Statistiques google analytics du réseau arts et lettres: 8 403 746 pages vues depuis Le 10 octobre 2009

12273090664?profile=originalDon Quichotte est un de ces grands livres qui se sont imposés à la conscience humaine au point de devenir fameux entre les plus fameux. Cette renommée, les formes qu'elle a prises, les allusions qu'elle suscite, les spéculations qu'elle engendre, tout ce qui constitue la connaissance, savante ou vulgaire, d'une telle oeuvre, tout cela a fini par faire de celle-ci un univers énorme et obscur. On en prendra une vue plus simple, directe et adéquate si l'on examine les conditions dans lesquelles elle fut produite et, tout d'abord, la personne de son auteur, Cervantès.

Cervantès est de l'espèce des génies tardifs. C'est à l'âge de cinquante-sept ans, en janvier 1605, qu'il fait paraître la première partie du Quichotte . Huit ans s'écoulent ensuite avant que commence la publication des autres chefs-d'oeuvre, dont la seconde partie du Quichotte , et ceux-ci se précipitent dans un court délai de trois ans jusqu'à la mort de l'auteur en 1616. Ils sont donc le fruit d'une expérience. La biographie de Cervantès doit être considérée comme une expérience. De cette expérience son génie d'écrivain s'est, au fur et à mesure, nourri pour prendre forme, à son terme, en prestigieuses créations. Circonstances privées et circonstances publiques se sont combinées au cours de ces années d'apprentissage, d'aventures, de travaux et de peines, au cours de ces années d'épreuves.


Jusqu'à la création des chefs-d'oeuvre, Cervantès a écrit de la littérature, montrant ainsi pour cet art un goût indéniable. Mais son génie en la matière n'éclate qu'au bout de son expérience : non seulement l'oeuvre, mais le talent et la technique inhérents à cette oeuvre sont le résultat de l'expérience. Jusque-là, Cervantès est un écrivain comme un autre. Lorsque ses dernières années voient éclore son génie, c'est l'un des plus grands écrivains qui aient jamais été, l'écrivain par excellence, l'écrivain non pas né pour écrire (puisque tel n'a pas été le cas), mais fait pour écrire et qui répond à cette détermination par un style armé de toutes les perfections de l'art d'écrire : la propriété des termes, le nombre, l'harmonie, une souveraine aisance, une rayonnante chaleur de poésie et d'humanité, un accent, un ton d'une incomparable noblesse.

1. L'expérience vécue
Né sous Charles Quint, à Alcalá de Henares en Castille, Miguel de Cervantes Saavedra est d'une origine sociale médiocre. Perdu dans les multitudes d'un monde en mouvement, il connaîtra cette existence décentrée, errante, atomique qui est le lot de tant de fortes personnalités de l'Hispanie à l'aube des temps modernes : Colomb, Camoes, Lope de Vega, Greco. Après ses études il commence à courir sa fortune au service du cardinal Acquaviva, à Rome, dans l'Italie humaniste. Ni l'Italie ni l'Espagne n'ont accepté la Réforme, mais elles ont connu un fécond remuement d'hétérodoxie, d'académies érudites et d'astucieuse satire qui peut se résumer sous la rubrique de l'érasmisme. L'action de l'érasmisme en Espagne et, conséquemment, sur la pensée, expresse ou masquée, de Cervantès, a fait l'objet d'études approfondies de la part de nombreux savants, en particulier Américo Castro et Marcel Bataillon. Il en ressort que, si l'esprit critique, qui alors si puissamment s'éveille en Europe, n'a pas poussé son oeuvre en Espagne jusqu'à la rupture avec le catholicisme romain, il y a néanmoins produit, sous diverses formes spécifiques, des effets capitaux. L'un de ceux-ci sera le doute cervantin, successeur du doute de Montaigne, cousin du doute d'Hamlet (Cervantès meurt la même année que Shakespeare), frère aîné du doute de Sigismond, le héros de La vie est un songe de Calderón, avant-coureur du doute méthodique de Descartes. A plus proprement et précisément parler, d'ailleurs, il faudrait dire, mieux que le doute cervantin, l'ambiguïté cervantine, l'équivoque cervantine, l'ironie cervantine.

