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12272749470?profile=originalEn sa courte vie, le comte de Mirandole et de Concordia compta plus d'ennemis que d'amis, mais sa pensée, à la fois conciliatrice et polémique, provocatrice et séductrice, répétitive et apparemment contradictoire, exerça une influence multiple sur des philosophes appartenant à des horizons fort éloignés les uns des autres.

On peut se contenter de voir en lui, à l'aube de la Renaissance « nordique » - puisque l'Italie avait déjà produit dans tous les domaines de l'art et de la pensée quelques-uns de ses chefs-d'oeuvre -, l'un des pères spirituels de Lefèvre d'Étaples, de John Colet, de Thomas More, pour ne pas parler d'Érasme, qui lui saura un gré infini d'avoir tourné définitivement le dos à la theologia disputatrix  héritée de la scolastique pour poser quelques jalons majeurs dans la voie royale de cette théologie philologique et nourricière de l'âme, où il devait lui-même passer maître.

 

De l'exploratio à la disputatio, de la disputatio à la contemplatio


L'existence de Giovanni Pico della Mirandola peut être divisée en deux périodes nettement distinctes, et même opposées, comme le fit dans sa célèbre Vita  son propre neveu, Gian Francesco. Le point de rebroussement de la courbe serait marqué par la fameuse « dispute » romaine : avant, une période d'erreurs et d'errances, de gloire « mondaine », d'aventures galantes, de recherches passionnées du plaisir et du savoir ; après une plongée dans la foi, un retour à l'esprit du Christ, une visée des joies de la patrie céleste, la gloire de Dieu et la « lumière » submergeant la gloire personnelle et les « ténèbres ». On pourrait parler, avec Giovanni Di Napoli, d'un Pic « explorateur », précédant et peut-être préparant cette contemplation finale.

Né au castello di Mirandola, dans la région de Modène, troisième fils de Gian Francesco Pico et de Giulia Boiardo, le jeune comte possédait dès son berceau les privilèges d'une illustre ascendance et d'un riche patrimoine ; sa prestance, heureusement associée à des dons intellectuels hors de pair, devait être célébrée par Ramusio à Padoue, par Politien à Florence. Il perdit tôt son père, et devint l'objet des soins particulièrement attentifs, sinon exclusifs, de sa mère. Femme d'une grande sensibilité et d'une piété fervente, celle-ci souhaitait pour son fils une brillante carrière ecclésiastique. De fait, à dix ans, l'enfant est nommé par Sixte IV protonotaire apostolique et les insignes de sa dignité lui sont conférés par le cardinal Francesco Gonzaga. La même année, il était proclamé prince des orateurs et des poètes. A quatorze ans, il fréquente à l'académie de Bologne les cours de droit, et en deux ans devient un canoniste réputé. Mais les Décrétales le dégoûtent rapidement : c'est de la nature entière qu'il veut désormais pénétrer les secrets, et son ambition est d'acquérir, ni plus ni moins, la science universelle. Pendant sept ans, il parcourt les plus célèbres universités d'Italie et de France, suivant les leçons des plus illustres professeurs et acquérant, en disputant généralement contre eux, une éloquence et une acuité de jugement inégalables. A Ferrare, il étudie les lettres avec Giambattista Guarino, et, de 1480 à 1482, la philosophie à Padoue, où il affronte les idées de l'averroïste Nicoletto Vernia. A Pavie, il s'adonne à la philosophie avec Maioli et au grec avec Adramiteno. En 1484, à Florence, il se lie d'amitié avec Marsile Ficin, Laurent le Magnifique, Ange Politien, et devient vite l'un des plus célèbres et actifs collaborateurs de l'Académie platonicienne. En 1485, à Paris, il entre en relations avec Charles VIII et les humanistes de la capitale, dont l'historien Robert Gaguin. En même temps qu'une multiplicité de connaissances qu'il maîtrise en quelques semaines sinon en quelques jours, il acquiert une expérience des hommes et du monde qui sert admirablement ses ambitions philosophiques. Au cours de ses voyages, il accumule les livres qui feront de sa bibliothèque l'une des plus réputées, et s'enrichit de mille autres connaissances « pratiques » que ses biographes chrétiens lui reprocheront plus tard. A son retour en Italie, en 1486, il se met à l'étude des langues orientales - l'arabe, le chaldéen et l'hébreu - avec l'averroïste Elia del Medigo. Une lettre à Ermolao Barbaro montre bien qu'à la différence de ses contemporains et contrairement à certaines interprétations de son oeuvre, il ne sacrifiait pas la scolastique à l'humanisme. C'est là un trait de son génie qu'il faut déjà noter : l'esprit de synthèse et de conciliation entre des thèses opposées. Les écrits cabalistiques attirent également Pic de la Mirandole, mais il est difficile de savoir si c'était là de sa part une manifestation de sa curiosité universelle ou celle d'une fascination particulière.

