusqu'à plus soif

Le noir ça va bien aux étoiles

Les araignées de l'Éternel

Y en a qui voit la vie en rose

Moi c'est en noir, au septième ciel.

 

Le noir ça va bien aux étoiles

Les araignées de l'Éternel

Y en a qui voit la vie en rose

Moi c'est en noir, au septième ciel.

 

 

VII)

 

La vie ardente d'Émile Verhaeren (1855-1916)

(Recueil "les Flammes hautes")

 


Mon cœur, Je l'ai rempli du beau tumulte humain :

Tout ce qui fut vivant et haletant sur terre,

Folle audace, volonté sourde, ardeur austère

Et la révolte d'hier et l'ordre de demain

N'ont point pour les juger refroidi ma pensée.

Sombres charbons, j'ai fait de vous un grand feu d'or,

N'exaltant que sa flamme et son volant essor

 

Qui mêlaient leur splendeur à la vie angoissée.

Et vous, haines, vertus, vices, rages, désirs,

je vous accueillis tous, avec tous vos contrastes,

Afin que fût plus long, plus complexe et plus vaste

Le merveilleux frisson qui me fit tressaillir.

Mon cœur à moi ne vit dûment que s'il s'efforce ;

L'humanité totale a besoin d'un tourment

Qui la travaille avec fureur, comme un ferment,

Pour élargir sa vie et soulever sa force.

 

Qu'importe, si l'on part, qu'on n'arrive jamais,

Et que l'on voie au loin se déplacer les cimes !

L'orgueil est de monter toujours vers un sommet

Tenant la peur de soi pour le plus vil des crimes ;

Celui qui choit s'est rehaussé, quand même, un jour,

S'il a senti l'enivrement de la mêlée

L'exalter à tel point dans la haine ou l'amour,

Que sa force soudaine en parut décuplée

Et puis toucher, goûter, sentir, entendre et voir ;

Ouvrir les yeux pour regarder l'aube ou le soir

Dorer un horizon ou rosir un nuage ;

Marcher près de la mer et chanter sur la plage ;

Ecouter le vent fou danser sur la forêt

Comme sur un brasier de flammes végétales ;

Recueillir un parfum dans un flot de pétales ;

Sucer le jus d'un fruit intarissable et frais ;

Ou bien vouer des mains aux caresses profondes,

Le soir, quand, sur sa couche amoureuse, la chair

S'illumine du large éclat de ses seins clairs ;

Dites ! N'y eût-il rien que ces bonheurs au monde

Qu'il faut les accueillir pour vivre, éperdument.

 


O muscles que je meus avec emportement !

O rythmes de mon sang qui m'allégez tout l'être

Quelle fièvre vous entraînez à votre cours !

Voici que mon cerveau se ranime à son tour

Et qu'il cherche et se tend pour découvrir, peut-être,

Dans l'univers profond un peu de vérité.

 

 Et je tremble et j'exulte à ouïr le mystère

Parler comme quelqu'un qui parlerait sous terre,

Et le sol bat, et mon cœur rouge et contracté

S'écrase sur ce sol pour mieux entendre encore.

 

 


VIII)

L'Ennemi de Charles Baudelaire

(Sonnet x issu du recueil "les Fleurs du mal")

 

Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,

Traversé çà et là par de brillants soleils;

Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,

Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

 

Voilà que j'ai touché l'automne des idées,

Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux

Pour rassembler à neuf les terres inondées,

Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.


Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve

Trouveront dans ce sol lavé comme une grève

Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?

— O douleur! ô douleur! Le Temps mange la vie,

Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur

Du sang que nous perdons croît et se fortifie!

 

 

 

 IX)

La vie antérieure de Charles Baudelaire

(Sonnet n° XII du recueil "les Fleurs du Mal")

 


J'ai longtemps habité sous de vastes portiques

Que les soleils marins teignaient de mille feux,

Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,

Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

 

Les houles, en roulant les images des cieux,

Mêlaient d'une façon solennelle et mystique

Les tout-puissants accords de leur riche musique

Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

 

C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,

Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs

Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,

 

Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,

Et dont l'unique soin était d'approfondir

Le secret douloureux qui me faisait languir.

 

 


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"L'âme captive " (soul in bondage) par Elihu Vedder



X)


Prose sur la dualité d'E.T.A Hoffmann

Le Double d'Hoffmann, Le Chat Murr,

(Roman, traduction française de M. Laval, Paris, Phébus libretto , 1988, pp. 206-208.)

