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On appelle «littérature apocalyptique» une masse d'écrits organiques que les juifs anciens, du IVe siècle avant J.-C. à la fin du IIe siècle de l'ère chrétienne, ne cessèrent de produire et de promouvoir. Des éléments précurseurs s'en retrouvent plus ou moins nettement dans plusieurs livres, antérieurs et contemporains, de l'Ancien Testament hébraïque. Les textes chrétiens du Nouveau Testament sont eux-mêmes, pour nombre d'entre eux, en tout ou en partie, largement apocalyptiques. Tous ces écrits ont pour langue originale l' hébreu, voire l' araméen, et le grec. Traduits en d'autres idiomes comme le syriaque, le latin, l'éthiopien, le copte, l'arabe, l'arménien et le slavon, c'est par ce canal que, adoptés volontiers comme livres sacrés par les communautés chrétiennes locales, ils sont parvenus jusqu'à nous. Ils émanent d'à peu près toutes les tendances ou mouvements du judaïsme ancien, à savoir, principalement, pharisien, essénien, zélote, samaritain et chrétien. On ne saurait donc parler à leur sujet ni de marginalité ni d'hétérodoxie. Bien au contraire, ils sont l'effet direct et significatif, sur la terre nationale des juifs comme dans la Diaspora, d'un habitus littéraire généralisé dont il existe différents et solides témoins. C'est donc à la constitution du tableau d'ensemble de la société juive des derniers siècles du Second Temple que la littérature apocalyptique nous renvoie: c'est là qu'elle peut et doit trouver son explication.

Le mot «apocalypse» est l'exacte translitération du terme grec apokalypsis, le premier de l'Apocalypse chrétienne dite de Jean, oeuvre qui porte précisément son nom: elle le céda, comme générique, à bien d'autres antérieures de la même veine. Ce terme, qui signifie «révélation», dérive du verbe apokalyptein, «découvrir», «révéler», que la Bible grecque des Septante utilise pour traduire les verbes hébraïques galâh et hâsaph, dont la signification précise est «découvrir» (Exode, XX, 26) ou «révéler» (I Samuel, II, 27). Le livre de Daniel, le premier des livres bibliques à répondre à la perfection à la définition du modèle ou de la forme apocalyptique, l'a introduit dans le sens spécifique de «révéler les secrets» (II, 29). Il est utilisé d'une façon identique dans les épîtres de Paul de Tarse (ainsi: Galates, II, 2). Il n'est donc pas étonnant que, dès l'Antiquité, on ait intitulé volontiers «apocalypses» les écrits annonçant, et souvent décrivant, «révélant» donc l'état et le statut définitifs des choses, terrestres et célestes, à la phase ultime de l'histoire. L'apocalypticien, c'est donc le prophète de la fin des temps qui utilise les procédés d'écriture conventionnels de l'expression dite apocalyptique. La «fin» des temps comme moment, acte et réalités, se disant en grec eschaton ou, au pluriel, eschata, «choses dernières», on dit et on peut dire de l'apocalyptique que la dimension «eschatologique» lui est essentielle. Or l'oeuvre et la forme apocalyptiques sont relatives à la transformation radicale du système de représentations des relations entre ce qui est divin et ce qui ne l'est pas et, en deçà, aux conditions historiques globales dudit système.

La fixation et la définition par l'Église, voire par les Églises, du canon des Écritures ont eu pour effet que l'on désignât comme «apocryphes», respectivement «de l'Ancien Testament» et «du Nouveau Testament», nombre de livres très proches, par leur écriture et par leur contenu, des écrits bibliques, juifs et chrétiens. Imputée à une littérature qui couvre des siècles, avant et après Jésus-Christ, cette appellation ne manque pas d'ambiguïté, s'agissant du moins de l'Ancien Testament: les catholiques ne lui donnent pas le même sens que les protestants.

 

La littérature apocalyptique

 

Comme repère originel de l'écriture apocalyptique, il faut placer la destruction du Temple de Jérusalem en 587 avant J.-C. et l'Exil à Babylone. Occasion d'un croisement religieux et culturel aux effets imprescriptibles, l'Exil entraîna une renaissance véritable, caractérisée par le maintien de l'essentiel éthique, voire culturel, d'une religion nationale, celle de Moïse, conservée aussi pure que possible sur une terre étrangère et par la réinterprétation de cet héritage fondamental par le retour archaïsant de ce qui était très ancien, tant des traditions nationales que des cultures voisines. Plus précisément, il fut le lieu et le moment de réhabilitation des cultures et le creuset de refonte des mythes anciens. Ce vaste engouement pour l'Antiquité, remarquable jusque dans le vocabulaire utilisé, ne se limita pas à Israël: il reflétait même, largement, une tendance générale. La longue période qui précéda tout au long du VIIe siècle avant J.-C. et jusqu'en 587, comme celle antérieure à l'édit de Cyrus en 538 avant J.-C., fut celle des restaurations et des renaissances, des retours aux sources lointaines et des croisements culturels. Dans la littérature biblique de cette époque, on est frappé par le lien presque systématique entre, d'une part, un réinvestissement mythique très soutenu jusque dans la forme et, de l'autre, l'usage fréquent d'archaïsmes bibliques. L'exemple de Shadday, mot solidement enraciné chez les Sémites du Nord-Ouest et épithète de El dans les couches les plus anciennes des livres de la Genèse et de l'Exode, est des plus éloquents. Ce terme réapparaît justement au moment de l'Exil comme désignation de la divinité des Patriarches et du Dieu d'Israël, chez Ézéchiel, dans le document dit Sacerdotal et tout particulièrement dans les dialogues du livre de Job. On pourrait multiplier les exemples significatifs de ce processus de remythisation archaïsant au service du monothéisme: ils s'agencent tous dans le contexte original et suffisamment homogène de l'écriture biblique contemporaine; et, comme tels, ils constituent les signes précurseurs, déjà déterminés, de l'écriture, c'est-à-dire de la forme apocalyptique. On peut donc de quelque façon homologuer cette formule de S.B. Frost: «Nous pouvons définir l'apocalyptique comme la mythologisation de l'eschatologie.»