Dans ce moment crucial de l'histoire de l'esprit humain, alors que sont mises en cause tant de certitudes, une des valeurs du Moyen Age dépérissant persiste encore : l'héroïsme. Sa force d'attraction et d'exaltation demeure d'autant plus vive dans l'Espagne du temps qu'elle est une des valeurs essentielles de l'Espagne de tous les temps. C'est en effet l'un des principes éthiques fondamentaux des Espagnols que de mettre leur honneur dans des actions sans efficacité pratique : actions de la mystique, actions de la folle aventure et de l'épopée. Ainsi, bien qu'ayant, par de surhumains exploits, découvert et conquis l'Amérique et fondé un empire gigantesque, l'Espagne s'est trouvée incapable d'en tirer tout le parti qu'elle en eût obtenu si elle avait voulu s'adapter aux conditions économiques nouvelles. Et elle a dû céder la domination des mers aux exécrés pays protestants du Nord, créateurs, eux, du capitalisme moderne. Il est donc naturel qu'elle s'obstine dans les fables du passé. A partir de l'Amadis de Montalvo, sinon d'un antécesseur portugais, l'Espagne est le berceau et le propagateur des romans de chevalerie, littérature délirante, envoûtante, que tout le monde lit, mais, plus particulièrement, ces hommes-là pour qui la vie se ramène à une quête de prestiges, d'enchantements et de prouesses démesurées.


La politique moderne commence, celle des États, des puissances, des vastes possessions, politique strictement réaliste. Néanmoins, le goût, sinon le rêve, subsiste d'entreprises inspirées par une idée pure, à la façon dont on se représente les croisades, et qui en reprennent les motifs. La Méditerranée et, avec elle, d'autres mers audacieusement explorées doivent être encore le théâtre de la lutte de la Croix contre le Croissant. Cela pourrait, devrait avoir sa répercussion sur la politique du temps, en dépit de son pragmatisme exclusif, et forcer les princes à reconstituer l'unité de la chrétienté. C'est l'idée de Camoes ; c'est aussi l'idée du jeune Cervantès, devenu soldat et participant à une action guerrière de ce genre, éclatante s'il en fut, mais sans portée historique. Une sainte ligue, formée du pape, de Venise, du roi Philippe II, confie le commandement de ses troupes au frère bâtard de ce dernier, don Juan d'Autriche, jeune prince aux manières de paladin. Le 7 octobre 1571, il remporte la victoire navale de Lépante. Cervantès y perd la main gauche « pour la gloire de la droite ». L'aventure se poursuit : sur la route du retour en Espagne où, muni de magnifiques lettres de recommandation, il compte briguer le grade de capitaine, sa galère est prise par les Barbaresques, il est emmené dans les bagnes d'Alger, donne l'exemple, durant sa captivité, d'une fermeté d'âme et d'une intrépidité exceptionnelles. Cette captivité, avec ses dramatiques et pittoresques péripéties, sera la source de maintes comédies et nouvelles, pages, allusions, où se retrouvent encore des thèmes du passé, ceux du Romancero , toute une fable à travers laquelle la séculaire coexistence arabo-chrétienne, coupée de violences et de combats, terminée par la Reconquête, apparaît comme ayant souvent pris un tour galant et romanesque.

La famille du prisonnier parvient à réunir l'argent de son rachat et, grâce aux pères trinitaires qui consacrent leur esprit de charité à venir en aide aux chrétiens captifs de l'Islam, il est rendu, en 1580, à la liberté, c'est-à-dire à la réalité prosaïque et âpre. Il n'est plus qu'un soldat vaincu, manchot, quémandeur, un pauvre diable de littérateur obscur. Il fait jouer des comédies, publie la Galatée , pastorale dans le goût du temps, se marie, accroît ses charges, vit d'expédients et de trafics, cherche des emplois. Une solution serait de prendre du service aux Indes : c'est celle de toute une part flottante et marginale de la société. Séville est la mirifique capitale de cette tourbe et le port d'où les aventures coloniales mettent à la voile. Mais sa demande est rejetée et il garde sa maigre charge de commissaire à l'approvisionnement de l'Invincible Armada. Charge qui lui aura valu une excommunication, des ennuis avec le Trésor et deux emprisonnements. On le retrouve recouvreur des contributions, toujours en Andalousie : autres tracas, de même fâcheuse espèce. Renonçant aux emplois, il se livre aux affaires, traîne, tantôt à Séville, tantôt à Valladolid, enfin à Madrid, des dettes, une embarrassante famille, toute une existence sordide et besogneuse. Ses dernières oeuvres littéraires, qui sont ses chefs-d'oeuvre, lui ont-elles fait goûter un peu de gloire ? Il semble que son nom commençait à se répandre lorsqu'il mourut.


