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Eloge de la dictée

Je voudrais parler d'un sujet très humble et qui ne fera jamais la "Une" des médias, la bonne vieille dictée dont les gens de ma génération ont un souvenir plus ou moins agréable, mais souvent ému, avec son rituel immuable, la première lecture (un texte en général choisi pour ses qualités littéraires), puis la deuxième, la "vraie" qu'il fallait transcrire en pleins et en déliés, en trempant la plume Sergent-Major dans l'encrier de porcelaine blanche, encastré dans le pupitre, (le nettoyage et le remplissage desdits encriers avec la bouteille à bec verseur constituant un autre rituel, mais ça n'est pas le sujet), et enfin la relecture.

 

Un exercice souvent délaissé, alors que remis au goût du jour et adapté aux difficultés actuelles des élèves, il pourrait avoir une valeur formatrice inappréciable.

 

Prenons un texte amusant, cet extrait des "Mots" de Jean-Paul Sartre, dans lequel le philosophe évoque l'estime exagérée que son grand-père maternel avait de ses qualités intellectuelles, sa volonté de le faire entrer directement en huitième, sa première dictée et la déconfiture qui s'ensuivit :

 

"Mon grand-père avait décidé de m'inscrire au lycée Montaigne. Un matin, il m'emmena chez le proviseur et lui vanta mes mérites : je n'avais que le défaut d'être trop avancé pour mon âge. Le proviseur donna les mains à tout : on me fit entrer en huitième et je pus croire que j'allais fréquenter les enfants de mon âge. Mais non : après la première dictée, mon grand-père fut convoqué en hâte par l'administration ; il revint enragé, tira de sa serviette un méchant papier couvert de gribouillis, de taches et le jeta sur la table : c'était la copie que j'avais remise. On avait attiré son attention sur l'orthographe - " Le lapen çovache ême le ten" (le lapin sauvage aime le thym) - et tenté de lui faire comprendre que ma place était en dixième préparatoire. Devant "lapen çovache" ma mère prit le fou rire ; mon grand-père l'arrêta d'un regard terrible. Il commença par m'accuser de mauvaise volonté et par me gronder pour la première fois de ma vie, puis il déclara qu'on m'avait méconnu ; dès le lendemain, il me retirait du lycée et se brouillait avec le proviseur." (Jean-Paul Sartre, "Les mots", Gallimard).

 

 

Sartre.jpg

 

Cet texte pourrait être donné en dictée en classe de 4ème, à condition de la préparer soigneusement au tableau et de faire de cette préparation une leçon à part entière portant sur l'orthographe lexicale, grammaticale, le vocabulaire et le contexte, sans oublier d'expliquer aux élèves que sa mauvaise orthographe, quand il était enfant, n'a pas empêché Jean-Paul Sartre de se rattraper par la suite et de devenir un brillant intellectuel (je suggèrerais toutefois de ne pas trop approfondir la question, à moins que les élèves ne le souhaitent, mais l'expérience m'a montré que c'était  rarement le cas !).

 

"Faire une dictée" n'est donc pas vérifier que les élèves connaissent parfaitement les innombrables pièges de l'orthographe du français en choisissant un casse-tête du "Dico d'Or" de Bernard Pivot, mais constitue un exercice de formation à part entière à l'occasion duquel il est possible de faire un véritable cours de grammaire (emploi des temps, conjugaisons, accords...), de vocabulaire (champs lexicaux, champs sémantiques, étymologie), sans oublier le texte lui-même qui, par ses qualités littéraires, peut constituer un exemple pour les élèves.

 

... Mais là n'est peut-être pas l'essentiel : la dictée contribue au développement de l'attention, si indispensable dans toutes les matières (et en particulier les mathématiques), attention dont la philosophe Simone Weill disait que son acquisition était le but principal des études primaires et secondaires (au moins jusqu'à la classe de 3ème).

 

Préparation de la dictée :

 

emmener (deux "m" !)  ; vanter (et pas venter !) ; "je n'avais que le défaut d'être trop avancé pour mon âge" : le narrateur rapporte les paroles de son grand-père sans verbe de déclaration, au style indirect libre ; "le proviseur donna les mains à tout" : il accepta tout ; je pus croire que j'allais fréquenter" (imparfait à valeur de futur proche) ; en hâte (accent circonflexe !) ; une "serviette" : ici, un porte-documents ; "un méchant papier" : un vilain papier ; "gribouillis" ; taches (sans accent circonflexe : salissures et non tâches : travaux !) ; jeter, il jette (présent de l'indicatif), il jeta (passé simple) ; attirer (deux "t" !) ; "dixième" (adjectif numéral ordinal) ; arrêter / terrible, terreur, terrifiant, terroriser, terroriste ; commencer, il commença : on met une cédille devant un "o" (une leçon), "u" (un reçu) et un "a", (un commerçant) mais pas devant un e ("ce") ou un i ("merci", "ceci") ; accuser, accusation, accusateur ; "il déclara qu'on m'avait méconnu" : "on m'avait méconnu" : plus-que-parfait ; composé de l'imparfait de l'auxiliaire et du participe passé du verbe, le plus-que-parfait de l'indicatif évoque une action antérieure à une autre action passée, exprimée au passé simple ("déclara") ; "Il me retirait du lycée et se brouillait avec le proviseur" : remarquer l'emploi inhabituel de l'imparfait qui n'indique ni une action qui se répète, ni une action à durée indéterminée de second plan (imparfaits "flash",  "narratifs" ou "pittoresques").

 

"A trois heures, il franchissait le barrage.» : l'imparfait exprime un procès limité ne se produisant qu'une fois, mais il le montre en train de se produire : on l'appelle souvent imparfait flash.