En 1486 s'amorce le tournant de son existence ; il compose ses fameuses neuf cents thèses De omni re scibili (Conclusiones philosophicae, cabalisticae et theologicae)  portant sur tous les domaines de la philosophie et de la théologie et assorties d'un défi à tous les savants, d'un appel à une controverse publique. En véritable seigneur de la Renaissance, mêlant le faste à l'érudition, la générosité à la provocation intellectuelle, il offre de payer le voyage et tous les frais de séjour de ceux qui, désireux d'attaquer ses thèses, seraient trop éloignés de Rome, où doit avoir lieu la disputatio.  Mais, devant ce défi lancé par un jeune homme à peine sorti de l'enfance, une coalition se forme et de graves personnages parviennent à faire interdire la confrontation par un décret de la commission papale. Pic fut même contraint, le 31 mars 1487, de renoncer publiquement à treize conclusions jugées hérétiques. Il n'en publia pas moins, le 31 mai de la même année, une Apologia  dans laquelle il accusait ses juges. La réponse ne tarda guère à venir sous la forme d'une bulle d'Innocent IV en date du 4 août.

Persécuté par la curie romaine, il fut arrêté près de Lyon au cours de son second voyage en France, au début de 1488, et incarcéré au donjon de Vincennes, près de Paris. Libéré, il ne s'en vit pas moins refuser l'accès à la Sorbonne pour la soutenance de ses thèses, et il dut revenir à Turin. Invité par Laurent le Magnifique, il se retira à Florence, qu'il ne devait plus quitter jusqu'à sa mort, le jour même où le roi de France Charles VIII y faisait son entrée.

Giovanni avait beaucoup changé au cours des dernières années : l'« explorateur » s'était fait « contemplateur ». Tout d'abord, Pic n'était plus le jeune « coq » qui se pavanait dans toutes les avenues de la science : il pratiquait la dévotion avec sincérité ; un an avant sa mort, il légua tous ses biens aux pauvres. Après son absolution du chef d'hérésie par une bulle du pape Alexandre VI en 1493, il renonça même à toute autre étude qu'à celle de la littérature sacrée, brûlant ses poèmes de jeunesse. Il avait l'intention de parcourir le monde pieds nus en prêchant la parole de Dieu. Mais une fièvre maligne ne lui permit pas d'accomplir ce voeu. Cependant, le grand prédicateur de Florence, Savonarole, qui exerça indubitablement une influence prépondérante sur l'évolution spirituelle de Pic, fit revêtir son corps de l'habit de l'ordre des frères prêcheurs dans lequel Pic avait si ardemment désiré entrer. Ses restes furent déposés dans le cimetière San Marco sous une tombe décorée d'une épitaphe modeste.