2. La condition de Cervantès

Cette expérience vécue doit être d'abord examinée sur le plan personnel. Les événements qui la constituent sont autant de brutales contradictions avec certains traits du tempérament de l'homme Cervantès et, avant tout, sa vocation héroïque. Deux occasions lui ont été offertes de l'exercer : la guerre et la captivité. Après ces épisodes qui auraient pu s'ouvrir sur un grand destin, il est retombé dans sa condition d'individu malchancheux, ayant maille à partir avec les autorités, littérateur sans succès, fonctionnaire à histoires. Par conséquent ses généreuses ambitions doivent se réduire en chimères. Et sa raison, d'accord avec sa rebutante expérience, reconnaîtra la vanité de ces chimères. A la fin de sa vie, c'est-à-dire à la fin de l'expérience et à l'heure du bilan, il exprimera son désappointement et fera la critique de ses trop naïves illusions. Pourtant les illusions avaient été puissantes et la naïveté merveilleuse. Cette grande âme pure garde encore sa naïveté, et revient une dernière fois aux illusions. Après qu'il aura prononcé la condamnation des romans de chevalerie, voilà que son tout dernier ouvrage sera un roman de chevalerie, pareil à ceux qu'il a tant moqués, et peut-être meilleur encore que les plus fascinants d'entre eux, Les Travaux de Persilès et Sigismonde . Il ne paraîtra pas de son vivant, mais à la veille de mourir et « déjà le pied à l'étrier », Cervantès en signe la dédicace au comte de Lemos : « Le temps est bref, l'angoisse croît, l'espoir s'enfuit. »
Cet acharnement à retourner aux chimères, constamment contredit par une réalité effroyablement dure et qui est celle de la première société moderne avec sa morale férocement terrestre, c'est là le drame intime de Miguel de Cervantès. Il ne demeure pas sans troisième terme, lequel sera le stoïcisme. Non pas la résignation, mais une robuste et sarcastique acceptation, philosophie très espagnole : les Espagnols ne se plaisent-ils pas à rappeler que Sénèque était cordouan ?
L'homme doit être assez fier pour se reconnaître, ainsi que Cervantès y revient sans cesse, ouvrier et fabricateur de son destin, et cette fierté est d'autant plus forte qu'elle est paradoxale et que le destin s'avère misérable. Dans l'un des ouvrages crépusculaires, le Voyage au Parnasse (1614) et qui est, de tous les ouvrages de Cervantès, celui où il a mis le plus de lui-même, celui où il s'est confessé, Apollon apparaît, qui lui conseille, pour mettre fin à tout débat entre lui et sa fortune, un geste populaire, superbement espagnol :
Toi-même t'es forgé ton aventure...
Mais si tu veux sortir de ta querelle,
Plie ta cape et assieds-toi dessus.


3. L'adieu au Moyen Age

A élargir cette dialectique personnelle au plan de l'histoire, on constate que la figure et l'oeuvre de Cervantès sont une expression significative de la crise qui secoue l'humanité, et partant l'Espagne, entre un âge qui s'écroule et l'âge moderne qui se forme. Au régime féodal, aux relations humaines et aux valeurs morales qu'il implique s'est substituée la concentration monarchique, avec la notion de l'État et la politique de puissance. D'où une société de fauves où chacun est préoccupé du souci de parvenir et de faire figure. Ce souci n'est pas seulement partagé dans les corps constitués, les castes, les classes, les administrations, mais aussi par toute cette population qui est en dehors des classes et où se recrutent la soldatesque des guerres et surtout la masse des conquistadores et des colons des Amériques. Pour le matériel humain demeurant disponible dans les villes de la métropole, il n'a qu'à se livrer au maquerellage, au vol, aux pires expédients de la lutte pour la vie ; c'est le monde des pícaros . Sa morale est, en fait, la même que celles des ambitieux et des intrigants des classes régulières : une morale de la ruse et de la force. Mais elle prend tout son relief et tout son caractère chez les coquins, et s'exprime dans ces livres tragico-burlesques et d'une si âcre saveur qui composent la littérature picaresque : le premier en date est le Lazarillo de Tormes , dont les premières éditions connues sont de 1554. Cervantès a pratiqué ce monde interlope, il en sait les moeurs et les codes, il en entend l'argot. C'est jusqu'à ces bas-fonds que s'étend sa connaissance de la société de son temps, la société qui le conditionne, lui, pauvre hère, et qui, d'un bout à l'autre d'elle-même, dans toute sa fluctuante étendue, constitue une réalité implacable et d'un implacable esprit réaliste. Les fables, les amours idéales, les chevaleries, les héroïsmes des âges révolus, et même certains thèmes encore en usage comme le thème pastoral ou celui des amours moresques, tout cela, dans la nouveauté de l'accablante ère moderne, ne peut plus apparaître que sous forme de regret et de nostalgie. Et quand la littérature en traite encore, c'est pour lui dire adieu.