 

                    

                            " Kreisler, soudain tiré de sa rêverie, aperçut dans l’onde sa propre silhouette. Il eut alors l’impression que c’était Ettlinger, le peintre dément, qui le regardait du fond des eaux.

                           - Héhé, lui cria-t-il, est-ce toi, ô double bien-aimé, vaillant compagnon ?... Dis-moi, mon cher garçon, tu n’as pas trop mauvais air pour un peintre qui avait quelque peu perdu la raison et voulait, dans son orgueil extravagant, utiliser le sang princier en guise de vernis. Je finis par croire, mon bon Ettlinger, que tu as berné d’illustres familles en te faisant passer pour fou ! Plus je te regarde, plus je remarque chez toi des manières fort distinguées ; et si c’est ce que tu désires, je certifierai à la Duchesse Marie qu’en ce qui concerne ta situation, ou plutôt ta position dans l’empire des eaux, tu es un homme de haut rang et qu’elle peut t’aimer sans plus de façons. Mais si tu veux, compagnon, que la Duchesse ressemble encore à ton tableau, il te faudra imiter ce prince dilettante qui pour aboutir à la ressemblance du tableau avec le modèle, n’hésitait pas à retoucher de son habile pinceau… le modèle.

                            Enfin ! Puisqu’on t’a si injustement envoyé aux Enfers, je t’apporte aujourd’hui toutes sortes de nouvelles. Sache-le donc, hôte vénérable des asiles d’aliénés : la blessure que tu as faite à la belle princesse Hedwiga, la malheureuse enfant, n’est pas encore bien guérie ; la douleur lui fait encore accomplir mille bouffonneries […]

                         … Mais as-tu fini de copier ainsi tous mes gestes, peintre, quand je te parle sérieusement ? … Encore ? … Si je ne craignais pas d’attraper un rhume en allant jusqu’à toi par l’eau, tu verrais la correction que je t’infligerais. Que le diable t’emporte, mime de malheur !

 

                             Et le maître de chapelle Kreisler s’enfuit en courant..

                             La nuit était maintenant tout à fait là ; des éclairs se mirent à sillonner les sombres nuées, le tonnerre gronda, et finalement la pluie tomba en larges gouttes. Une vive lumière brillait dans la hutte de pêcheurs ; Kreisler se hâta vers elle.

                             Non loin de la porte, en pleine lumière, Kreisler aperçut sa propre image, son double, qui marchait à ses côtés. Saisi d’une profonde horreur, il fit irruption dans la cabane, avant d’aller, pâle comme un mort et hors d’haleine, s’effondrer dans un siège.

                              Maître Abraham, assis à une petite table qu’une lampe astrale inondait de lumière, était plongé dans un in-folio ; il sursauta, s’avança vers Kreisler et s’écria :

                            - Pour l’amour du ciel, qu’avez-vous, Johannès ? D’où venez-vous si tardivement ? Et que vous est-il donc arrivé de si terrifiant?

                              Kreisler, qui s’était ressaisi à grand-peine, articula d’une voix sourde :

                             - Il n’y a rien à faire, nous sommes deux… je veux dire moi et mon double, qui a surgi du lac et m’a suivi jusqu’ici… Ayez pitié, Maître, prenez votre canne-épée, et abattez ce coquin… Il est fou, croyez m’en, et peut nous perdre, vous et moi. Dehors, le mauvais temps, c’est lui avec ses conjurations… Les esprits s’agitent dans les airs, et leur chœur déchire les entrailles des hommes ! … Maître… Maître, usez de votre magie… faites venir le cygne et qu’il chante ! Mon chant à moi s’est éteint, car mon autre Moi a posé sur mon cœur sa main blanche et glacée comme la mort ; quand le cygne chantera, il sera forcé de la retirer, il sera forcé de retourner au fond du lac "

 

 

 

XI)

 

"Connais-moi"... de Marie Noël (1883-1967)

(Recueil " Les Chansons et les Heures" 1908)

 


Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi!

 Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire :

 La poussière sans nom que ton pied foule à terre

Et l'étoile sans nom qui peut guider ta foi.

