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Guy Goffette est un poète et écrivain belge né le 18 avril 1947 à Jamoigne (Gaume). Il vit et travaille à Paris.

 

Poète avant tout, même lorsqu'il écrit en prose, Guy Goffette a été tour à tour enseignant, libraire, éditeur des cahiers de poésie Triangle et de L'Apprentypographe. Il a parcouru nombre de pays d'Europe avant de poser ses valises à Paris.

 

Il est lecteur chez Gallimard, où sont édités la plupart de ses ouvrages. Entre autres travaux de préfaces, il est l'auteur de l'introduction aux œuvres complètes du poète Lucien Becker.

 

 

matisse The Goldfish 1912

         Henri Matisse

 

 

Dimanche des Poissons

 

Et puis un jour vient encore, un autre jour,

allonger la corde des jours perdus

à reculer sans cesse devant la montagne

des livres, des lettres ; un jour

 

propre et net, ouvert comme un lit, un quai

à l'heure des adieux - et le mouchoir qu'on tire

est le même qu'hier, où les larmes ont séché

- un lit de pierres, et c'est là où nous sommes,

 

occupés à nous taire longuement,

à contempler par coeur la mer au plafond

comme les poissons rouges du bocal,

avec une fois de plus, une fois encore

 

tout un dimanche autour du cou.

 

Guy Goffette (Le Pêcheur d'eau)

 

 

Comment le poète exprime-t-il la mélancolie du temps perdu et le désir d'ailleurs ?

 


I. La mélancolie du temps perdu

Le poète renouvelle un lieu commun, celui de la fuite du temps. Le champ lexical du temps court en effet tout au long du poème, composé d'une seule et unique phrase, formant une isotopie : "un jour", "un autre jour", "allonger", "jours perdus", "un jour", "à l'heure des adieux", "hier", "longuement", "une fois de plus", "une fois encore", "tout un dimanche". Le temps est ressenti et présenté par le poète sous l'aspect de la répétition, de l'éternel retour (le roue du temps), de la "mécanique des jours", du "mauvais infini" (Hegel).
 
Le poème présente un phénomène remarquable : les rejets les contre-rejets, l'enjambement de la phrase d'une strophe sur l'autre...) "miment", non pas le "flux héraclitéen" du temps qu'Apollinaire donne à ressentir dans Le Pont Mirabeau, mais plutôt le déferlement successif des vagues sur le rivage. Le sens se récupère au fur et à mesure, si bien que l'on ne saurait parler "d'hermétisme", mais d'une énigme provisoire, à chaque fois résolue dans un mouvement de "dislocation avant". 
 
La contradiction entre l'emprisonnement et l'ailleurs sur laquelle le poème est fondé se traduit par l'opposition entre la syntaxe et le lexique, les mots se faisant écho (corde/livre/lettre/mouchoir/larmes/montagne/mer/plafond/bocal) et échappant "verticalement", dans l'axe paradigmatique à la clôture "inexorable" et à la temporalité irréversible de l'axe syntagmatique, au sein de deux champs lexicaux antagonistes qui ne s'annulent pas mais se répondent : celui de l'enfermement (corde, reculer, montagne, lit de pierre, plafond, bocal, autour) et celui de l'ouverture (livre, lettre, quai, se taire, contempler, mer/ciel).
 
 
Note : Guy Goffette renouvelle un genre traditionnel, le sonnet, composé de 14 vers et de quatre strophes (4-4-3-3). Le poème comporte trois trophes de quatre vers et une strophe finale qui ne comporte qu'un seul vers (4-4-4-1), ce qui met la clausule particulièrement en relief. Goffette joue de toutes les possibiltés de la prosodie traditionnelle (alternance de vers longs et de vers plus courts, alexandrins, rimes (jour/jour), enjambements, rejets et contre-rejets, figures...)


Le poème donne à sentir et à entendre la mélancolie du temps perdu. Il commence par la locution conjonctive "et puis", comme s'il constituait la suite d'un poème plus vaste dont le début se serait perdu - un poème qui se répéterait à l'infini, en se refermant sur lui même, à l'image du temps. 