L'ère moderne a également réglé leur compte aux croyances des âges révolus. La raison, l'observation et l'expérience, la découverte de la planète en son intégrité et de sa place dans le cosmos, enfin sa prise de possession ont fait éclater un monde borné, exigu et fermement assuré de ses vérités de foi ; celles-ci, désormais, ne sont plus soutenues que par la puissance temporelle de l'Église et la redoutable Inquisition. Mais alors, ces vérités qui ont besoin d'un tel secours pour s'imposer comme dogmes universels, ces vérités qui ne s'appuient ni sur la raison, ni sur l'observation, ni sur l'expérience, de quelle autorité leur reste-t-il à se réclamer ? Le siècle nouveau répond : de la personne. Ainsi les protestants se confient-ils au libre arbitre et au dialogue direct de chacun avec Dieu. Chez les mystiques, la doctrine se transmue en exercices intérieurs (encore une manifestation de la personne) et exercices d'une outrancière énergie, d'une ardente volonté d'action, poussés aux extrêmes de la créativité spirituelle. Enfin, troisième éventualité : une vérité de foi restera vérité de foi, non de foi dogmatique, théologique, officielle, mais bien de foi purement personnelle, située au plus humble degré du volontarisme personnel, et sera tout simplement l'expression d'un caprice ; ce qui aux autres paraît bassin de barbier me paraît, à moi , armet de Mambrin. Ainsi parle le doute, ou, plus exactement, l'ironie.

Croire est affaire de volonté - ou de caprice -, une hypothèse, un comme si : c'est une position de l'esprit, et l'esprit ayant pris telle position se divertira à en prendre une autre, voire plusieurs, à l'égard de cette position - et pourquoi pas une position rationnelle ? On comprend que, dans une partie dont l'enjeu serait plus gros, plus définitivement conséquent, l'ironie de Don Quichotte apparaisse comme ayant engendré les antinomies irréductibles d'Unamuno, sa philosophie « agonique », son « sentiment tragique de la vie ». Mais sans aller jusqu'à ce pathétique et en restant sur le plan, qui a d'ailleurs sa tristesse, de l'ironie, on peut rappeler, à la suite des provocantes paroles de Don Quichotte auxquelles nous faisions allusions (Ire part., chap. XXV), la délectable scène du cheval enchanté, chez les ducs : après que Sancho, tombé de cheval, à raconté les ahurissantes merveilles qu'il a vues dans sa chevauchée céleste, son maître le prend à part et, sans se départir de sa gravité ordinaire, lui souffle à l'oreille : « Sancho, puisque vous voulez que l'on vous croie de ce que vous avez vu au ciel, je veux, moi, que vous m'en croyiez de ce que je vis dans la caverne de Montésinos. Et je ne vous en dis pas plus long » (IIe part., chap. XLI).

Un grand déchirement a ouvert les yeux de l'homme à la connaissance, amère et indéniable, de la toute-puissance du réel. Ce déchirement s'exprime en littérature, et dans ce parangon de la littérature qui a nom Cervantès, par un sentiment de farouche et hautaine acceptation et, en même temps, par du regret, de la mélancolie. Et de l'ironie.