Accompagnant l'Exil, cette fois comme cassure politique aux effets gravement irréversibles et non tellement comme expérience originale de communication, à son début et à son terme, il y a le Temple de Jérusalem, détruit puis reconstruit. Pour le peuple concerné, l'Exil désignait un déplacement radical, et même une révolution pure et simple dans l'ordre et, partant, dans la représentation des choses. Refaire ou reconstruire simplement ce qui existait auparavant ne suffirait pas pour rétablir l'équilibre profond, tant politique que religieux, des réalités, des croyances et des symboles. Les institutions les plus centrales, les plus nécessaires même, le Temple et le culte sacrificiel au premier chef, avaient fait la preuve, en 587 avant J.-C., du caractère faillible voire provisoire de leur existence. Reconstruites, on ne pourrait plus miser sur elles comme médiatrices des biens rédempteurs ultimes ni même comme garantes des enjeux spirituels vitaux. Il fallait chercher autre chose. Et c'est dans cette autre chose, fruit systématique d'une défiance totale, que se trouve le noyau de l'apocalyptique.

La période directement pré-exilique et la période exilique elle-même furent celles de la transformation résolue des principes et des schémas constitutifs du système historiographique d'Israël, dont le livre d'Isaïe en ses chapitres I à XXXIX est l'excellent représentant sinon le premier témoin. Rompant avec les peuples ou les cultures environnantes, les Israélites avaient instauré la distinction entre l'ordre de la vision et du mythe d'une part et celui de la réalité et de l'histoire de l'autre; ce faisant, et pour la première fois dans l'histoire, ils avaient su respectivement identifier, désigner et représenter, comme séparés, le domaine cosmique et le domaine terrestre. Dès lors, à la grande différence encore de ce qui déterminait et animait les autres religions contemporaines, l'origine, ou la source, de l'expérience religieuse israélite ne trouvait pas ses fondements ni ses racines en des mythes théogoniques. Le rapport de cette expérience à l'histoire était dès lors possible; elle devait même devenir nécessaire. Le prophète avait pour fonction de le maintenir actif et de l'éclairer en l'actualisant sans cesse au gré des événements ou situations nouvelles. On sait combien la synthèse dite deutéronomiste avait transposé en un vrai système doctrinal cette transparence de l'histoire aux intentions divines, l'avenir historique, ou l'avenir tout court, y étant envisagé comme le moment des vérifications morales et comme le lieu des rendez-vous rétributifs (Deut., XXVII et XXVIII). Un tel système était construit sur la base politique de la royauté et du culte centralisé. Cet équilibre subit le choc des revers et des échecs, de la faillite même des VIIe et VIe siècles avant J.-C. Aussi, le fondement, la structure et le cadre éthique d'Israël furent-ils, dans un premier temps, secoués et, dans un second temps, transformés. Et, de leur côté, la voix et la plume des prophètes furent elles-mêmes contraintes d'intervenir dans un tout autre sens.

Avec les prophètes déjà exiliques Jérémie et Ézéchiel, les choses changèrent en profondeur. Il y eut à cela deux résultats: l'un, théorique en quelque sorte, fut le passage d'une finalité éthique, ou «eschatologie», reposant sur l'histoire à une autre, toute différente, impliquant la vision; l'autre, sémantique à la vérité, consista dans la mutation de l'oracle dans la vision. Précisons que l'oracle débouchait sur une éthique plane, aux dimensions politiques et aux perspectives historiques claires, tandis que la vision capitalisait et mémorisait le lot exhaustif des informations sur l'au-delà et donc sur le monde céleste. Avec le prophétisme classique, le rendez-vous ultime, rédempteur peut-on dire, était dans l'histoire, c'est-à-dire dans le champ visible ou transparent de l'activité divine; avec Jérémie et Ézéchiel déjà, il était ailleurs et autrement que dans cette histoire-là. Et ainsi apparaissaient des schémas et des signaux, littéraires, vraiment d'apocalypse. Pour Ézéchiel, le passé d'Israël n'est plus démonstratif du salut national ni justificatif des croyances et des rites liés à celui-ci (chap. XVI et XXIII). Un pessimisme fortement initié par Jérémie se dégage de ses textes, poussé jusqu'à l'outrance: le passé d'Israël est à ses yeux l'histoire d'une vaste rébellion. Et le prophète de regarder vers l'acte futur susceptible de redonner la vie, la vie nationale bien sûr (XXXVII, 12-14). Chez lui, la vision se fait englobante et quasi absolue. Né sur la vision du char céleste (chap. Ier), le «livre» qu'on lui fait manger (III, 1-3) se termine pas la longue et belle vision du Temple céleste des chapitres XL à XLVIII: le Temple tenu comme en réserve, «vu» et «révélé», et destiné à être manifesté comme le Temple véritable lors de l'ultime rendez-vous de l'histoire. Le grand connaisseur H.H. Rowley avait bien raison de dire que l'apocalyptique était «la fille de la prophétie» tout en étant différente d'elle.