Durant ses années florentines, outre Savonarole, Marsile Ficin eut sur lui une influence qui ne fut sans doute pas négligeable pour le persuader que la religion chrétienne représentait le développement et comme la fine fleur du platonisme de l'Antiquité. D'une manière plus générale, l'un des grands problèmes de Pic, pendant sa période de « contemplation » et d'approfondissement de sa propre pensée, fut celui sur lequel toute la scolastique du Moyen Age avait échoué, à savoir la réconciliation de la théologie et de la philosophie.

C'est surtout à cette période de son existence - la plus féconde en tout cas, celle qui devait finalement porter les fruits de ses explorations multiformes à travers le monde des livres et celui des hommes, et de l'exploration de son univers intérieur - que l'on doit la survie d'une pensée mirandolienne originale.

 

L'un et le multiple, Dieu et le monde

Dans aucun de ses traités, Pic n'a fait un exposé complet et systématique de sa philosophie, mais on peut également dire que les thèmes dominants de sa pensée apparaissent dans la plupart d'entre eux, l'Heptaplus , le De ente et uno , l'Oratio de hominis dignitate.  Philosophe de la conciliation - princeps concordiae , comme l'appelaient ses contemporains en jouant sur le mot de Concordia qui désignait par ailleurs la principauté dont il était le comte -, il prétend parvenir à une synthèse des philosophies de Platon et d'Aristote, comme à celle de la philosophie et de la théologie. Affirmant l'identité de l'objet que celles-ci visent l'une et l'autre, à savoir la vérité, il résume sa pensée en une formule fameuse : « Philosophia veritatem quaerit, theologia invenit, religio possidet . » Il affirme aussi l'unité de l'être et de l'objet de la connaissance, unité qui est Dieu lui-même. Entre le monde et Dieu existent les mêmes rapports dialectiques qu'entre le multiple et l'un, puisque s'est opérée une sorte d'identification substantielle entre ces termes, pris deux à deux. L'univers, synthèse du multiple, se compose de trois ordres de réalité, le monde intellectuel - celui de Dieu et des anges -, le monde céleste - celui des corps célestes ordonnés en dix sphères concentriques, dont la dernière est l'empirée ou coelum empireum , source et origine du mouvement dans l'univers - et enfin le monde élémentaire ou sublunaire - celui des êtres terrestres. L'homme est un microcosme, et, en tant que tel, il est composé d'éléments empruntés à ces trois ordres de réalité, formant en quelque sorte un monde en soi. Ces éléments infus dans la substance humaine sont le corps, l'âme et l'esprit, ce dernier ayant une fonction de synthèse unifiante entre les deux premiers. Ainsi se trouve réalisé un véritable miracle de la nature humaine, une synthèse de l'un et du multiple. Dans le meilleur des cas, il arrive à l'homme d'atteindre à la plénitude de l'être ou à la félicité suprême : dans le cas où il réalise sa propre essence, c'est-à-dire en parvenant à une parfaite harmonie entre les éléments qui le composent. En effet, le grand principe de la félicité qui s'étend à toutes les créatures est celui de leur retour à leur origine spécifique. Ces idées sont en grande partie dérivées de la tradition néo-platonicienne et des écrits du pseudo-Denys concernant l'organisation