 

Je suis et ne suis pas telle qu'en apparence :

 Calme comme un grand lac où reposent les cieux,

 Si calme qu'en plongeant tout au fond de mes yeux,

 Tu te verras en leur fidèle transparence...

 

Si calme, ô voyageur... Et si folle pourtant!

Flamme errante, fétu, petite feuille morte

Qui court, danse, tournoie et que la vie emporte

Je ne sais où mêlée aux vains chemins du vent.

 

Sauvage, repliée en ma blancheur craintive

Comme un cygne qui sort d'une île sur les eaux,

 Un jour, et lentement à travers les roseaux

S'éloigne sans jamais approcher de la rive...

 

  -Si doucement hardie, ô voyageur, pourtant!

Un confiant moineau qui vient se laisser prendre

Et dont tu sens, les doigts serrés pour mieux l'entendre,

Tout entier dans ta main le cœur chaud et battant. -

 

Forte comme en plein jour une armée en bataille

Qui lutte, saigne, râle et demeure debout ;

 Qui triomphe de tout, risque tout, souffre tout,

 Silencieuse et haute ainsi qu'une muraille...

 

Faible comme un enfant parti pour l'inconnu

Qui s'avance à tâtons de blessure en blessure

Et qui parfois a tant besoin qu'on le rassure

Et qu'on lui donne un peu la main, le soir venu...

 

Ardente comme un vol d'alouette qui vibre

Dans le creux de la terre et qui monte au réveil,

 Qui monte, monte, éperdument, jusqu'au soleil,

 Bondissant, enflammé, téméraire, fou, libre!...

 

Et plus frileuse, plus, qu'un orphelin l'hiver

Qui tout autour des foyers clos s'attarde, rôde

Et désespérément cherche une place chaude

Pour s'y blottir longtemps sans bouger, sans voir clair...

 

 Chèvre, tête indomptée, ô passant, si rétive

Que nul n'osera mettre un collier à son cou,

 Que nul ne fermera sur elle son verrou,

 Que nul hormis la mort ne la fera captive...

 

Et qui se donnera tout entière pour rien,

 Pour l'amour de servir l'amour qui la dédaigne,

 D'avoir un pauvre cœur qui mendie et qui craigne

Et de suivre partout son maître comme un chien...

 

Connais-moi! Connais-moi! Ce que j'ai dit, le suis-je?

 Ce que j'ai dit est faux - Et pourtant c'était vrai! –

L'air que j'ai dans le cœur est-il triste ou bien gai ?

 Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?... Le puis-je ?...

 

Quand ma mère vanterait

A toi son voisin, son hôte,

 Mes cent vertus à voix haute

Sans vergogne, sans arrêt;

Quand mon vieux curé qui baisse

Te raconterait tout bas

Ce que j'ai dit à confesse...

Tu ne me connaîtras pas.

 

 Ô passant, quand tu verrais

Tous mes pleurs et tout mon rire,

 Quand j'oserais tout te dire

Et quand tu m'écouterais,

 Quand tu suivrais à mesure

Tous mes gestes, tous mes pas,

 Par le trou de la serrure...

 Tu ne me connaîtras pas!

 

Et quand passera mon âme

Devant ton âme un moment

Éclairée à la grand-flamme

Du suprême jugement,

 Et quand Dieu comme un poème

La lira toute aux élus,

 Tu ne sauras pas lors même

Ce qu'en ce monde je fus...

................................................................................


 Tu le sauras si rien qu'un seul instant tu m'aimes !

 

 

 

 

XII)

 

"Deux êtres Luttent" d'Anna de Noailles (1876-1933)

(Recueil "Les Forces éternelles," 1920)

 


Deux êtres luttent dans mon cœur,

C'est la bacchante avec la nonne,

 L'une est simplement toute bonne,

 L'autre, ivre de vie et de pleurs.

 La sage nonne est calme, et presque

Heureuse par ingénuité.

 Nul n'a mieux respiré l'été ;

 Mais la bacchante est romanesque,

 Romanesque, avide, les yeux

Emplis d'un sanguinaire orage.

 Son clair ouragan se propage

Comme un désir contagieux !

 La nonne est robuste, et dépense

Son âme d'un air vif et gai.

 La païenne, au corps fatigué,

 Joint la faiblesse à la puissance.

 Cette Ménade des forêts,

 Pleine de regrets et d'envies,

 A failli mourir de la vie,

 Mais elle recommencerait !