La vision du Temple céleste d'Ézéchiel signifie vraiment l'inauguration de l'écriture apocalyptique. Le trait le plus fondamental de celle-ci consiste en ce qu'elle transforme, transfigure plutôt, les biens institutionnels, de longue date acquis, en des réalités célestes dont seule la vision peut à sa façon permettre l'approche en même temps que justifier le fait. Le premier de ces biens à être ainsi transformé, ce fut le Temple. La reconstruction de celui-ci, vers la fin du VIe siècle avant J.-C., ne changea rien, au contraire: la vision se maintint envers et contre tout; elle se renforça même en proliférant, et elle devint foncièrement polémique. Entre le Temple de Salomon, détruit, et le second, reconstruit, il y avait eu l'Exil à Babylone, c'est-à-dire une brèche avec laquelle, quoi qu'il en fût des compensations successives, il faudrait à tout jamais compter. On connaît les interrogations graves, violentes même, dont les derniers chapitres d'Isaïe (LIX, LXV et LXVI), probablement contemporains de la reconstruction du Temple, vers 520 avant J.-C., sont entre autres déjà porteurs. Ces invectives visaient le Temple fraîchement rebâti et, avec lui, le système sacrificiel dans son ensemble. Bien plus, elles désignaient comme certain, à terme, l'échec ou la caducité irréparable du sens éthique et de l'idéal de rédemption reposant précisément et toujours sur ce Temple. Ce faisant, elles manifestaient les symptômes d'une crise généralisée de la plus vitale importance. Loin d'être un rejet, elles signifiaient l'exigence nécessaire d'une transformation radicale et même absolue des choses.

C'est le Livre d' Hénoch qui, dans sa partie initiale datant d'au moins la première moitié du II siècle avant J.-C., propose la description la plus précise du Temple céleste comme transposition systématique et dernière du Sanctuaire de Jérusalem. Il s'agit de fait d'une page étonnante (XIV, 8-24), de la veine apocalyptique la plus pure: elle fait nettement écho à la fameuse vision du char céleste d'Ézéchiel (chap.Ier), avec, surtout: le trône, le feu, les roues et le cristal, et elle est aussi en correspondance forte avec l'image du «Vieillard» divin assis sur le trône du livre de Daniel (VII, 9 et 10). Mais c'est surtout le passage du Ier livre des Rois consacré à la «Maison» de Yahvé (chap. VI) dont on retrouve l'évocation nette. Selon ce texte biblique, le Temple de Salomon était constitué de deux parties: l'une, extérieure, la «Maison» proprement dite ou hékal (VI, 14); l'autre, intérieure, au coeur de celle-ci, ou débir. Dans la seconde et intime partie de l'édifice, seul pouvait pénétrer le grand prêtre, une fois l'an, le jour de l'Expiation (Lév., XVI). Or cette configuration bipolaire du Temple historique de Jérusalem se trouve reprise dans le passage du Premier Livre d'Hénoch, les deux éléments y étant transposés dans la vision céleste du visionnaire, Hénoch lui-même. De plus, à l'instar du grand prêtre du Temple, le grand prêtre céleste, Hénoch en personne, entre lui-même dans la cour du Sanctuaire; il pénètre ensuite à l'intérieur de celui-ci, puis il entre dans l'équivalent céleste du Saint des saints. C'est en cet endroit unique et préservé que se produit la théophanie royale du Dieu cosmique siégeant sur son trône de gloire, autour duquel tout est silence. Les anges, prêtres transfigurés, sont eux-mêmes exclus de ce lieu particulièrement sacré tout comme l'étaient les prêtres du service terrestre. On a ici le modèle idéal des représentations apocalyptiques du Temple que l'on peut repérer en nombre d'écrits apocalyptiques de la fin du Second Temple, et ce, comme dans le sillage même d'Ézéchiel. Les fraternités de Quoumrân homologuèrent très largement ce schéma nouveau, jusque dans leur vie même. Le fameux texte, le dernier et le plus long que l'on ait découvert sur les bords de la mer Morte, dénommé Rouleau du Temple par les spécialistes, en témoigne amplement. Dans l'attente de la révélation concrète du Temple céleste, le seul vrai, la communauté dite de la Nouvelle Alliance, apocalypse vivante en quelque sorte, rompant combien polémiquement avec l'édifice et avec le culte de Jérusalem, faisait office de Temple véritable. Jésus de Nazareth lui-même, plus que tout autre et à sa façon déterminée de prophète galiléen, a plongé profondément dans ce courant quasi généralisé à son époque. Ses fameux discours sur la ruine ou la purification du Temple de Jérusalem, probablement nombreux et authentiques (Matth., XXIV, 1 et 2, etc.), en témoignent, comme aussi l'annonce du remplacement du Sanctuaire terrestre par le Temple «où l'on adorera le Père en esprit et en vérité» (Jean, IV, 21-24). Dans l'écriture, les évangiles préciseront, en l'homologuant largement, cette idéologie nouvelle.

Ézéchiel est l'ancêtre littéraire de l'apocalyptique par nombre d'autres éléments que ses deux fameuses visions, celle du char divin et celle du Temple céleste. Ainsi est-il l'initiateur du thème de l'écriture céleste, le plus fonctionnellement significatif et déterminant de la forme apocalyptique avec celui du Temple nouveau. On sait en effet comment le «livre», obligatoirement divin, est dit avoir été communiqué au prophète magiquement. Les livres d'apocalypse s'emploieront à cultiver ce qui était ainsi semé.