du monde en harmonie avec les sphères célestes et la transmission des effets d'En Haut à la sphère terrestre. On peut également supposer qu'en dépit de la christianisation de sa vie et de sa pensée dans les années florentines, Pic demeura fidèle à l'enseignement padouan et à l'averroïsme d'Elia del Medigo. On sait que, dans les limites prescrites par l'image médiévale du monde, l'averroïsme tentait de donner une explication rationnelle de la nature, sans l'intervention d'aucun dogme théologique. C'est donc dans le cadre d'un déterminisme universel que le problème de l'un et du multiple pouvait se poser. La nature n'est pas érigée en un principe transcendant, car elle n'a ni commencement ni fin dans le temps, elle exprime la totalité de la matière et du mouvement. A la catégorie théologique de la création comme à la catégorie métaphysique de l'émanation était opposée la doctrine de l'éternité du monde. En fait, si l'on examine attentivement son oeuvre, on se rend compte que Pic utilise simultanément le schéma créationniste, le schéma émanationniste et le schéma rationaliste et naturaliste des commentateurs arabes d'Aristote. Mais aucune de ces solutions ne lui paraît capable de résoudre le problème philosophique des rapports de l'un et du multiple, pas plus que le problème théologique des rapports de Dieu et du monde. Si l'on en croit l'analyse de Cassirer au sujet de la philosophie de Pic, il faudrait adopter le point de vue de la pensée symbolique pour comprendre ces problèmes dans la juste perspective. On peut dire que l'un ne contient pas le multiple en un sens substantiel, ou encore que l'unité ne produit pas la pluralité par un quelconque processus causal : Pic envisage le multiple plutôt comme les expressions , les images  ou les symboles  de l'un. Et ce n'est que par cette voie médiate et symbolique que l'un absolu et l'Etre absolument inconditionné peuvent se manifester à la connaissance humaine. Cette position n'est pas entièrement neuve et maints mystiques s'y étaient ralliés. Mais ce qu'il y a de nouveau chez Pic, c'est la conscience qu'il se fait de son statut de penseur et le rang qu'il assigne délibérément à la philosophie : il est et il se veut avant tout un théoricien de la pensée. Quant à la philosophie spéculative - ici encore, pour lui, les deux mots se résolvent en un seul -, elle n'est ni l'esclave ni l'annonciatrice de la théologie : elle est la théologie même. L'amour de Dieu, c'est pour lui l'amour intellectuel de Dieu (comme dira plus tard Spinoza), car c'est seulement à l'intellect qu'est révélé le véritable universel, qui constitue comme un moment nécessaire et la marque authentique de la divinité. « L'intellect agent, écrit-il dans ses Conclusiones  (Opera , 71), n'est rien d'autre que Dieu. » Il semble bien que les interprétations mysticistes de la pensée de Pic échouent devant ce fait assuré que, pour lui, la visio intellectualis  n'est pas un sentiment mystique. Tout en cherchant à accroître le pouvoir de l'intellect jusqu'à son point ultime, il pense qu'en aucun cas il n'est en mesure d'exprimer adéquatement le divin. Mais cette limite même du pouvoir de l'homme est l'expression de sa dignité, de même cette dignité dont il a voulu faire en un discours célèbre le principe de son anthropologie.

