Le philosophe français, Emmanuel Lévinas, (1905-1995) né en Lituanie, fit ses études à l'université de Strasbourg à partir de 1923. Après avoir enseigné à l'université de Paris-Nanterre, il a été nommé en 1973 professeur à l'université de Paris-Sorbonne, où il enseigne jusqu'en 1984 ; il fut, en outre, directeur de l'École normale israélite orientale à Paris.
Sa méthode philosophique initiale fut la phénoménologie, qu'il récusa finalement au profit d'une perspective éthique originale, et une sorte d'empirisme au sens plein du terme : l'approfondissement de l'expérience fondamentale d'autrui. Son inspiration religieuse fut et demeure la Bible hébraïque et le Talmud, constamment renouvelés par la lecture exégétique. Par son exigence passionnée de rigueur et la densité de son style, Lévinas est un des maîtres les plus influents de ce temps.
Il fut l'un des tout premiers à introduire en France la pensée de Husserl et celle de Heidegger. Dès 1930, il avait traduit les Méditations cartésiennes et publié une thèse sur La Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl . Il reconnaît à la méthode phénoménologique (l'analyse des intentions, la compréhension par la mise en lumière) le mérite de maintenir l'irréductibilité des diverses expériences du réel et d'accorder une « dignité d'appréhension à des attitudes de l'esprit (ou du corps) qui ne passaient pas jusqu'alors pour découvrir de l'être », cela d'une manière étrangère à l'« archétype sujet-objet ». Il publia ensuite, en 1947, les essais groupés sous le titre De l'existence à l'existant et consacrés au problème du Bien et du Temps, et à la relation avec Autrui comme mouvement vers le Bien ; rédigés en captivité, ils invoquent la formule platonicienne qui place le Bien au-delà de l'Etre. En 1949, Lévinas fit paraître En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger . En fait, il rejette l'idée heideggérienne selon laquelle l'homme doit retrouver un sens de l'être qui aurait été obscurci dans l'histoire de la pensée. L'homme n'est pas « le gardien de l'être », il doit bien plutôt s'arracher à l'enracinement et aux « superstitions du lieu », transcender l'ontologie par la relation unique à l'autre personne.
Les thèses centrales du philosophe s'expriment dans l'ouvrage intitulé Totalité et Infini (La Haye, 1961). Y sont confrontées deux dimensions qui partagent toute l'histoire de la pensée ; du côté de la « totalité », la répétition du Même, le savoir théorique et l'objectivité, l'impérialisme de l'assimilation réductrice et violente au Même, l'ontologie, la guerre, les philosophies du système (Hegel, Marx) ; du côté de l'« Infini », la reconnaissance de l'Autre dans son altérité, l'eschatologie, la paix messianique, la transcendance. Dans la métaphysique traditionnelle, l'altérité radicale est méconnue et intégrée à une totalité. La véritable altérité ne peut être expérimentée que dans une relation au-delà de la totalité. La subjectivité de l'Autre est au-delà de la totalité et ouvre une dimension qui ne peut jamais être incorporée ni récapitulée à l'intérieur de la pensée : « Comme l'idée de l'infini déborde la pensée cartésienne, Autrui est hors de proportion avec le pouvoir et la liberté du Moi. » L'expérience fondamentale est celle qui est ressentie devant le visage d'Autrui comme exigence éthique : « Le visage d'Autrui met en question l'heureuse spontanéité du moi, cette joyeuse force qui va [...]. Autrui comme Autrui se révèle dans le Tu ne commettras pas de meurtre inscrit sur son visage. » Ces questions relevant de l'éthique sont reprises, retravaillées, dans Autrement qu'être ou Au-delà de l'essence (1974) et dans Entre nous. Essais sur le penser-à-l'autre (1991). L'interrogation porte sur la relation qu'entretiennent les penseurs tels que Martin Buber ou Franz Rosenzweig avec le sujet-objet dans Hors sujet (1987).
Il y a chez Lévinas une vigoureuse et essentielle polémique contre tout élément neutre et impersonnel qui anéantirait l'être humain, contre l'ivresse du sacré, contre le mythe, « élément impur de magie et de sorcellerie », contre le mysticisme, la guerre, les « bosquets sacrés » et l'« humanité-forêt », bref, contre les idoles, les totalitarismes de style hégélien, « l'État machiavélique et ses raisons d'État ». Cette polémique est en même temps un plaidoyer pour le pluralisme, la diversité, le respect de la différence et un réquisitoire contre l'hitlérisme, l'antisémitisme, l'intolérance évoqués dans Les Imprévus de l'histoire (1994). Ils s'expriment abondamment dans les essais sur le judaïsme groupés sous le titre Difficile Liberté (1963). Il ne s'agit ni de théologie ni de mystique. La référence religieuse, si constamment présente, n'est jamais, dans cette oeuvre, un point de départ ni une autorité, mais elle est toujours subordonnée soit, foncièrement, à l'éthique (« aimer la Torah plus que Dieu » ; rien n'est « supérieur à l'approche du prochain »), soit à l'intelligibilité rationnelle (l'explicitation « parle grec »). C'est ainsi que les textes religieux sont interrogés et interprétés, selon une perspective proche de l'herméneutique de P. Ricoeur, dans les Quatre Leçons talmudiques (1968), commentaires précieux et éclairants. L'interprétation des textes se poursuit dans Du sacré au saint (1977), L'Au-delà du verset (1982), A l'heure des nations (1988). L'Humanisme de l'autre homme (1973) reprend l'analyse du thème de la responsabilité au niveau de la pluralité des civilisations et de l'histoire.
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Ethique et infini (1982) sera présenté prochainement dans la série des "valeurs " (catégorie "éthique et spiritualités")