 

  La nonne souffre et rit quand même :

 C'est une Grecque au cœur soumis.

 La dyonisienne gémit

Comme un violon de Bohême !

 Pourtant chaque soir dans mon cœur,

 Cette sage et cette furie

Se rapprochent comme deux sœurs

Qui foulent la même prairie.

 Toute deux lèvent vers les cieux

Leur noble regard qui contemple.

 L'étonnement silencieux

De leurs deux âmes fuse ensemble ;

 Leurs front graves sont réunis ;

 La même angoisse les visite :

 Toutes les deux ont, sans limite,

 La tristesse de l'infini !...

 

 


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"Le Printemps" de Louis Janmot, Suite du "Poème de l'âme"



XIII)

Hymne à la Beauté de Charles Baudelaire

("Spleen et Idéal", "Les Fleurs du Mal")

 

 

Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,

Ô Beauté ? ton regard infernal et divin,

Verse confusément le bienfait et le crime,

 Et l'on peut pour cela te comparer au vin.

 

Tu contiens dans ton œil le couchant et l'aurore ;

 Tu répands des parfums comme un soir orageux ;

 Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore

Qui font le héros lâche et l'enfant courageux.

 

Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?

 Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien ;

 Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,

 Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.

 

 Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ;

 De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,

 Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,

 Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.

 

L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,

 Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !

 L'amoureux pantelant incliné sur sa belle

A l'air d'un moribond caressant son tombeau.

 

Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,

 Ô Beauté, monstre énorme, effrayant, ingénu !

 Si ton œil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte

D'un Infini que j'aime et n'ai jamais connu ?

 

 De Satan ou de Dieu, qu'importe ? Ange ou Sirène,

 Qu'importe, si tu rends, - fée aux yeux de velours,

 Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! –

L'univers moins hideux et les instants moins lourds.

 

 


XIV)

Deux Paysages

Paysage En Deux Couleurs Sur Fond Du Ciel

De Saint - Denys Garneau (1912 - 1943)

(Recueil Regards Et Jeux Dans L'Espace, poèmes 1937) 

 


La vie la mort sur deux collines 

Deux collines quatre versants 

Les fleurs sauvages sur deux versants 

L’ombre sauvage sur deux versants. 

 

Le soleil debout dans le sud 

Met son bonheur sur les deux cimes 

L’épand sur faces des deux pentes 

Et jusqu’à l’eau de la vallée 

 (Regarde tout et ne voit rien) 

 

 Dans la vallée le ciel de l’eau 

Au ciel de l’eau les nénuphars 

Les longues tiges vont au profond 

Et le soleil les suit du doigt 

 (Les suit du doigt et ne sent rien) 

 

Sur l’eau bercée de nénuphars 

Sur l’eau piquée de nénuphars 

Sur l’eau percée de nénuphars 

Et tenue de cent mille tiges 

Porte le pied des deux collines 

Un pied fleuri de fleurs sauvages 

Un pied rongé d’ombre sauvage. 

 

Et pour qui vogue en plein milieu 

Pour le poisson qui saute au milieu 

 (Voit une mouche tout au plus) 

Tendant les pentes vers le fond 

Plonge le front des deux collines 

Un de fleurs fraîches dans la lumière 

Vingt ans de fleurs sur fond de ciel 

Un sans couleur ni de visage 

Et sans comprendre et sans soleil 

 

Mais tout mangé d’ombre sauvage 

Tout composé d’absence noire 

Un trou d’oubli — ciel calme autour. 

 

 

XV)

"Accompagnement "de Saint - Denys Garneau

 


Je marche à côté d’une joie

D’une joie qui n’est pas à moi

D’une joie à moi que je ne puis pas prendre

 

Je marche à côté de moi en joie 

J’entends mon pas en joie qui marche à côté de moi

Mais je ne puis changer de place sur le trottoir

Je ne puis pas mettre mes pieds dans ces pas-là

et dire voilà c’est moi 

 

Je me contente pour le moment de cette compagnie 

Mais je machine en secret des échanges 

Par toutes sortes d’opérations, des alchimies, 

 Par des transfusions de sang 

Des déménagements d’atomes 

par des jeux d’équilibre 

 

Afin qu’un jour, transposé, 

 Je sois porté par la danse de ces pas de joie 

Avec le bruit décroissant de mon pas à côté de moi 

Avec la perte de mon pas perdu 

s’étiolant à ma gauche 

Sous les pieds d’un étranger 

qui prend une rue transversale. 

