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« Les bonnes », pièce en un acte et en prose de Jean Genet fut créée dans une mise en scène de Louis Jouvet à Paris au théâtre de l'Athénée en 1947, et publiée la même année (Ed. L’Arbalète)

Madame insulte sa bonne, puis la bonne se révolte contre «Madame» et manque l'étrangler... mais le réveil sonne. Les deux soeurs, Solange et Claire, Solange qui a joué Claire, et Claire qui a joué Madame, redeviennent deux soeurs, bonnes de Madame. Elles rangent la chambre et se disputent. Claire, qui a envoyé à la police des lettres anonymes afin de faire emprisonner Monsieur, l'amant de Madame, reproche à Solange de manquer de courage. Solange s'accuse de n'avoir pas tué Madame, lorsque Monsieur appelle pour informer qu'il est libéré et attendra Madame en ville. Les deux soeurs sont effondrées, s'apercevant que leur stratagème a été inefficace, et peut-être éventé. Claire se promet alors de tuer Madame. Lorsque Madame sonne, les deux soeurs s'entendent: il faudra que Claire mette dix comprimés de gardénal dans le tilleul. Madame, à son entrée, se désole devant Solange de l'incarcération de Monsieur. Claire entre, apportant le tilleul, mais Madame ne boit pas. Lorsque Claire et Solange annoncent que Monsieur est en liberté provisoire, Madame quitte la maison, sans avoir bu le tilleul. Claire redevient alors Madame et pousse Solange à la haine, qui se déchaîne progressivement. Claire demande grâce, mais Solange poursuit le jeu, s'entête dans le rôle de Madame, demande à Solange promue Claire, de lui verser le tilleul, qu'elle boit. Après quoi Solange aura à perpétuer toute seule, en prison, le souvenir de leurs deux existences.

Cette pièce, quoi qu'on en ait dit, n'a que peu à voir avec l'histoire des soeurs Papin, le meurtre sanglant de deux femmes par leurs servantes, que Lacan analysa comme l'accomplissement de facto d'un délire paranoïaque. Comme dit Genet dans «Comment jouer les Bonnes», il s'agit d'un «conte»: «Il faut à la fois y croire et refuser d'y croire»; c'est-à-dire que, comme dans toutes les pièces de Genet, il demeure problématique de démêler ce qui tient d'une intrigue complexe de ce qui ressortit à la sphère d'une représentation distanciée et consciente d'elle-même. Cabale contre Madame, projet d'assassinat, puis suicide compensatoire de l'échec du meurtre: les Bonnes s'envisagent comme un rituel où le poison peut n'être que du faux et le meurtre au «tillol», un avatar d'une représentation toujours reconduite du meurtre de Madame-Claire par Solange.

Huis clos à deux interrompu par l'apparition centrale de Madame, les Bonnes ont pour moteur la fascination-répulsion: d'une part les bonnes haïssent Madame et ne rêvent que de la détruire en faisant enfermer son amant; d'autre part, elles l'idolâtrent: Madame est pour les deux bonnes comme un totem devant lequel elles se prosternent ou qu'elles souillent. Il y a dans cette pièce, des traces, des réminiscences de la cruauté telle que l'a définie Artaud, les bonnes exerçant le sadisme comme l'instrument d'une nécessité qui les dépasse.

Donc le sadique n'est pas libre: une dialectique infernale gouverne le rapport intersubjectif des deux bonnes, qui, liguées contre Madame, ne parviennent jamais à se pardonner l'une à l'autre l'abjection où elles se trouvent. Lorsque, après la sonnerie du réveil, des moments d'attendrissement entre les soeurs succèdent à la violence rituelle contre Madame, on voit réapparaître entre elles deux l'antagonisme qui est le décalque de celui qu'elles entretiennent avec Madame.

Ainsi les personnages principaux sont-ils enfermés dans des mécanismes qui se traduisent jusque dans leurs déplacements à la surface de la scène. Selon la consigne de Genet lui-même, «les metteurs en scène doivent s'appliquer à mettre au point une déambulation qui se sera pas laissée au hasard: les bonnes et Madame se rendent d'un point à un autre de la scène, en dessinant une géométrie qui ait un sens».

D'où l'idée que le sadisme des Bonnes n'est au fond que l'expression de la théâtralité elle-même: la pièce annonce la dramaturgie radicale qui régit les macrocosmes du Balcon et des Nègres. Ainsi la structure de la pièce offre l'image d'un rituel impuissant à neutraliser le réel, et qui, en fin de compte, se retire en lui-même. Dans la première partie du conte, les bonnes jouent à Madame et sa bonne; dans la deuxième, Madame arrive et perturbe l'organisation rituelle des deux soeurs: c'est l'extérieur qui s'engouffre dans la pièce (encore Genet est-il tenté de déréaliser cette entrée finalement si théâtrale puisqu'il précise dans une note: «Je suggère que les metteurs en scène éventuels remplacent les expressions trop précises... par d'autres plus ambiguës»); dans la troisième, Madame repart et laisse les bonnes à leur échec, sublimé en suicide. Madame n'est pas l'Irma du Balcon: elle est une vraie Madame qui «ne sait pas jusqu'à quel point elle est bête, à quel point elle joue un rôle», tandis que les deux soeurs sont de part en part conscientes qu'elles sont les actrices et les metteurs en scène de leur situation: «Tu ne voudrais pas qu'on... qu'on s'organise dans le noir», confie à Solange Claire, qui semble réticente à nommer ce qu'il nous faut bien appeler jeu.

«Solange, tu me garderas en toi»: telle est l'une des dernières phrases des Bonnes dont l'intrigue évolue vers davantage d'enfermement et d'autarcie. La victime adorée et haïe -Madame- ayant disparu, reste aux bourreaux en jupons à se répartir la tâche, l'un restant bourreau, l'autre se muant en victime, pour accomplir l'acte meurtrier et résoudre concurremment la cérémonie théâtrale.

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