"Du lisible au visible. Sur l'art de lire de Hugues de Saint-Victor" est un essai d' Ivan Illich (1991-2002).
Avec "Du lisible au visible", c'est à une tout autre forme d'apprentissage que nous invite l'auteur de la "Société sans école". C'est aussi à un retour sur cette culture de scribes qui, trois siècles avant l'invention de l' imprimerie, a forgé cet objet inédit destiné à devenir le livre. Dans cette histoire, Hugues de Saint-Victor occupe une place particulière: son oeuvre majeure, "L' art de lire", intervient aux alentours de 1128, faisant de Hugues l'un des derniers témoins de l'univers "scribal", et simultanément l'un des premiers de cette culture du livre, qui devait par la suite donner sa forme à celle de l' imprimé. -L'époque de Hugues de Saint-Victor, c'est aussi celle du passage de la vie monastique au monde scolastique. Illich s'attache à décrire l'apparition des nouvelles techniques qui ont déterminé cette mutation. Nombreuses, toutes vont dans le sens d'une plus grande maniabilité du texte. Du temps de Hugues, on entrait dans l'Ecriture comme en un vaste corridor, et l'on tentait d'en organiser la lecture comme s'il s'agissait d'uun itinéraire balisé de repères. La métaphore privilégiée pour désigner le travail du lecteur est celle de l'édification des palais de la mémoire. Illich suggère que ce n'est pas seulement une métaphore, mais que la mémoire des lecteurs se forgeait effectivement à l'image d'une telle organisation. Par la suite, il devenait possible d'ouvrir un livre au chapitre choisi, d'y trouver sans peine ce qu'on y cherchait, sans avoir fait appel à une telle représentation. Les livres se multiplient; la mémoire, elle, devient fragmentaire. -A propos de la fin de l'ère du livre, Illich formule des considérations pessimistes, dont les échos ne vont pas sans rappeler les thèses de McLuhan. De là, sans doute, ce souhait d'un retour à ce qui précéda l'ère du livre, celle aussi de l' université. Mais Illich n'a-t-il pas tendance à idéaliser cet avant? La lecture y revêtait-elle autant qu'il le suggère la forme de compagnonnage? Les "palais de la mémoire" ont-ils été davantage qu'une métaphore néoplatonicienne? Ne pourrait-on montrer que, à l'image de toute une tradition métaphysique, Illich surestime la valeur de la lecture à haute voix, le privilège de s'entendre-parler sur la graphie? Autant de questions auxquelles une réponse simple ne saurait suffire. -Pourtant, la présentation ne va pas, loin s'en faut, sans profondeur. Le livre abonde en remarques stimulantes, et la finesse de l'analyse, jointe à une remarquable documentation, fait de cet ouvrage l'un des témoins majeurs des incertitudes suscitées par la fin de l' ère livresque. Enfin, le parcours même d'Illich, de la critique sociale à l'exégèse, de l'appel à de nouvelles formes de convivialité au retour au compagnonnage médiéval, donne à penser. La nostalgie, ou en tout cas le regard en arrière, ne traduisent-ils pas l'échec de toute une génération à susciter une nouvelle socialité? -Puisque nous vivons aussi bien la fin du livre que celle des projets collectifs, souvent trop vite qualifiés d' idéologies, sans doute est-il trop tôt pour déterminer comment nous devons décrypter cet ouvrage. Signe des temps, il n'en appelle pas moins à une interrogation profonde, quant à ce que produit l' évolution de l'usage des signes. "Du lisible au visible" fournit ainsi de nombreuses cléfs, pour la compréhension de notre rapport au livre, pour l'approche de cette clôture qui veut que tout livre n'en demeure pas moins un livre, que la réflexion sur l'usage des textes se traduise aussitôt en nouveaux textes, que le regard sur le présent soit ainsi, toujours et dans le même mouvement, regard en arrière... Si Illich ne le dit pas, toute son entreprise en porte la marque. Cet ouvrage est donc à la fois une étude stimulante et un document majeur, interrogeable dans son dire, mais aussi dans son faire. C'est l'indice de toute une époque: la nôtre.
Hugues de Saint-Victor rédigeant le Didascalicon (L'art de lire)
Commentaires
Beau texte, stimulant, réfléchi, profond, c'est sincère, pas de la flatterie! 1128, c'est loin... et pourtant si proche si l'on considère l'ample échelle du temps. Evolution, quand tu nous tiens... d'une certaine manière.