4. La réalité et le réalisme

Quand on considère les dons d'écrivain tout à fait exceptionnels dont avait été favorisé Cervantès, on s'étonne qu'il leur ait fallu un si long mûrissement pour se manifester. C'est qu'ils avaient, pour cela, besoin d'une matière, et que cette matière ne pouvait leur être fournie d'emblée puisqu'elle était la réalité éprouvée, la réalité vécue, la vie. Les dons d'écrivain de Cervantès sont donc les dons d'un écrivain réaliste.
Cervantès excelle à représenter les objets, les circonstances, la nature. Un trait, une touche lui suffisent pour évoquer tout un site et l'instant de la saison et du jour où apparaît ce site. C'est ainsi que son oeuvre abonde en nocturnes, qui sont d'une bouleversante beauté. Par là il est bien de l'époque des baroques, si entendus aux mystères indéfinis des forces naturelles. Dans l'un des plus admirables de ces morceaux poétiques, celui de la nuit fantastique chez les ducs (IIe part., chap. XXXIV), Cervantès, à la nuit, associe la musique, montrant ainsi, comme tant d'autres fois, sa fraternité de sentiment et de pensée avec Shakespeare. « Madame, là où il y a musique il ne saurait y avoir chose mauvaise. »
Ainsi Cervantès est-il un grand réaliste, non seulement parce qu'il figure les choses dans leur évidence concrète, à la façon de Vélasquez et de l'école espagnole des bodegones ou natures mortes, mais parce qu'il en dégage une puissance de suggestion et de lyrisme. Avec la même force il peint les êtres humains, leur présence corporelle et leur caractère. Et, comme ce qui manifeste de la façon la plus intense cet ensemble de vie d'un être humain, c'est sa parole, Cervantès le fera parler. Toute la réalité se rend manifeste, dans l'oeuvre de Cervantès, par le langage. Il fait même parler les chiens, et c'est par le colloque de deux chiens, dans l'une de ses plus substantielles Nouvelles exemplaires , qu'il nous rend présente et toute palpitante de vie la société espagnole du temps, ses hasards, ses diversités, jusqu'à ses sorcières et leurs sabbats. Chacun de ses personnages, noble ou gueux, duègne ou fille d'auberge, se qualifie par son langage. Souvent, avant que de se présenter, il s'annonce par une chanson, comme au théâtre, qui est le lieu où l'action se fait verbe. Et quand le personnage commence à discourir, il le fait selon son état et sa nature. Mais voici qu'en même temps se laisse deviner la complaisance amusée avec laquelle son auteur l'écoute, lequel est lui-même maître de langue et créateur de style. Ainsi y a-t-il, sous-jacent à ce jaillissement de verve orale, en sourdine, un accompagnement qui se poursuit, à peine perceptible, mais attentif et grave, et qui serait le génie de l'auteur, son démon. Son démon comique . C'est le propre des grands auteurs comiques, de Cervantès et de ses pareils - Molière, Dickens, Galdos, très fréquemment aussi Balzac -, que de faire parler les gens . Et toute leur oeuvre s'emplit de ce parlage. C'est ce parlage qui la constitue. Et lui, démiurge, lui, Cervantès, il domine ce parlage et sait que c'est par ce parlage des autres qu'il est créateur de son oeuvre. Aussi le prend-il très au sérieux, ainsi qu'il sied à tout humoriste, et le prolonge-t-il indéfiniment et, parfois même, l'infléchit-il à son langage personnel qui est lui-même très sérieux, avec un grand ton et une grande allure, voire une pointe de pompe et de solennité. Car au terme du parlage, à son comble, à sa perfection, il y a l'éloquence.

Le génie comique de Cervantès est donc présent dans les langages de tous les personnages qu'il fait parler. Et avec cette intelligence qu'il en a, cette souveraine façon de les entendre et de les sous-entendre, d'en pénétrer les manières, tous les tours, il les distingue. Il sait que le langage du gentilhomme est la formule courtoise et humaine et que le langage du peuple est le proverbe, fleur de sagesse, somme des connaissances que procurent les travaux des champs. Il sait que chaque groupe social a son langage, conforme aux règles de ce groupe, que celui-ci soit la libre république des gitans de La Petite Gitane ou la non moins libre république de chenapans que, dans Rinconete et Cortadillo , gouverne de si magnanime façon le truculent bandit Monipodio. Un maître en art comique doit admettre comme chose entendue la fiction de tel ou tel de ces mondes clos et en faire parler les ressortissants comme si c'était là le langage qui se parle partout. Le maître de l'art comique doit feindre d'admettre cette fiction. Et à quel suprême degré de maîtrise atteindra-t-il, ce maître, lorsque ce monde clos, ce monde fictif sera celui d'un fou ! Suprême degré de maîtrise qui est aussi suprême degré d'ironie. Le maître, l'auteur, Cervantès, admet le monde imaginaire du fou Don Quichotte et la façon dont, dans ce monde et selon les conditions et la loi de ce monde, on parle. Imperturbablement, il admet la logique de ce monde et raisonne selon les raisons de sa déraison. Mais aussi il admet que Sancho Pança, à son tour, admette ce monde imaginaire et, par contagion d'ironie, feigne de croire à cette fiction.