C'est ici qu'il faut retenir la mention relativement fréquente mais d'importance majeure des «tablettes célestes», sur lesquelles sont écrits les «secrets» de l'histoire, passée, présente et future, des hommes et même du monde. Ces «tablettes» se trouvent surtout dans les très grands textes apocalyptiques des IIIe et IIe siècles avant J.-C. que sont: le Premier Livre d'Hénoch, le Livre des Jubilés et les Testaments des Douze Patriarches, plus précisément le Testament de Lévi et le Testament d'Asher. C'est ainsi par exemple que, dans le passage suivant (Ier Hénoch, LXXXI, 1 et 2), tout empreint de divination, on voit Hénoch, manifestement la réplique juive du héros babylonien Enméduranki, recevant communication des secrets célestes par l'intermédiaire des tablettes divines:

«Il [l'ange] m'a dit encore: "Regarde, Hénoch, ces tablettes célestes, lis ce qui y est écrit et apprends-en tout le détail." J'ai regardé ces tablettes, j'ai lu ce qui était écrit et j'ai tout appris. J'ai lu le livre et tous les actes des hommes, de tous les enfants de la chair vivant sur la terre, jusqu'à la génération finale.»

D'autres extraits de la même oeuvre pourraient être cités (ainsi: XCIII, 1 et 2; CIII, 2; CVI, 19; CVIII, 7). On y verrait que la «révélation» totale, y compris celle des choses ultimes de l'histoire, a été transmise à Hénoch par les anges, qui ont libre accès aux écritures célestes, les seules qui, à l'instar du Temple, soient désormais vraies. L'acte médiateur de cette transmission y est la vision, avec ou sans divination. Hénoch, institué interprète et même «scribe» céleste, est de ce fait élevé au rang des anges, autrement dit des êtres célestes véritables.

C'est l'autre grande oeuvre apocalyptique connue sous le nom de Livre des Jubilés qui, au IIe siècle avant J.-C., donna à l'usage céleste des tablettes scripturaires leur signification précise. Cet écrit propose une interprétation nouvelle, radicalement transformante, du don de la Loi à Moïse. Cet acte fondateur qu'est la révélation de la Torah n'est plus situé au Sinaï mais dans les cieux. Bien plus, Dieu en personne est dit l'auteur des choses désormais inscrites, un ange écrivant comme sous sa dictée sur les tablettes célestes. Dans cette révélation, qui est la seule vraie car étant la dernière, sont censés contenus tous les commandements de la Loi sinaïtique; bien des exemples pourraient le montrer. Or ces commandements sont désormais liés à une révélation: celle, sur les tablettes célestes cette fois, de l'histoire totale des hommes montrée et «visible» dans son achèvement, ce qui veut dire sa transformation. C'est cette histoire qui prend dès lors exclusivement place et véritablement sens dans l'écriture sur les tablettes célestes.

Nous sommes ici en présence d'une transposition radicale, dans les cieux et dans le contexte des déterminations ultimes de l'histoire, du don de la Loi au Sinaï. Avec l'apocalyptique, on le sait, le Temple et le service cultuel se sont trouvés transformés et transfigurés dans le régime céleste, qui est nécessairement le dernier. De même en allait-il de la montagne du Sinaï et des deux partenaires qui s'y rencontrent, Dieu et Moïse: ils sont à tout jamais des êtres irrésistiblement célestes.

Au moment où l'on écrivait ces diverses oeuvres d'apocalypse auxquelles l'on s'est ici référé, la Loi de Moïse, constituée alors des cinq premiers livres bibliques, était résolument instituée: elle s'imposait comme la charte sacrée, en grec nomos, et la constitution interne, en grec nomothésia, des juifs. On sait en effet quel avait été le rôle décisif d'Esdras, deux siècles plus tôt au moins, dans la normalisation d'un vrai culte de la Torah. Les juifs de l'époque avaient donc le bénéfice et la contrainte de deux institutions majeures: le Temple, avec son culte et ses agents, la Torah, avec sa lecture et ses interprètes. Les mêmes conditions, qui ont fait que le Temple et son service ont été transformés en réalités célestes, ont entraîné pratiquement à la même époque, la transformation de la Torah de Moïse en tablettes célestes. Et l'on peut avancer dès lors que le processus qui a vu ou fait apparaître l'écriture et les écrits apocalyptiques est l'effet d'une crise généralisée commencée très haut dans l'histoire. Pour les juifs contemporains, la question majeure était celle-ci: comment assumer ou seulement pallier le déséquilibre d'une situation dont on éprouvait, jusqu'au niveau le plus intime de son existence, les dommages profonds? Il y avait déséquilibre grave, entre, d'un côté, la puissance du système représenté conjointement par le Temple et par la Loi de Moïse, et, de l'autre, l'impossibilité lourde, à la différence de l'époque préexilique, de maîtriser cet ensemble au moyen d'un pouvoir politique adéquat. À l'époque, un tel pouvoir ne pouvait être que celui de la royauté! Or celle-ci tombait aussi de fait sous le coup de la crise désignée. D'ailleurs, la restauration nationaliste du roi sous les Hasmonéens, avec Aristobule (104-103 av. J.-C.) ou Alexandre Jannée (103-76 av. J.-C.), n'arrêta pas le processus de réinterprétation systématique de toutes les choses acquises. Au contraire, le fait que ces rois aient été aussi grands prêtres accentua le mouvement de crise profonde: la surqualification du second des deux titres désignait d'autant plus la cible première qu'était le Temple. Quant à la royauté douteusement juive, hellénistique et pro-romaine d'Hérode le Grand (40-4 av. J.-C.) et de ses successeurs (4 av. J.-C-44 apr. J.-C.), malgré ou avec l'édification du Temple grandiose que l'on sait, renforça et accéléra encore la forte tendance polémique vis-à-vis du Sanctuaire central. Il est certain que, dans ce contexte, culturellement et chronologiquement immédiat, l'annonce par le prophète apocalyptique Jésus de Nazareth de l'avènement du «Royaume des cieux» ne pouvait qu'apporter, sous la forme d'une synthèse quasi parfaite des représentations acquises, la réponse la plus opportune et la plus juste à l'attente «visionnaire» des contemporains. La réussite rapide du mouvement religieux ainsi initié a suffisamment vérifié ces choses.