 


XV)


  " L'Autre" d'Andrée Chedid (1920-2011)

(Poème inédit commandé par le Printemps des Poètes 2008)

 

 

"Je est un autre."

Arthur R.

 


À force de m’écrire
Je me découvre un peu
Je recherche l’Autre


J’aperçois au loin
La femme que j’ai été
Je discerne ses gestes
Je glisse sur ses défauts
Je pénètre à l’intérieur
D’une conscience évanouie
J’explore son regard
Comme ses nuits


Je dépiste et dénude un ciel
Sans réponse et sans voix
Je parcours d’autres domaines
J’invente mon langage
Et m’évade en Poésie


Retombée sur ma Terre
J’y répète à voix basse
Inventions et souvenirs


À force de m’écrire
Je me découvre un peu
Et je retrouve l’Autre.

 


XVI)

"Le Mal de Vivre" de Barbara (1930-1997)

 


Ça ne prévient pas quand ça arrive

Ça vient de loin

Ça c’est promené de rive en rive

La gueule en coin

Et puis un matin, au réveil

C’est presque rien

Mais c’est là, ça vous ensommeille

Au creux des reins

 

Le mal de vivre

Le mal de vivre

Qu’il faut bien vivre

Vaille que vivre

 

On peut le mettre en bandoulière

Ou comme un bijou à la main

Comme une fleur en boutonnière

Ou juste à la pointe du sein

C’est pas forcément la misère

C’est pas Valmy, c’est pas Verdun

Mais c’est des larmes aux paupières

Au jour qui meurt, au jour qui vient

 

Le mal de vivre

Le mal de vivre

Qu’il faut bien vivre

Vaille que vivre

 

Qu’on soit de Rome ou d’Amérique

Qu’on soit de Londres ou de Pékin

Qu’on soit d’Egypte ou bien d’Afrique

Ou de la porte Saint-Martin

On fait tous la même prière

On fait tous le même chemin

Qu’il est long lorsqu’il faut le faire

Avec son mal au creux des reins

 

Ils ont beau vouloir nous comprendre

Ceux qui nous viennent les mains nues

Nous ne voulons plus les entendre

On ne peut pas, on n’en peut plus

Et tous seuls dans le silence

D’une nuit qui n’en finit plus

Voilà que soudain on y pense

À ceux qui n’en sont pas revenus

 

Du mal de vivre

Leur mal de vivre

Qu’ils devaient vivre

Vaille que vivre

 

Et sans prévenir, ça arrive

Ça vient de loin

Ça c’est promené de rive en rive

Le rire en coin

Et puis un matin, au réveil

C’est presque rien

Mais c’est là, ça vous émerveille

Au creux des reins

 

La joie de vivre

La joie de vivre

Oh, viens la vivre

Ta joie de vivre

 


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"Rayons de soleil" de Louis Janmot, Suite du "Poème de l'âme", tableau n° 13


Valériane d'Alizée,

le 25 Avril 2012

 

 

"Thème et variations" autour des figures gémellaires

d'Eusébius et Florestan dédiés

à un ami des arts, Jean-Philippe Chabannaud,

en souvenance "d'Offrandes musicales" rares, jadis partagées,

de notre rencontre insolite "des Bucoliques du Pays de Racan",

 autour des suites pour violoncelle seul de J.S. Bach…

 



[1] : Emprunt au titre de l'œuvre légendaire de Jean Cocteau…

[2] : Dieu ambivalent à deux faces adossées, d'origine indo-européenne, de premier rang dans la hiérarchie romaine (diuum deus) de la mythologie, il a le privilège d'être invoqué avant toutes les autres divinités, Janus est l'un des plus anciens fondateurs de Rome. D'abord dieu des dieux, créateur débonnaire, il devint le dieu des portes, des transitions et des passages, marquant l'évolution du passé à l'avenir, d'un état à l'autre, d'une vision à l'autre. Il préside aux commencements : le premier mois de l'année lui est consacré (janvier, Janus, januarius : la porte de l'année) ainsi que le premier jour du mois. Il intervient au début de chaque entreprise, tandis que les vestales président à leur achèvement. Il dirige toute naissance, celles des dieux, du cosmos, des hommes et de leurs actions.

