De ce sixième tome des Oeuvres complètes de Jean Genet - judicieusement intitulé l'Ennemi déclaré (Gallimard 1991)- on ne dira pas qu'il les résume et les remplace toutes. Mais qu'il les éclaire et les justifie. Car il nous fait découvrir, en profondeur, la véritable personnalité de l'auteur de cette oeuvre immense et insolite.
Jean Genet n'est ni un saint, ni un comédien, ni un martyr, comme le suggérait Jean-Paul Sartre. Il se révèle un écrivain de première importance, profondément engagé dans l'aventure politique de son temps, et qui sait jouer de la force magique de ses dons de poète pour nous faire partager ses positions et ses émotions, ses engagements et ses refus, ses options indéfectibles et ses haines implacables.
Recherchées, retrouvées, réunies, commentées, annotées et expliquées par Albert Dichy, avec une patience et une ferveur exceptionnelles, ces pages éparses ont été écrites au fil des ans de 1964 à 1985. Et quand on sait que les quatre-vingts premières pages de Notre-Dame des Fleurs ont été griffonnées au crayon et en prison, sur des sacs en papier!... Il y a longtemps, à l'époque, que Jean Genet ne s'intéresse plus à la littérature, encore moins au théâtre. Même les six cents pages touffues que lui a consacrées Jean-Paul Sartre l'ennuient profondément! Il se sait atteint d'un cancer incurable et, tel saint Augustin, qu'il cite volontiers, il emploie son temps, sans la moindre tristesse, à attendre la mort, dans les petits hôtels de Paris ou de Tanger, ou dans la campagne anglaise, ou encore sous les arbres d'Agloun, en Jordanie...
A travers les textes de Jean Genet, on peut suivre son itinéraire géographique et surtout politique, marqué, me semble-t-il, par trois étapes déterminantes. Sa découverte de l'Amérique d'abord. Mais Jean Genet n'est pas Christophe Colomb! L'Amérique, pour lui, ce sont ses frères noirs opprimés, exploités, révoltés, et particulièrement les Black Panthers, et particulièrement George Jackson et Angela Davis. Ce sont aussi ses frères hippies, à qui il enverra son explosif et admirable Salut aux cent mille étoiles.
C'est par eux, et avec eux, qu'il militera contre la guerre du Vietnam et pour ses frères massacrés, terrorisés, torturés du "Vietcong" (il ne dit jamais Vietnam), mais qui sortiront finalement vainqueurs du "bourbier d'enfer", face à une Amérique humiliée, déshonorée et à jamais désunie.
Enfin, et surtout, pendant les dernières années de sa vie, Jean Genet aura découvert et soutenu ses frères palestiniens, les jeunes et héroïques feddayins des camps de réfugiés jordaniens. Ce sont des circonstances hasardeuses qui lui ont permis de pénétrer, quasiment seul et unique Européen, le 17 septembre 1982, dans le camp de Chatila quelques heures après le massacre. Les bulldozers de l'armée libanaise sont en train de creuser les fosses communes, mais les cadavres n'y ont point encore été charriés. Pendant quatre heures, Jean Genet aura l'exceptionnelle liberté de les enjamber dans les maisons effondrées et les inextricables ruelles de la bourgade martyrisée. Il devra même contourner une jambe artificielle arrachée à son corps; il pourra ramasser des phalanges et des doigts coupés à la cisaille. Tous les cadavres - il dit bien: "tous" - ont été torturés. Il flaire et détecte la "fête barbare" qui s'est déroulée là, dans la rage, dans l'ivresse, sous les chants et les rites, sous les plaintes et les hurlements, dans l'odeur de la poudre, du sang et de la charogne.
Le texte que Jean Genet écrira alors: Quatre heures à Chatila, est un terrible et magnifique reportage, étayé avec la précision et la rigueur d'un acte d'accusation. A lui seul il donnerait son poids et son prix à l'Ennemi déclaré. "A Chatila, beaucoup de mes frères sont morts, et mon affection pour leurs cadavres pourrissants était grande... Noircis, gonflés, pourris par le soleil et la mort, ils restaient des feddayins."
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