 

L'idée du microcosme et la « dignité de l'homme »

Le discours intitulé De hominis dignitate  (ou Oratio de homine, in qua sacrae et humanae philosophiae mysteria explicantur ) constitue en fait la préface que Pic avait rédigée pour la défense de ses neuf cents thèses. On peut considérer ce texte, en dehors de toutes les idées de Pic. Il constitue également, dans cette dernière partie du Quattrocento, comme la proclamation urbi et orbi  de l'avènement d'un monde nouveau, la charte en quelque sorte de l'humanisme, d'un humanisme assurément christianisé, et même d'un humanisme chrétien, quoique en un sens différent de celui d'Érasme, de More ou de Vivès.

Certes, l'image de l'homme-microcosme n'est pas nouvelle, et il n'est pas de culture ou de pensée mythique qui ne l'ait abondamment exploitée. Les philosophes s'en sont emparés à leur tour, ces philosophes grecs et orientaux dont Pic avait lu tous les livres, comme les philosophes plus récents qu'il connaissait aussi. Il ne se satisfait pas cependant de l'idée commune de l'homme, composé de deux natures, l'une corporelle et l'autre spirituelle, car, dit-il, qu'aurait alors cet être de spécifiquement humain ? Ce qu'il veut démontrer, ce n'est pas la similitude  substantielle de l'homme avec le monde, mais plutôt sa différence  spécifique : ce par quoi l'homme occupe une position privilégiée et même exceptionnelle parmi toutes les créatures. L'homme est un être libre, autrement dit son essence ne lui est pas conférée par la providence divine ou par la force aveugle de la nature : il se la donne à lui-même, il est  ce qu'il devient , et il devient ce qu'il se fait.  L'homme est l'artisan de son propre destin - ne disons pas de sa nature -, à moins de voir dans la nature de l'homme non pas une donnée  de base, mais la réalisation  ou l'actualisation  d'une essence. Pensée audacieuse qui, présentée ex abrupto , pourrait évoquer un anthropocentrisme renaissant fort éloigné de l'enseignement théologique traditionnel. Si l'homme est l'artisan ou l'architecte de sa destinée, quelle part est laissée à Dieu ? La lecture attentive et généreuse de Pic montre que cette dignité essentielle de l'homme qu'il voulait affirmer à Rome en 1486 n'est pas en contradiction avec l'attitude humble et repentante du frère prêcheur, disciple de Savonarole, soumis à la volonté de Dieu : tout au plus, la notion judéo-chrétienne de la similitude entre l'homme et Dieu (l'homme « créé à l'image de Dieu ») se présente-t-elle dans l'Oratio  de 1486, sous son aspect créateur et dynamique. Et d'ailleurs, la libre soumission à la loi divine n'est-elle pas de la part de l'homme un acte créateur ? Cette idée de Pic aura une grande fortune à l'époque de la Renaissance et plus tard, bien que cette anthropologie ait donné naissance à des thèses qui se sont déployées dans des directions très différentes de sa propre inspiration. Mais, pour rester dans sa lignée spirituelle, comment ne pas évoquer le mot célèbre d'Érasme dans son Traité de l'éducation des enfants  de 1529 : « L'homme ne naît pas homme, il le devient » (ou plutôt, pour rendre exactement l'expression latine, fingitur , « il se fabrique tel »). C'est à la grâce divine que l'homme doit ce bien précieux d'être, à la deuxième puissance et dans les limites tracées par l'ordre du monde et la volonté de Dieu, son propre créateur.

Il s'agit là d'une philosophie de l'homme essentiellement activiste, dont la forme importe peut-être plus que le contenu : car ce qui est intéressant ici, c'est moins l'affirmation du libre arbitre de l'homme, avec l'argumentation habituelle à Pic, que l'attitude même du philosophe italien, et l'ardeur juvénile et dévorante dont il anime tout son discours. Comme l'écrit Ernst Cassirer, seul un âge inspiré et profondément imprégné d'un nouvel idéal de l'homme pouvait faire jaillir de tels accents.