L'écriture apocalyptique apporta à la crise du Second Temple une réponse déterminante et en quelque sorte, à sa façon, globale. Ses promoteurs s'engagèrent sur la voie d'une interprétation généralisée de tout bien institutionnel. Ce faisant, ils proposèrent à lire, à «voir» même, car il s'agissait de visions, la transfiguration systématique de tout ce qui était terrestre. La terre elle-même, et tout ce qui la peuple, n'échappait pas à ce fait, devenant «terre nouvelle», ni bien sûr l'homme, promu comme magiquement au rang et à la condition des êtres célestes, c'est-à-dire des anges (voir, par exemple: Testament de Job, XLV à LII et, de la même époque, les déclarations de Paul de Tarse aux chrétiens dans Philipp., III, 10 et Coloss., III, 1-3). Les effets directs de cette transfiguration de l'homme sont eux-mêmes décrits dans les textes apocalyptiques, juifs proprement dit mais aussi juifs chrétiens. Ainsi, élevé à l'ordre céleste, parle-t-on la langue des anges. Et c'est ici que se place le phénomène de la glossolalie ou «parler en langues», privilèges des anges et des humains bénéficiant de leur condition (Testament de Job, ibid.; Paul de Tarse dans Ire épître aux Corinthiens, XIII, 1 et XIV, 14 et Romains, VIII, 26; Actes des Apôtres, II, 11 et X, 46). Mais la communication dans les cieux n'est pas une conversation, elle est une vraie liturgie; et c'est par le moyen de l'«hymnologie des anges» (Testament de Job, ibid.) que, devenus êtres célestes, les humains s'expriment désormais (Apocalypse d'Abraham, XV, 5 et 6). Une telle liturgie suppose que ses participants, qui sont ses agents, soient parés des vêtements adéquats, vêtements de gloire comme ceux-là mêmes de Dieu et de ses anges (Testament de Job, ibid.; Apocalypse de Sophonie, VIII, 1-15; Apocalypse de Jean, passim; etc.). Il n'est pas besoin de revenir sur l'écriture, divinement «inspirée» et portée sur les «tablettes célestes». On trouve parfois l'inscription d'énoncés de gloire sur le vêtement, ce qui annonce un thème que la littérature mystique dite de la Merkabah développera ultérieurement. Le tableau apocalyptique, c'est-à-dire, littéralement, «révélé», se trouve donc complet: le monde et la société, l'homme et l'ensemble de ses conditions d'existence, naturelles et acquises, en bref tout ce qui concerne l'homme se trouve présenté comme définitivement transfiguré et constitutif dès lors de l'univers céleste, lequel englobe désormais, exhaustivement, tout ce qui vit et tout ce qui, d'une façon ou d'une autre, est nécessaire à la vie. Aussi, il allait de soi qu'un tel processus de saturation fût désormais la source et la raison de toutes les exigences éthiques; ce qui explique la place que tient la parénèse ou l'exhortation morale à côté des visions dans les oeuvres d'apocalypse.

Le premier résultat, objectif en quelque sorte, de l'élaboration du modèle apocalyptique fut la transformation radicale de la relation entre l'homme et la divinité, et partant l'apparition d'une conception tout autre de Dieu.

Dieu, désormais, c'est l'être absolu et transcendant, qui n'apparaît plus ni dans la tempête ni même, comme à Moïse, dans le buisson. Avec l'apocalyptique, l'axe de la verticalité s'est trouvé définitivement construit. Un mode nouveau d'immanence était ce faisant postulé: il devait être le garant de la transcendance divine nouvellement établie. Avec l'idée, l'image même puis le concept de médiation, le christianisme allait apporter à cet ordre totalement transformé des choses, son facteur décisif d'équilibre. La question de la relation entre le Dieu exclusivement céleste et l'homme persistant envers et contre tout dans l'histoire, posée différemment, trouvait ainsi sa réponse. La vision, autrement dit l'apocalypse, permettait à l'homme de donner forme et, ce faisant, d'une certaine façon, réalité à sa virtualité d'être céleste, les anges étant son infaillible référence.

Il y a un second effet ou produit, littéraire celui-ci, de la riposte apocalyptique à la crise généralisée de la société et de la conscience juives du Second Temple: c'est la manifestation de la forme spécifique d'écriture qui caractérise, soit partiellement soit entièrement, les oeuvres dites apocalyptiques.