Tel est le paradoxe du Quichotte , et qui en fait la singularité parmi les plus grandes créations du génie humain. Un art réaliste, rigoureusement réaliste, s'emploie à représenter la réalité présente, paysages, objets, êtres humains, moeurs, et ceci avec tant de bonheur et une si parfaite exactitude qu'à partir de ce moment, l'Espagne se reconnaît dans cette Espagne et a fait du Quichotte son livre national, sa Bible. Et cette Espagne, par la voix de tous ceux qui y vivent, et le muletier, et le curé, et l'aubergiste, et le duc, et la duchesse, parle. Ce qui en rend encore plus vivante et irréfutable la réalité. Mais Don Quichotte parle aussi, et Sancho Pança. Or leur double langage, leur dialogue n'est pas moins vrai, n'est pas moins criant de vérité que celui des autres personnages. Seulement, à la différence de celui des autres personnages, il ne traite que d'absurdités et d'extravagances. Le ton est le même, c'est-à-dire parfaitement vrai, avec cependant une note supplémentaire de solennité, cette solennité presque secrète où nous avons reconnu plus haut le démon comique de l'auteur. Mais quoi ? Ceci n'est sensible qu'à une oreille très exercée aux subtils et impondérables ingrédients d'un style. En fait, Don Quichotte et Sancho parlent comme tout le monde parle dans le livre et comme tout le monde parle en Espagne. Seulement, durant tout ce livre immense et dans toute l'étendue de cette Espagne que leur errance parcourt en long et en large, ils ne parlent que d'irréalités, et très sérieusement encore, avec des remarques les plus justes du monde, et de plaisantes controverses, et de solides argumentations. Ainsi que parlent les personnages d'un roman réaliste. En sorte que rien n'est moins romantique, moins délirant, moins fou que ce monde de la folie.

Et l'on se voit ramené à examiner encore et à louer le réalisme de Cervantès et à le retrouver à toutes les pages du livre prodigieux, ainsi que des Nouvelles exemplaires . Celles-ci (1613) marquent une date dans l'histoire du réalisme en Europe. Car à travers les traits empruntés aux modes et aux conventions du temps et particulièrement au genre de la nouvelle italienne, une décisive autorité s'y manifeste dans l'art de dire le vrai. C'est que le réalisme de Cervantès, on l'a vu et cela est essentiel, est le résultat d'un événement vécu, à savoir la brutalité avec quoi il a, du haut de ses songes, été rendu à la plus basse condition dans un monde inexorable. D'où ses pages picaresques. Mais à la différence des romans picaresques et de leur terrible aïeule, La Célestine , sa tranquille et ironique observation ne va jamais jusqu'au cynisme. Car le cynisme est une attitude unilatérale et Cervantès est un esprit essentiellement dialectique.
Non moins remarquable est la façon dont, sur le plan de la réalité psychologique, Cervantès donne l'apparence de suivre les canevas du temps pour, nonobstant, atteindre à la vérité humaine et la faire saillir dans un tout neuf, péremptoire, saisissant relief. Ainsi en est-il du thème du jaloux, alors partout traité selon des poncifs, et qui développe tout son contenu de mystère et de pathétique humains dans Le Jaloux d'Estrémadure ou dans la nouvelle du Curieux impertinent qu'on trouve insérée dans le Quichotte . Ces deux récits, d'un si ferme et implacable mouvement, ne le cèdent en rien aux ouvrages que notre temps a produits sur le même sujet de connivence avec les recherches de la psychologie des profondeurs.