Toutefois, ce serait une erreur historique et méthodologique, contraire à l'esprit mirandolien de « concorde » et de « conciliation », que de vouloir dissocier ce discours sur la dignité de l'homme de l'ensemble de l'oeuvre. Métaphysique, psychologie, théologie, éthique et philosophie naturelle, tous les aspects de l'oeuvre rayonnent à partir de cette idée centrale et de cette image du microcosme. La liberté de l'homme signifie qu'il est à tout moment capable de transcender les déterminations de sa nature ; cela implique, sur un plan théologico-métaphysique, qu'il est capable, par la force de sa volonté et la puissance de son intelligence, de s'élever même au-dessus des êtres qui se trouvent plus haut que lui dans l'ordre hiérarchique. En effet, alors que les anges et les intelligences célestes ont une nature qui a été déterminée depuis le début de la Création, l'homme ne s'accomplit véritablement qu'en agissant sur la base d'une libre décision. Et ce qui est vrai de l'homme individuel l'est également des sociétés, des cultures, des époques historiques. L'histoire universelle ne se déroule pas tout entière selon un plan déterminé à l'avance ; Dieu ne s'est pas donné en aparté la représentation de la destinée des peuples et des civilisations : idée profonde et moderne de la liberté comme agent de l'histoire et facteur de différenciation, germe de toutes les luttes, de tous les progrès, de toutes les connaissances, de toutes les réalisations anciennes. Pour Pic, la tradition - qu'il s'agisse de la Bible, du « corpus » patristique, des idées cabalistiques, de la sagesse enclose dans la littérature gréco-latine, de l'enseignement de saint Thomas ou de celui d'Averroès..., et de omni re scibili  - n'est pas un trésor définitivement acquis et jalousement gardé, mais un capital que l'esprit humain doit continuellement faire fructifier : en termes plus abstraits, Pic a introduit, avec la liberté de l'esprit critique, le libre mouvement dialectique de la pensée. Même la foi, pense-t-il, a son histoire ; et sa vérité ne peut être révélée qu'à celui qui dominerait la totalité du mouvement de l'histoire. Nul plus que lui n'a admiré Platon et Aristote, ou respecté les Pères de l'Église, mais il n'admet aucune cristallisation dogmatique à leur sujet, aucune proclamation d'infaillibilité : ce serait faire injure à l'intelligence de l'homme et mal servir la mémoire de ces grands hommes. Mais, et ceci est essentiel, avant d'entreprendre ce travail de dialecticien, l'homme - disons l'homme-philosophe - doit être un « synopsiste », car il doit examiner attentivement tous ces microcosmes intellectuels que constituent les pensées et les oeuvres des autres esprits. Ce faisant, l'examinateur - qui est lui-même un parvus mundus  - n'opérera pas un mélange indifférencié ou une plate synthèse, mais, en rendant à chacun ses mérites et en situant chacun dans sa propre perspective, il sera en mesure de tracer sa voie dans un monde aussi unifié et diversifié qu'il est possible. Le « prince de la concorde » n'est pas un théoricien du juste milieu ; mais, à la manière dont Bruno et Leibniz comprendront le système de l'univers, Pic voit la réalité comme un tout composé d'entités indépendantes, chacune d'entre elles exprimant la totalité de l'univers et se le représentant de son propre « point de vue ». Toute la monadologie est déjà chez le grand humaniste italien.

 