Globalement, cette forme est celle du «livre», homologue et supplétif apocalyptiques de l'«oracle» prophétique. On sait comment ce mot fut introduit par Ézéchiel; il fut largement honoré par la suite jusqu'à l'Apocalypse de Jean, désignée par son auteur comme «livre prophétique» (XXII, 7 et 19). Or ce livre qu'est l'oeuvre d'apocalypse est toujours signé. À la différence des oracles des grands prophètes classiques de la Bible, sa signature n'est pas celle de l'auteur, qui demeure inconnu: elle est fictive et on la dit «pseudonymique». Les juifs du Second Temple, ainsi que les juifs chrétiens des origines, ont en effet cultivé et développé la pseudonymie, dont ils n'avaient d'ailleurs pas l'exclusivité dans l'Orient méditerranéen contemporain. L'oeuvre apocalyptique est donc à la fois anonyme mais pseudonymiquement signée. Ce signateur, ce n'est pas n'importe qui. Tantôt, c'est tel héros fondateur ou tel ténor du peuple ou de la nation dite élue: ainsi, Moïse dans le Testament de Moïse, Abraham dans le Testament d'Abraham, Élie dans l' Apocalypse d' Élie, les douze fils de Jacob dans les Testaments des Douze Patriarches; tantôt, tel ancêtre de la première humanité, par exemple et surtout Hénoch dans le Livre d'Hénoch (il y en eut plusieurs, différents) et même Adam dans le Testament d'Adam, etc. Le choix de ces pseudonymes n'était ni arbitraire ni neutre. Ces personnages signateurs étaient mis en scène dans les écrits d'apocalypse dont ils sont narrativement les héros; et ce, non plus comme agents marquants voire prestigieux de l'histoire passée, histoire nationale mais aussi, en amont et en aval, histoire de l'homme et des hommes, mais, ici et maintenant, comme médiateurs véritables de l'histoire définitivement actualisée du monde. Cette actualisation signée, par des procédés divers - le songe, la divination et la magie par exemple-, se monnaie en «vision»; et dès lors elle est apocalypse, autrement dit «révélation». Cette histoire ainsi révélée est donc comme secrètement inscrite dans l'histoire elle-même, que le nom des signateurs évoque de soi. Le moment et l'acte de sa mise au grand jour dans sa réalité profonde et sa signification ultime devaient obligatoirement porter la trace indélébile de leur identité. Cette fonction pseudonymique relève éminemment du déterminisme, l'un des traits souvent inavoué de l'apocalyptique. De plus, en tant que figure nécessaire, ce signateur au demeurant fictif est à la fois le narrateur d'ensemble et le héros central voire quasi exclusif des livres d'apocalypse.

Ainsi, entre le IIIe siècle avant J.-C. et le IIe siècle environ après J.-C., le processus apocalyptique entraîna, chez les juifs d'abord puis chez les chrétiens eux-mêmes, la prolifération exceptionnellement riche de produits structurés d'écriture, présentés comme les «Livres», les «Testaments» puis enfin les «Apocalypses» des éminentes figures jalonnant l'histoire, tant celle d'Israël ou des juifs que celle de l'humanité tout entière. Il s'agissait d'oeuvres littéraires où étaient organiquement liées ces deux choses: d'une part, la récapitulation systématisée et parfois chiffrée (comme dans le Livre des Jubilés, qui découpe la première tranche de la Bible, couverte par la Genèse et Exode, I-XII, en périodes de quarante-neuf ans) de l'histoire passée, saisie des origines jusqu'à l'heure présente, sorte de généalogie exhaustive de ce que l'on appelle désormais «ce monde-ci» (en hébreu: ha-'ôlam hazzeh; en grec: hô aïôn houtos); de l'autre, la description détaillée de la fin des temps ou plus exactement de ce qui se montre, en des visions ou «révélations», comme «le monde qui vient» (en hébreu: ha-'ôlam habbâ; en grec: ho aïôn mellôn).

En bref, bien que secrète dans ses choix et ses raisons, la signature de tous ces livres s'affirmait pour ainsi dire comme un rite magique, autrement dit comme le «sacrement» scripturaire marquant le monde en proie à une crise profonde et généralisée, et dès lors l'homme en perdition, d'un signe indélébile de vie. Perçue et désignée dans l'irrésistible au-delà qu'est le monde céleste, cette vie devait donc être nécessairement perçue comme «éternelle».

La renaissance culturelle des Sémites occidentaux aux VIIe et VIe siècles avant J.-C., avec le croisement des cultures qui en avait résulté, fut, on le sait, l'un des facteurs de la gestation de l'écriture apocalyptique. Or les grandes oeuvres résolument apocalyptiques sont, pour une part et plus ou moins indirectement, l'effet d'un phénomène analogue, plus tardif de trois bons siècles et étendu aux territoires méditerranéens et orientaux régis par les successeurs d'Alexandre le Grand.

Le système impérialiste, mis en place par les Lagides d'Égypte d'un côté et les Séleucides de Syrie de l'autre, avait réduit à néant la plupart des royautés locales. Cette absence de roi était un manque irréparable pour nombre de groupes nationaux dont certains avaient déjà souffert des jougs babylonien et perse, avant de connaître plus tardivement celui de Rome. On a pu recenser une série de mouvements de rébellion, de révoltes indigènes faisant appel aux valeurs anciennes bafouées, en Égypte, en Asie Mineure, chez les Parthes ou, plus à l'est, dans l'antique Élam. L'insurrection pratiquement contemporaine des Maccabées en Judée ne fut donc pas un fait isolé: elle est à placer dans un contexte bien plus large où motifs religieux et raisons politiques sont à conjuguer obligatoirement.

Tous ces mouvements, datables des IIIe et IIe, et même Ier siècles avant J.-C., s'accompagnèrent d'effets que l'on peut dire nationaux-littéraires non sans similitudes frappantes avec la production apocalyptique des juifs.

Pour l'Égypte, il convient de retenir surtout deux documents. Il y a d'abord la Chronique démotique, appelée plus justement Prophéties patriotiques. C'est un papyrus fragmentaire de la période ptolémaïque qui, après avoir rappelé dans ses grandes lignes l'histoire de l'Égypte sous les sept derniers pharaons, annonce un futur décisif, à savoir la «montée d'un souverain à Héracléopolis». Ce texte visait à motiver la rébellion contre les chefs politiques étrangers et à renforcer l'attente d'un roi idéal. On doit signaler aussi le fameux Oracle du potier, du IIe ou IIIe siècle avant J.-C. On y décrit une période de calamités frappant l'Égypte tandis que la terre se trouve ravagée. La cause de ces malheurs est la présence d'envahisseurs étrangers. La situation, annonce-t-on, sera renversée: Alexandrie sera dévastée et les dieux autochtones retourneront à Memphis, restaurée comme la cité nourricière universelle; enfin, un «roi venu du soleil» sera envoyé par Isis, et l'Égypte connaîtra alors la prospérité de l' âge d'or.