"Allonger la corde des jours perdus" : le poète emploi un mot à connotation dysphorique ("corde") qui évoque le suicide par pendaison, idée que l'on retrouve dans le vers final : "tout un dimanche autour du cou". La corde forme un nœud coulant, les poissons tournent en rond dans leur bocal, l'homme tourne en rond dans une vie trop étroite, le temps s'enroule sur lui-même, tout recommence toujours...


L'infinitif "allonger" insiste sur le caractère interminable de la durée. le poète a le sentiment d'avoir perdu son temps ("jours perdus"), de ne pas avoir fait ce qu'il aurait dû faire, de ne pas s'être voué à l'essentiel : écrire des lettres, lire des livres, parce qu'il s'en est fait une "montagne". Peut-être regrette-t-il, comme le dit Jacques Prévert, d'avoir "perdu sa vie à essayer de la gagner". "Les jours perdus" ne sont pas les jours où nous n'avons rien fait, mais ceux où nous avons fait tout autre chose que ce que nous aurions dû faire.


Les derniers mots de la première strophe ("un jour") appartient, du point de vue syntaxique, à la seconde strophe. Le procédé (contre-rejet), pendant versifié d'hyperbate, ainsi que la construction en hyperbate de la totalité de ce poème formé d'une seule et unique phrase donne le sentiment d'un étirement de la durée, d'un brouillage (renforcé par l'alternance de verbes à l'infinitif, du passé composé et du présent de vérité générale), d'une dislocation du sens, à l'image de la vie.
 
 
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Giorgio de Chirico

Le philosophe Henri Bergson a montré dans La Pensée et le Mouvant la différence entre le temps social spatialisé, objectif, le temps neutre des horloges et de la science et la durée vécue, subjective, riche de toutes les nuances de la vie intérieure (le souvenir, la mémoire, le regret, l'espoir...) La durée est vécue dans ce poème sous deux formes celle de l'ennui et celle de la tristesse. "S'ennuyer, c'est être sensible au temps pur." : quand nous faisons l'expérience de l'ennui, nous avons le sentiment que le temps "ne passe pas", une minute au cadran de l'horloge nous semble interminable.  
 
 
 
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Salvador Dali, Persistance de la Mémoire  
 
 
Mais l'ennui n'est pas présenté comme une expérience entièrement négative, une souffrance intolérable et stérile à laquelle il s'agirait d'échapper en nous "occupant". Dans l'ennui nous faisons l'expérience du "manque" que nous cherchons sans cesse à combler en nous occupant ou en nous divertissant. Le poète relie l'expérience de l'ennui au dimanche, le jour de la semaine où nous nous reposons du travail et des "occupations" de la semaine.


Nous pouvons, bien entendu nous "occuper" aussi le dimanche pour échapper à l'ennui et nous pouvons également nous livrer à la contemplation comme le font les amants dans ce poème, mais il nous faut endurer le manque, laisser s'exprimer le désir fondamental, comprendre que nous "tournons en rond", contrairement aux poissons rouges qui (espérons-le) ne s'en rendent pas compte.


La deuxième strophe du poème introduit les thèmes de l'amour et de la séparation d'avec l'être aimé. Le jour "ouvert comme un lit" représente le temps d'aimer, "un mouchoir qu'on tire", celui de la séparation ; ce mouchoir est "le même qu'hier" : on retrouve ici le thème du temps, de la répétition, de l'éternel retour du même, de la "mécanique des jours", mais cette fois sous l'aspect de la tristesse et de la séparation ("un quai à l'heure des adieu"). Si les larmes ont séché dans le mouchoir que l'on a agité pour se dire adieu, c'est qu'elles ont déjà coulé et qu'elles couleront encore. "Et le mouchoir qu'on tire" : l'emploi de l'indéfini "on" souligne le caractère universel de cette expérience.


II/ Le désir d'ailleurs

Face à cette mélancolie, le poème exprime un profond désir d'ailleurs.