5. Don Quichotte

Il faut revenir, en Cervantès, à ce combat, entre d'une part son génie réaliste, de l'autre son tempérament de héros frustré, imbu de chimères et tourné vers les fables du passé. D'où, à côté de son génie réaliste, une formidable imagination. Et qu'il possède cette imagination, c'est chose dont il est profondément conscient et dont il se vante. « Rare inventeur », dit-il de lui-même dans le Voyage au Parnasse , et, plus loin : « Moi qui, par l'invention, les dépasse tous... » Ailleurs, il invoque l'imagination et la loue d'atteindre « les choses les plus impossibles ». L'imagination est, chez lui, toujours disponible, fertile, infatigable.
Dans ses comédies et ses intermèdes, elle peut s'égarer dans des incohérences et une grosse gentillesse de tréteaux villageois. Dans la bizarre comédie dévote du Rufian heureux , elle est aussi rudimentaire, tout en atteignant au sublime, de même qu'elle atteint à de grandes beautés - encore de type baroque - dans la tragédie patriotique de Numance . Car si de toutes les choses impossibles la plus impossible est l'héroïsme, il est fatal que l'héroïsme soit le plus brûlant souci de l'imagination de Cervantès. Ne pouvant plus réaliser l'héroïsme dans sa vie, il l'imagine dans son oeuvre. Et par conséquent sur le plan de l'ironie et comme une rêverie insensée. Don Quichotte le pratiquera dans un univers fantasmagorique, substitué, par un décret de l'imagination, à l'univers réel du premier siècle des temps modernes.
Le prodige, c'est que cette longue et obstinée transposition dans l'imaginaire garde des proportions, des dimensions, une structure et une animation d'univers réel. La vérité s'y reconstitue, une morale s'y établit et l'homme s'y retrouve. Et d'abord une vertu l'illumine, ce monde imaginaire : la charité, c'est-à-dire l'amour de l'homme pour les choses, pour les bêtes, pour la nature et pour l'homme ; non pas la pitié, mais bien l'amour, tel que, véritablement évangélique, il apparaît dans le geste de la pauvre Maritorne apportant une cruche d'eau à Sancho cruellement berné, et dans la scène de la délivrance des forçats. Et ici ce sentiment de charité se double d'un non moins chrétien et très humain sentiment de la justice. Que sont ces gens enchaînés ? Ce sont forçats du roi. « Comment, forçats du roi ? Est-il possible que le roi fasse force à personne ? » (Ire part., chap. XXII). Justice, dignité humaine, et aussi liberté : on touche là à des choses très hautes et dont l'âme singulière de Don Quichotte s'étonne qu'on les puisse offenser. Cela lui est scandale. Enfin cette puissance d'amour et cette très extraordinaire bonté - car ce n'est pas une chose ordinaire que la bonté et si simple et niaise qu'on le croit - elles se manifestent au plus haut degré dans les rapports entre Don Quichotte et Sancho, le chevalier et l'écuyer, le maître et son ami, le serviteur et son ami, dans leur touchante fraternité, dans cette gracieuse, délicate et pudique courtoisie avec laquelle chacun de ces deux hommes dignes du nom d'homme respecte l'autre et l'aime ; enfin, dans cette succulente ironie et cette souveraine sagesse de leurs entretiens, sur quoi on ne saurait cesser de revenir. Car ils constituent une des plus émouvantes images qui ait jamais été produite de l'échange humain. Et cet échange arrive au plus surprenant sommet de son pouvoir effectif à la fin du livre, alors que Don Quichotte rentre dans son village pour y mourir désillusionné - on ose à peine dire guéri - et que Sancho, dans un suprême excès de fidélité et d'affection, le supplie de revenir à la folie et veut repartir avec lui pour de nouvelles aventures.

Cela est, certes, une grande chose que l'imagination de Cervantès ait tendu à inventer l'héroïsme. C'en est une plus grande qu'elle ait tendu à inventer la bonté et le pouvoir créateur de la bonté. Ainsi L'Ingénieux Hidalgo don Quichotte de la Manche , se développant en deux livres qui se succèdent à dix ans d'intervalle (Ire part. : 1605 ; IIe part. : 1615), est-il un devenir qui raconte un devenir. Les deux personnages, l'imagination les laisse à leur tour se transformer, prendre plus de corps et plus d'âme, vivre d'une vie toujours plus présente, toujours plus personnelle, exister par plus d'existence.