Du côté de la Perse, sous contrôle séleucide, il faut mentionner d'abord l' Oracle d'Hystaspes. Le récit y commence par un songe, interprété par un jeune homme au don de prophétie. Un temps de grande détresse et de désolation est annoncé, avec des signes dans les cieux. Mais Dieu entendra l'appel des justes, et il enverra un grand roi comme libérateur, Rome connaissant son déclin et l'Ouest se trouvant soumis à l'Est; enfin, le feu divin descendra pour consumer les méchants et purifier les bons. Cet oracle peut être mis en liaison avec les campagnes de Mithridate contre Rome au Ier siècle avant J.-C. Avec la description du cataclysme que suivent la venue d'un roi céleste et la rénovation du monde, nous retrouvons bien la forme même des oracles politiques du Moyen-Orient hellénistique à laquelle appartiennent, pour une part du moins, les apocalypses juives contemporaines. Il faut savoir que l'on trouve quelques textes parallèles à l'Oracle d'Hystaspes dans la littérature perse ancienne, le plus connu étant le document apocalyptique Bahman Yasht. Cet écrit se distingue par le fait que, pour lui, l'intervention du roi sauveur suivra l'apparition et l'effondrement du «quatrième royaume», l'oracle étant construit bien sûr sur la vision bien connue des quatre royaumes. Correspondant à une division systématique et périodicisée de l'histoire à laquelle doit succéder l'intervention ultime et rédemptrice de Dieu, ce tableau des quatre royaumes était très répandu dans le Proche-Orient ancien: on le rencontre dans la Bible, au livre de Daniel (chap. II et VII), mais aussi ailleurs comme dans le Quatrième Oracle sibyllin et dans plusieurs textes latins.

Cette brève enquête permet de saisir combien l'apocalyptisme méditerranéen et oriental était construit sur la base d'un internationalisme de fait et à dimension triple, à savoir: politique, culturelle et littéraire. Le système hellénistique d'ensemble, dans tout ce qu'il comportait d'officiel et d'institué, se trouvait donc doublé d'un réseau plus ou moins ouvert ou patent de phénomènes contraires. Cette situation constituait le creuset de l'apocalyptique, l'inspiration de celle-ci étant donc orientale tout autant que juive. Néanmoins, le processus original d'où sont sorties les oeuvres apocalyptiques, et celles-ci comme telles ont des raisons éthiques ultimes et une domiciliation nationale qui demeurent exclusivement juives, juives chrétiennes pour certaines.

La littérature apocalyptique constitue un corpus particulièrement important, quantitativement, certes, mais aussi qualitativement. Comme ensemble littéraire grandement majoritaire, elle est imputable à ce que l'on devrait légitimement reconnaître, à l'instar et à côté de l'Antiquité grecque et de l'Antiquité romaine, comme l'Antiquité juive. En tant que production littéraire propre, cette littérature relève d'un véritable habitus scripturaire auquel on doit aussi, en plus de la masse étonnante d'écrits d'origine juive, la plupart des textes chrétiens primitifs, canoniques ou non, pour autant qu'on puisse les dire littéraires. Il n'est d'ailleurs pas d'écriture contemporaine chez les juifs, ni chez les juifs chrétiens, qui ne fût, totalement ou partiellement, apocalyptique.

Héritières de l'enseignement tout apocalyptique de Jésus de Nazareth, la doctrine puis la dogmatique chrétiennes se sont élaborées sur la base de référents et d'énoncés fortement apocalyptiques. C'est dès lors avec raison que le grand théologien allemand E. Käsemann a écrit, en 1960: «L'apocalyptique est devenue la mère de toute théologie chrétienne.»

 

 

Les écrits apocryphes

 

Les apocryphes de l'Ancien Testament

 

Le mot grec apokrypha, dérivé du verbe kryptein, «cacher», signifiait à l'origine «choses cachées»; il s'appliquait plus précisément aux livres «cachés» ou «secrets» de par leur contenu. Pour les juifs, l'adjectif «caché» imputé aux livres saints n'était pas péjoratif. Ils disaient «cachés», en hébreu guenûzim - de la racine ganaz, qui a donné guénizah, «cachette» adjacente à une synagogue -, les livres ou fragments de livres bibliques qui, en raison de leur état de détérioration, devaient être retirés de l'usage et conservés à l'écart pour la raison qu'ils portaient le nom divin (on les appelait des shemot, «noms»). Ils appliquaient également ce terme aux écrits dont la qualité et dès lors le statut d'Écritures saintes se trouvaient encore discutés (Talmud, Shabbat, 13b et 30b).

Dans l'Église des premiers siècles, apokrypha apparut pour la première fois, dans son sens spécifique, au temps d' Irénée de Lyon (seconde moitié du IIe siècle), à propos du conflit qui opposait l'Église aux hérétiques, les gnostiques principalement. Les découvertes de Nag Hammadi ont bien montré que les auteurs gnostiques présentaient volontiers leur enseignement comme une «doctrine secrète»; l'un des documents porte même le titre précis d'«Apocryphe de Jean». On sait combien la littérature gnostique fut combattue comme «fausse» par les Pères ou auteurs ecclésiastiques des IIe et IIIe siècles; le mot «apocryphe» devint alors synonyme d'«hérétique». C'est ainsi que le même Irénée rapproche apokryphos de nothos, «bâtard» ou «corrompu» (Contre les hérésies, I, XIII, 1), Tertullien, de son côté, utilisant apocrypha, en latin cette fois, comme équivalent de falsa (La Pudicité, X, 12).