Philosophie naturelle et critique de l'astrologie

La métaphysique et la théologie - mieux vaudrait dire, d'après ce qu'on a vu, la philosophie spéculative - occupant la première place, la philosophie naturelle n'aura droit qu'à la seconde. Mais plus intéressante que le contenu de cette philosophie de la nature est la conception typique que le penseur italien se fait de la nature, car elle a déterminé dans l'histoire des idées, et d'abord dans l'univers intellectuel de la Renaissance, un courant de pensée passablement unitaire, compte tenu de la fluidité des concepts, de la continuelle imprégnation des idées par les images, et de la permanente irrigation des mythes et des symboles. Avant Agrippa de Nettesheim, Paracelse, Cardan et les Padouans, le modèle que Pic propose à la réflexion est celui d'un universel vitalisme. La nature n'est pas comparée à un grand livre où tous les phénomènes seraient classés et étiquetés ; elle ne se compose pas de parties, subdivisées elles-mêmes en genres et en espèces, qui différeraient substantiellement les unes des autres. Elle forme un immense réseau, mieux vaudrait dire, pour poursuivre avec les images aquatiques, un immense fleuve de vie. Chaque élément vital, chaque créature vivante - plantes, animaux, humains, et aussi les minéraux dont l'auteur décrit si souvent la naissance, le développement et le lent dépérissement - est un reflet ou plutôt un souffle du mouvement de vie universel. Par une « sympathie » universelle - l'harmonie du monde interprétée en termes musicaux est une image qui vient de Pythagore et dont la fortune sera immense à l'époque de la Renaissance et bien au-delà -, chaque élément est lié à tout le système d'occurrences. On reconnaît aussi la présence de la philosophie stoïcienne dans cette idée-image de l'univers comparé à une corde tendue dont chaque pulsion, en un quelconque de ses points, est propagée jusqu'à ses deux extrémités. C'est là une conception peut-être anthropocentrique de la nature, calquée sur la métaphysique de Pic, mais dont les prolongements se retrouveront dans les philosophies de Bruno, de Leibniz, de Schelling et des néo-kantiens. Pour paraphraser Leibniz lui-même, cette conception est « chargée du passé et grosse de l'avenir ». La nature, d'autre part, doit être interprétée comme le premier moment de l'esprit. Elle est raison, non pas encore la raison claire et consciente d'elle-même, mais la raison obscure et cachée, ratio mersa et confusa , selon ses propres expressions. On est encore ici près de Leibniz et de sa conception de la mens momentanea.  Nature, humanité et Dieu se trouvent reliés entre eux, selon une analogie familière à Pic, comme le sont les couleurs, l'oeil et la lumière. On pense inévitablement à Platon et à sa notion de l'idée de Bien, soleil du monde intelligible. Cette référence ne saurait surprendre de la part du grand académicien de Florence. Mais ce qui n'est pas chez Platon, défenseur héroïque des deux mondes séparés, c'est cette fonction centrale de l'homme, oeil du monde (oculus mundi ) qui unit en lui-même et comprend dans une seule vision la totalité de l'univers. Entre les idées du De dignitate hominis  et la philosophie naturelle de Pic, le lien est substantiel : c'est l'opérateur humain (« la vision est une opération active ») qui décidera, par un décret de sa volonté et la puissance de son intelligence, de capter cette lumière, qui est Dieu, ou qui émane de Dieu, et qui se confond avec la vérité. Nul besoin dès lors de recourir à la magie ou au surnaturel - comme on l'a parfois reproché à Pic -, ou plutôt, les deux idées de magie et de surnaturel doivent être soigneusement séparées : la magie n'est pas pour lui l'utilisation de forces obscures, démoniaques, et indépendantes des lois de l'univers ; elle est une opération naturelle , dont la science peut ou pourra rendre compte un jour, mais qui tire parti de « secrets », de « mystères », c'est-à-dire de propriétés insuffisamment connues de phénomènes naturels. Ici encore, Pic ouvre la voie à tous les traités de « magie naturelle » qui pulluleront tout au long du XVIe siècle.

Sa polémique contre les astrologues et l'astrologie s'explique dès lors très aisément. Ses Disputationum adversus astrologos libri , qui comptent avec le De dignitate hominis  parmi ses plus célèbres écrits, sont dirigés contre tous ceux qui prétendaient voir dans les signes  de la nature, et notamment dans les astres, des indications concernant le futur et, plus encore, des causes déterminantes de ce futur. Pic ne jouait pas une partie facile, car, pour attaquer l'astrologie qu'on appelait « judiciaire », il ne pouvait s'appuyer sur une base rationnelle ou scientifique indiscutable ; et son assimilation du Christ au vinculum mundi  ou magicien suprême ne lui assurait pas de la part de l'Église (qui d'ailleurs ne s'accommodait pas toujours mal des spéculations astrologiques) un concours spontané. Il considérait, contre les astrologues, que parler d'opérations des astres est un futile bavardage tant qu'on n'a pas déterminé et démontré les moyens techniques de ces opérations. La marche de l'univers et les destinées individuelles ou collectives ne dépendent pas de forces mystérieuses. On l'a vu, l'homme n'est pas soumis à un supradéterminisme aveugle et terrifiant : sa dignité, qui repose sur son libre arbitre et sur sa raison, et la puissance de Dieu, créateur de l'univers et maître de toutes les forces qui le régissent, s'y opposent l'une comme l'autre. Ni les positions des étoiles, ni les « maisons » du ciel qu'ont inventées les astrologues n'ont d'influence causale. « En dehors de l'influence commune de la lumière et du mouvement, proclame-t-il avec force, aucune puissance particulière n'existe dans les cieux. » La voie est ainsi ouverte au cartésianisme.

 

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