Les transferts de l'imagination sont exigeants : ils veulent la bonté humaine, et la justice, et la liberté. Cette dernière volonté est primordiale : Cervantès l'a exprimée, et avec une vigueur subversive, dans l'épisode des galériens. Il l'exprime, non moins subversivement, en maints autres endroits, et particulièrement ceux où il peint l'existence des gitans au sein de la nature et sans aucune autre loi que celle de l'amour délibérément choisi ; et ceux où il raconte la vie des pícaros , comme Rinconete et comme L'Illustre Laveuse de vaisselle où deux jeunes gens de bonne famille plantent là leur précepteur et s'en vont mener à leur guise une existence hors de la règle commune. La morale sociale souffre de telles initiatives, et le narrateur s'accommode comme il peut des nécessités que le goût de la liberté impose à l'imagination des poètes, mais il ne peut réprimer son élan, généreux, lyrique, vers toutes les formes de vie indépendante, fût-ce celle-là.

6. La fortune du Quichotte

On ne saurait se lasser de dénombrer les trésors de pensée, d'art et d'humanisme du Quichotte . Les Espagnols, et en particulier ceux de notre temps comme Unamuno ou Ortega y Gasset, pour ne citer que ceux-là, n'ont cessé de revivre ce livre inépuisable et d'en tirer, chacun selon sa propre tendance, une philosophie. Ces divers « quichottismes » se révèlent comme les différents aspects d'une philosophie spécifique, et extrêmement originale, de l'Espagne.
Par ailleurs, les études plus proprement historiques, littéraires, esthétiques, sociales qui ont pour objet Cervantès et son oeuvre constituent aujourd'hui toute une science, le cervantisme, où se sont illustrés d'éminents savants comme Rodríguez Marín ou Américo Castro.
Don Quichotte a exercé son rayonnement sur diverses littératures, par exemple sur le romantisme allemand qui ne pouvait manquer de s'y référer pour établir ses théories de l'ironie. Il a eu une grande influence en Russie, et sa présence se sent en filigrane dans Les Ames mortes de Gogol et dans L'Idiot de Dostoïevski. De même est-il certain que Flaubert a beaucoup songé au Quichotte en élaborant une oeuvre où l'illusion d'être un autre d'une part, et d'autre part la critique des connaissances établies et reçues jouent un si grand rôle. En dehors de quelques cas exceptionnels de cette qualité, on doit observer qu'en France, la fortune du Quichotte a souvent pris l'aspect d'une vulgarisation au sens le plus cruel du terme. Don Quichotte et Sancho sont devenus deux figures légendaires, représentant l'un le bon sens paysan, l'autre l'enthousiasme pour de nobles actions de cape et d'épée, par quoi on s'attaque à un ennemi plus fort et qui aboutissent à un échec ridicule. L'amour platonicien de Dulcinée est devenu ce que, dans la conversation courante, on appelle l'« amour platonique ». Les combats contre les moulins à vent et contre les moutons, qui sont deux des plus magnifiques pages de la prose castillane, ont subi la même avilissante simplification. C'est le sort des chefs-d'oeuvre de la littérature, lorsqu'ils entrent dans la conscience universelle, que de se figer en mythes, et le plus souvent en mythes d'une grossièreté désormais irréductible. Cependant, ils conservent, de par leur nature même de chefs-d'oeuvre universels, une énergie spirituelle perpétuellement capable de diffusion, d'action et de renouvellement. Ce contraste entre la conservation d'une énergie vitale et sa dégradation est particulièrement saisissant dans la destinée de Don Quichotte et constitue une autre des étonnantes aventures de ce héros du génie humain.

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Commentaires

  • Lettre de Don Quichotte à Dulcinée du Toboso:

    Haute et souveraine dame,

    Le piqué au vif des pointes de l’absence, le blessé dans l’intime région du cœur, dulcissime Dulcinée du Toboso, te souhaite la bonne santé dont il ne jouit plus. Si ta beauté me dédaigne, si tes mérites cessent d’être portés en ma faveur, et si tes rigueurs entretiennent mes angoisses, bien que je sois passablement rompu à la souffrance, mal pourrai-je me maintenir en une transe semblable, qui n’est pas seulement forte, mais durable à l’avenant. Mon bon écuyer Sancho te fera une relation complète, ô belle ingrate, ô ennemie adorée, de l’état où je me trouve en ton intention. S’il te plaît de me secourir, je suis à toi ; sinon, fais à ta fantaisie, car, en terminant mes jours, j’aurai satisfait à mon désir et à ta cruauté.

    À toi jusqu’à la mort,

    Le chevalier de la Triste-Figure.

  • Le manchot de Lépante nous fascine toujours. Merci pour cet éclairage.

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