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Cinq grandes Odes de Claudel

12272810094?profile=originalIl s'agit d'un recueil poétique de Paul Claudel (1868-1955), publié à Paris par la revue l'Occident en 1910, puis en volume chez Gallimard en 1913.

Dans l'ouverture symphonique, "les Muses" (ode 1), Claudel célèbre la mère primordiale, la muse de la Danse, qui imprime un rythme essentiel au texte. Puis, il salue les autres nymphes intérieures, matrices du verbe poétique qui insufflent au poète et à son chant une énergie toute rimbaldienne. Saisi par une déflagration initiale, le poète restitue le souffle divin et replace toute chose dans l'ordre du cosmos. Mais, dans cet espace à vocation apollinienne, Erato introduit un principe dionysiaque. Le mouvement du texte naîtra du conflit entre la plénitude et la rupture. "L'Esprit de l'Eau" (ode 2) dramatise l'épopée du moi dans le monde. Impatient, si par l'ivresse des flots, le moi rompt avec la vie ancienne et se constitue dans son rapport à l'activité poétique. Figure de l'Esprit, l'eau donne la clé de son être à ce combattant de l'esprit. Prenant possession de l'espace et de lui-même, le moi se fait poète, nouveau Christ, qui unit le sensible et l'intelligible, le visible et l'invisible. Fort parce que consubstantiel à la Présence divine, faible parce que lié à la matière, le poète entonne alors un credo au monde. Mais il demeure aussi le Crucifié, l'amant déchiré. Le "Magnificat" (ode 3) place au centre du recueil la célébration de la Création. Le poète remercie Dieu de l'avoir délivré des idoles, des livres et, surtout, de lui-même, trop conscient de son propre néant pour ne pas s'abîmer dans la volonté de Dieu. Et, certes, qui d'autre que le poète peut louer le Seigneur? «Étreins le texte vivant et ton Dieu invincible dans ce document qui respire!» Comme Paul sur le chemin de Damas, comme Moïse sur le mont Sinaï, face à face avec Dieu, le poète chrétien fait vivre, dans sa totalité et son unité, la Révélation. Dans "La Muse qui est la Grâce" (ode 4), le poète demande à sa muse de le laisser libre d'accomplir sa tâche: «Laisse-moi être nécessaire!» Il ne veut plus de l'exaltation orgiaque mais entend tenir le compte du travail humain dans un monde soustrait au hasard. Alors qu'il se plaint de son élection, de l'enfantement douloureux de son oeuvre, elle lui révèle: «Tu m'appelles la Muse et mon autre nom est la Grâce.» Mais il refuse cette inspiration destructrice et les chimères poétiques. "La Maison fermée" (ode 5) donne la parole aux hommes qui demandent au poète embourgeoisé de rendre compte de la Parole donnée. Le poète est inséparable de la Créature, de la Création et donc de Dieu. Il poursuit son lent travail de fermentation et de restitution du Verbe. Le poète, c'est le chiffre de la Création. Les piliers des vertus cardinales soutiennent l'édifice de son moi: ouvert sur l'avenir du «siècle nouveau», de la descendance d'Abraham, il n'en célèbre pas moins, à jamais, l'office des morts.