[3] : Figures mythiques du compositeur romantique allemand Robert Schumann, ayant adopté ce duo littéraire, après l'avoir rebaptisé, adapté selon sa propre fantaisie, grâce à sa lecture du roman "Flegeljahre," de Jean-Paul Richter dit Jean-Paul , auteur de ces deux héros jumeau, le blond et timide Walt, le brun et insolent farceur Vult, mais aussi et par une sorte de palimpseste codé, doubles eux-mêmes de Florestan et Eusébius ... et pour ces deux personnages dans lesquels il aurait vu un décalque de sa personnalité duelle et qui auraient fortement influencé la naissance des dits Florestan et Eusébius...

 [4] : Allusion au couple de légende doué de mérites complémentaires, les Dioscures ("jeunes de Zeus", rac. kouroi jeunes hommes, dios de Zeus) géniture de Léda  et Jupiter, frères de Clytemnestre et de la Belle Hélène…apparaissant comme les sauveurs des causes désespérées. Aussitôt, leur venue au monde, Mercure les enleva de leur génitrice pour les conduire à Pallène afin d'y être élevés, selon ses principes. Une amitié indissoluble devait se nouer entre eux. Ils accompagnèrent Jason en Colchide, et prirent grandement part à la conquête de la Toison d'Or. De retour sur le sol natal, ils enlevèrent leur sœur Hélène des bras  du ravisseur Thésée, en conquérant la cité d'Aphidna, et pacifiques, épargnèrent les habitants, hormis Éthra, mère de ce héros, qu'ils firent leur captive. Toutefois ils devaient chuter par amour, tombant dans une faute analogue à celle reprochée à Thésée. Sous l'emprise des attraits incomparables de Phœbé et Ilaïre promises à Lyncée et à Idas, les frères jumeaux se fédérèrent afin de les ravir. Les prétendants légitimes poursuivirent les assaillants jusqu'au mont Taygète. Il s'ensuivit une lutte opiniâtre où Castor fut tué par Lyncée, lequel à son tour tomba sous les coups de Pollux, blessé lui-même par Idas. Pollux, éperdu de chagrin devant la disparition de son frère, supplia Jupin de lui accorder l'immortalité. Ce vœu ne pouvant être entièrement exaucé, la dite immortalité fut partagée entre eux, de sorte qu'ils vivaient et mouraient alternativement, chacun d'eux passant à tour de rôle six mois aux Enfers, six mois au cœur de l'Olympe, ne se trouvant jamais ensemble en compagnie des dieux. Cette légende est fondée sur ce que les deux princes ayant, après leur mort, formé dans la voûte céleste le signe des Gémeaux, l'une des deux principales étoiles qui la composent se cache sous l'horizon, lorsque l'autre paraît.

[5]  : Formule de la poétesse Anna de Noailles tirée de son poème "Deux êtres Luttent" (Recueil "les Forces Éternelles, 1920) ; se reporter en fin du document afin d'en prendre connaissance…

[6] : Appellation métaphorique attribuée à Marie Noël par son biographe Raphaël Périé ; voir aussi "Connais-moi " de l'auteur …

[7]  : Odette-Odile, protagonistes féminins du célèbre ballet Le Lac des Cygnes, extrait d'une légende ancestrale allemande, revu et corrigé à la mode russe : incarnation d'une personnalité à double facettes, d'une composante pleine de contrastes, pôle positif, pôle négatif, d'un côté l'épure, la transparence, la candeur virginale, de l'autre, la tourmente, le désir irrépressible d'envoûtement d'une séduction  ténébreuse, maléfique de femme fatale… Pour poursuivre la recherche, quelques sites traitent de cette thématique, dont celui-ci : http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Lac_des_cygnes


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Commentaires

  • Quelle somme de trésors !

    Je suis débordée mais ne manquerait pas d'honorer ces merveilles gémellaires qui forcément m'interpellent comme vous savez, née le 3ème décan en juin.

    Déjà, c'est un choc amusant de me voir ainsi exposée nue, dans ce portrait bien familier et très fidèle, telle que je fus exactement dans ma première et deuxième jeunesse ! - "les Gémeaux" tableau de Johfra Bosschart

    La dualité ou multiplicité du gémeau-jumeau aura fait couler beaucoup d'encre fleurie !

    Merci Valériane de toute cette belle recherche.

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