 

On peut constater qu'au XX ème siècle, surtout, s'est développé un "imparfait narratif" appelé encore aussi "imparfait pittoresque". On le rencontre fréquemment dans les romans policiers.

  • La clef tourna dans la serrure. Monsieur Chabot retirait son pardessus qu’il accrochait à la porte d’entrée, pénétrait dans la cuisine et s’installait dans son fauteuil d’osier. Simenon, La danseuse du Gai-Moulin.

Selon plusieurs linguistes, pour qu’il y ait à proprement parler « imparfait pittoresque », il faut un verbe perfectif à l’imparfait combiné avec un complément temporel. Un test simple pour cet imparfait narratif, c'est qu’il peut être remplacé par un passé simple, auquel cas naturellement l’effet stylistique pittoresque disparaît.

 

L'effet de l’imparfait provient du conflit entre l’aspect non limité de ce temps verbal et son contexte qui impose une vision limitée du procès. K. Togeby dans sa Grammaire française, 1982, donne cet exemple d'imparfait pittoresque :

  • Onze ans après, il perdait la bataille de Waterloo.

Observons avec lui qu'on aurait pu rencontrer des présentations différentes du même événement historique passé :

  • Onze ans après, il perdit la bataille de Waterloo. (passé simple banal)
  • Onze ans après, il perd la bataille de Waterloo. (présent historique)
  • Onze ans après, il perdra la bataille de Waterloo. (futur historique)
  • Onze ans après, il perdrait la bataille de Waterloo. (futur du passé).

Deux autres exemples contemporains d'emploi journalistique de cet imparfait narratif :

  • « Il y a 14 ans, le 26 avril 1986, un réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine, explosait.» Propos de Claude Sérillon dans le Journal de TV5, le 25/4/2000.
  • « Un impie nommé Pasolini. Voici juste vingt ans, l'écrivain cinéaste disparaissait violemment.» Titre du journal Le Monde à la date du 27/10/1995.

 

  Ecrire au tableau : "Le lapen çovache ême le ten." ("le lapin sauvage aime le thym.") ; "lycée Montaigne".

 

L'apprentissage de l'orthographe du français doit faire partie des objectifs du cours de français et s'il paraît nécessaire de rappeler cette évidence, c'est que l'évidence a cessé d'en être une depuis longtemps, d'où l'orthographe déplorable des jeunes Français et les problèmes que cette déficience, pourtant remédiable, leur poseront dans leur vie adulte.

 

Je sais bien qu'il y a d'autres causes (les textos, la prépondérance de l'image dans la société moderne, etc.), mais le rôle de l’École n'est pas d'aller dans le sens du courant ;  (ceci dit, en ce qui concerne les méthodes d'apprentissage de la lecture, il est évident que la responsabilité de l’École est directement engagée).

 

Il existe trois façons de procéder à cet apprentissage : la dictée préparée en classe et faite immédiatement après la préparation, la dictée préparée à la maison et/ou en classe et faite en classe et enfin la dictée non préparée qui est l'exercice donné au brevet des collèges (les textes sont de plus en plus courts et de plus en plus faciles, et pour cause.)

 

Les dictées préparées à la maison peuvent être considérées comme des exercices de mémorisation, celles préparées en classe comme des exercices d'application directe et les dictées non préparées comme des exercices de réinvestissement ; on peut attribuer un coefficient différent selon le type de dictée, comme on le fait pour la rédaction qui est un exercice de réinvestissement (coefficient 2 : mobilisation de connaissances acquises dans le long terme en faveur d'un travail d'invention).

 

Les parents peuvent être associés à cet apprentissage quand la dictée est préparée à la maison.

 

Il est évidemment préférable de donner un texte qui a été (ou qui va être) étudié en lecture expliquée et qui pourra ensuite servir de support pour un travail d'expression écrite.

 

La dictée préparée (à distinguer de la "dictée de contrôle" non préparée), loin d'être désuète et "dépassée", est un exercice complet et fructueux.

 

 

P.S. : Merçi 2 meu signalé  lé fôtes d'ortografe queu j'auré  put laissé dan se tesxte ! ;-)

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Commentaires

  • Bien que vous nous parliez d'une illustre inconnue, la plume Sergent Major et son complice d'encrier blanc, auxquels je n'ai pas eu le plaisir d'être présentée, étant déjà trop millésimée en âge, et n'utilisant de surcroit qu'une modeste plume d'oie, je n'en apprécie pas moins cet éloge de la dictée, quoique à titre personnel, j'avoue franchement, que certains professeurs des écoles se devraient de la rendre plus attractive, soit, en empruntant un ton moins monocorde,  entreprenant une formation en diction et interprétation littéraire ...

    Temps Ka vautre nôte d'umour venent parfère sète publikaçion, kel dailisse !!!

  • J'ai parcouru vos lignes avec émotion !

    Nous étions en classes primaires ... nos points en dictée étaient... lamentables !

    La passion de l'orthographe m'est venue grâce à mon Père qui nous a obligées, ma soeur et moi, à écrire sous sa dictée, chaque jour d'un été resté mémorable, une dizaine de lignes d'un livre choisi ; à la rentrée des classes ,  j'ai étonné grandement mon institutrice de l'époque !!

    En secondaires, latin et grec m'ont aidée à soupçonner l'orthographe de mots inconnus. Depuis, j'ai découvert le plaisir d'écrire correctement ...

    Je vous rejoins dans vos propos ! 

    Belle fin de semaine à vous et merci de ce partage sur Arts et Lettres ! Cordialement, Nicole V.Duvivier

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