Quelle est l'unité de ce recueil dont la composition s'étend de 1901 à 1908? Le montage des différentes parties confère à l'ensemble une structure polyphonique et non pas didactique. Se plaçant dans la continuité liturgique, Claudel se met en scène lui-même, se donne comme le héros d'un parcours poétique, et donc définit son art poétique comme une célébration du monde. Entre le début (l'invocation aux Muses) et la fin (la référence aux vertus cardinales), le poète construit sa propre image, en référence à celle du poète grec (un orateur qui raconte des histoires fabuleuses et qui exprime la parole de la communauté). Les Cinq Grandes Odes sont placées sous l'éclairage de Rimbaud mais tentent de maîtriser cet héritage. L'illumination initiale est nécessaire (ode 1) et le poète vit sa contradiction, sa saison en enfer, mais, en quête du Texte sacré, du Livre mallarméen, il finit par trouver sa place dans la maison de Dieu (ode 5). Comme le poète Couvre (voir la Ville), il se fait «prêtre»: il donne la parole aux choses, au monde et au cosmos; il unifie la multiplicité (ode 3) et bâtit un espace nouveau, entre le passé et l'avenir. Loin de posséder toutes les certitudes, il continue son interrogation sans vouloir céder aux illusions (ode 4). En effet, la parole poétique est nécessaire à Dieu et aux hommes (ode 5). Pris entre ces deux pôles, le poète doit rompre, dans un premier temps, avec la communauté des hommes, pour prendre du recul et, dans un deuxième temps, pouvoir donner une cohérence au monde. Conquérant du spirituel, il prend d'abord possession de lui-même et affirme son désir singulier (ode 2) avant de se ressaisir de la Terre promise, comme Josué (ode 3). Il apparaît à la fois comme l'homme de la prière, de la supplication (ode 4) et comme l'incarnation de la force (ode 5). Entre le désordre rimbaldien et l'ordre mallarméen, il ne choisit pas: il maintient ensemble les deux exigences. Le poète est riche de ses propres incertitudes et de la conscience de sa propre vanité.

 

Claudel renoue avec une poésie «primitive» qui puise son pouvoir dans une vocation au sacrifice. Le poète célèbre la Création; sa parole fait vivre le témoignage du Christ et l'ensemble des Cinq Grandes Odes reprend différents moments de la liturgie en brassant leur symbolisme: l'eau du baptême le fait renaître comme le Sauveur, le vendredi et le dimanche de Pâques (ode 2); la supplication du poète évoque la cérémonie de Noël (en un temps où Claudel lui-même devenait père) au moment où, comme saint Jean Baptiste, il passe de l'Ancien, de l'exil, au Nouveau (ode 3) et se dirige vers Canaan, vers l'Est. La muse et l'épouse nocturne évoquent la belle fiancée du Cantique des cantiques (ode 4). Enfin les vertus cardinales et la référence à l'Évangile de la Résurrection ouvrent et ferment le texte tout à la fois (ode 5). La visée du travail poétique consiste à rétablir un ordre au sein même du désordre saisi dans toutes ses excroissances baroques. Il faut rejeter les fausses lectures du monde (culturelles, Virgile, Homère et Dante, ode 1; intellectuelles, les professeurs, ode 2; trop terriennes, ode 4) et traduire l'abondance du monde, son ivresse (Erato dans l'ode 1).

 

Cette cohérence dans la célébration liturgique ne suit pas un itinéraire aisément identifiable: Claudel reprend sans cesse les leitmotive religieux pour donner la mesure rythmique mais il module des chants successifs. Il déploie les images (poésie des éléments et de la sensualité) qui produisent une sorte de jeu et suscitent toujours d'autres analogies. L'esprit éprouve une sorte de jubilation à explorer toutes les virtualités sémantiques d'un mot mais aussi à passer du discours argumentatif à la litanie et à la déploration. L'ensemble des versets progresse donc par reprise avec, à chaque fois, un déplacement du point de vue qui modifie l'interrogation sur le moi et le monde. Aussi le texte de Claudel peut-il apparaître comme difficile, et même, à l'époque où il fut écrit, iconoclaste. Les hommes (ode 5) le dénoncent comme obscur. Certes, le principe même de l'organisation est contradictoire: le recueil se construit dans un effort constant pour dire le désordre et le tumulte de la réalité. Entre les ténèbres fécondes de son humanité et la fulgurance de son élection, le poète connaît à la fois la nécessité de la clôture, de la fermeture parfaite, et l'urgence de l'interrogation perpétuelle. Il faut épuiser toutes les expériences pour aller vers la totalité, donnée comme éclatée, et toujours à reconstruire.

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