"Un lit de pierres et c'est là où nous sommes" : le vers évoque l'image d'un gisant. Le poète associe, comme Charles Baudelaire dans L'Invitation au voyage et La mort des amants trois notions : l'amour, la mort et l'ailleurs ("Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères/Des divans profonds comme des tombeaux/Et d'étranges fleurs sur des étagères/Écloses pour nous sous des cieux plus beaux").
 
Cependant le pronom "nous" désigne tout aussi bien chacun d'entre nous. Tous les êtres vivants vivent "dans l'horizon de la mort", mais seul l'homme en a conscience ("il y a un "trou dans l'Etre" dit J.P. Sartre), encore qu'il puisse vivre, en "s'occupant", comme si la mort n'existait pas. "Un lit de pierres et c'est là où nous sommes" : que nous vivions seuls où que nous dormions avec quelqu'un, le poète suggère l'idée de solitude et d'incommunicabilité... "occupés à nous taire longuement" : on vit seul et on meurt seul.


Le poète nous invite donc à regarder la mort en face comme une réalité qui nous concerne et non comme un événement impersonnel, comme il nous invite à faire l'expérience des limites de la raison raisonnante pour entrer en résonance ("contempler par cœur la mer au plafond").


Les amants sont "occupés à se taire". L'expression est paradoxale (oxymore) : nous sommes occupés à travailler, à bavarder, à échanger des informations, et non à nous taire. La contemplation ("à contempler par cœur la mer au plafond") est le contraire de l'occupation. Contempler, c'est renoncer à connaître le monde par l'intellect, à le transformer par le travail et la technique. Contempler, c'est tourner son regard vers la beauté ; "à contempler par cœur" : on contemple avec l'intelligence du cœur, l'organe de l'amour. La contemplation exclut le bavardage car si nous voulons laisser le monde nous parler, il faut nous taire ("occupés à nous taire longuement, à contempler par cœur la mer au plafond")


"à contempler la mer au plafond" : cette image surréaliste - elle ne l'est en réalité pas tout à fait et reste symboliste dans la mesure où les amants sont comparés à des poissons ("comme les poissons rouges du bocal") - évoque l'univers étrange d'un compatriote de Guy Goffette, le peintre Magritte, où tout est possible : des hommes en chapeau melon qui se promènent dans le ciel, une locomotive qui sort d'une cheminée...
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 René Magritte, La Victoire
Le poème est parcouru pas une géographie symbolique qui se déploie à partir du lieu où se tient le poète ("un lit de pierres et c'est là où nous sommes"), symbole d'enfermement : la montagne devant laquelle il recule, qui symbolise la lassitude et l'obstacle, la terre ("un quai à l'heure des adieux"), symbole de tristesse et de séparation, le ciel, la mer ("la mer au plafond") qui évoquent l'immensité, l'ouverture et le désir d'ailleurs. 


Prisonniers du temps et de l'espace, comme des poissons rouges dans un bocal, les deux amants rêvent d'immensité et d'évasion. ils rêvent de nager dans l'infini, plutôt que de se heurter sans cesse, comme les poissons, aux parois d'une prison de verre dans laquelle il tournent en rond. L'imagination nous procure "l'oxygène de la possibilité" (S. Kierkegaard).


La dernière strophe est composée d'un seul vers : "tout un dimanche autour du cou", qui en constitue la "pointe", ainsi que la clausule. Il a été préparé dès le second vers du poème ("allonger la corde des jours perdus").
 
 
Le poète renouvelle la forme du sonnet et rend sensible la mélancolie du temps perdu, l'ennui de l'éternel retour du même et le désir d'ailleurs par des procédés syntaxiques (phrase unique, enjambements, expansions...) et par des mots qui se font écho au sein de champs lexicaux antagonistes et complémentaires : celui de l'enfermement, de la séparation, de la tristesse, et de la mort, d'une part, celui de l'immensité et de l'évasion d'autre part. Il nous invite à assumer la finitude de la condition humaine, à endurer le manque et l'ennui et à contempler le monde avec les yeux du coeur.
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