Plus tard, l'Église classa parmi les livres «secrets», à l'instar des «apocryphes» gnostiques, les écrits d'origine juive que les maîtres de la Synagogue ou rabbins avaient exclus du corpus de leurs Écritures sacrées. Un nouvel usage du mot «apocryphe» apparut donc. Ces livres dits ainsi «apocryphes» connurent un temps chez les chrétiens une grande faveur, au point que, pour d'aucuns, ils furent homologués parfois comme des faits réellement canoniques. Il s'agissait surtout d'oeuvres d'apocalypse (ainsi: le Premier Livre d'Hénoch et le Livre des Jubilés dans l'Église éthiopienne) dont la forme et le contenu étaient nettement perçus comme ésotériques. C'est dans ce sens qu'Origène (seconde partie du IIIe siècle) parle de ces écrits comme d'«apocryphes». Vers l'an 400, comme en témoigne saint Augustin, le sens dépréciatif du mot apokryphos, appliqué aussi désormais à ces textes légués par les juifs, prévalait fortement.

Cette littérature dite apocryphe car non canonique est immense. Elle comprend bien sûr les apocalypses au sens strict, mais encore: les Testaments, qui sont nombreux; les oeuvres originales de Quoumrân, importantes, elles aussi, et d'autres plus difficilement classables. Dans un souci d'aligner davantage la terminologie sur les raisons d'objectivité qu'exige la recherche, ample et vigoureuse, on la désigne de plus en plus aujourd'hui à l'aide de ces deux appellations: «pseudépigraphes de l'Ancien Testament» (c'est le titre, The Old Testament Pseudepigrapha, des deux volumes de l'édition en langue anglaise dudit corpus, par l'Américain J.H. Charlesworth) ou «littérature intertestamentaire» (formule naturellement protestante adoptée par l'édition de La Pléiade: La Bible. Écrits intertestamentaires). Les éditions récentes de pays à tradition plus nettement catholique comme l'Italie et l'Espagne continuent d'employer la formule traditionnelle, aux connotations plus confessionnelles: «Apocryphes de l'Ancien Testament». Notons que les éditeurs allemands ont adopté une terminologie plus neutre, pour la série composée de nombreux fascicules qui s'intitule: Jüdische Schriften aus hellenistisch-römischer Zeit. Quoi qu'il en soit de leur diversité, ces appellations témoignent éminemment de l'importance qu'a de nos jours cette vaste et riche littérature. Et l'on doit donner acte au consensus des chercheurs d'avoir lavé celle-ci du péché littéraire qu'était pour elle la non-canonicité.

Les protestants donnent, encore aujourd'hui, au mot «apocryphe» une signification technique qui leur est propre. Ils désignent de la sorte les livres que, à la différence des catholiques, ils ne retiennent pas dans leur canon des Écritures. Cet usage ne s'est bien sûr imposé qu'après la Réforme. Il remonte cependant à saint Jérôme (mort en 420). Lorsque ce dernier se fit le champion de la hebraica veritas, il exclut du canon biblique véritable, comme «apocryphes», les livres que l'on ne trouvait que dans la Bible grecque et donc absents de la Bible hébraïque. Contre saint Augustin et les Églises d'Occident, il optait ce faisant pour la pratique orientale, attestée déjà par le contemporain d'Irénée, l'évêque de Sardes, Méliton.

Dans ce cens, le mot «apocryphe» fut institué par l'ouvrage de Karlstadt, De canonicis scripturis (1520). C'est à la Bible de Luther qu'il dut sa promotion décisive. Même s'il leur arrive de figurer dans les Bibles protestantes, ces «Apocryphes de l'Ancien Testament» ne sont pas considérés par les fils de la Réforme comme des livres vraiment canoniques. Pour Jérôme comme pour Luther, «apocryphe» ne voulait pas dire «hérétique» ni «caché» ou «secret», mais simplement d'un degré inférieur à celui que l'on reconnaît aux autres livres qui constituent la «règle» (en grec: canon) pour la doctrine et pour la foi. Dans la Bible protestante, où ces livres dits apocryphes ne devraient pas figurer, le vide littéraire est chronologiquement grand entre le dernier livre de l'Ancien Testament, exclusivement hébraïque, et le premier livre du Nouveau Testament. Dès lors, les écrits «intertestamentaires» peuvent-ils assurer les liens d'une suffisante continuité. L'adjectif «intertestamentaire», tout protestant comme on le sait, trouve là seulement sa pertinence.

À la différence du protestantisme, l'Église romaine considère comme livres canoniques à part entière ces «apocryphes» protestants. Pour sa part, elle les appelle «deutérocanoniques». Contrant les réformateurs, le concile de Trente a fait figurer ces textes en bonne et due place dans sa liste des «Livres saints», inspirés et canoniques. Il adoptait ainsi, définitivement, l'antique tradition de l'Église occidentale défendue par Augustin. Quant au mot «apocryphe», il sera conservé par les catholiques, qui l'imputeront définitivement à l'immense corpus d'origine juive composé surtout, en tout ou en partie, d'apocalypses ou d'oeuvres à teneur apocalyptique.

C'est en 1556 que furent utilisés pour la première fois, par Sixte de Sienne, les mots «protocanonique», s'appliquant aux livres «au sujet desquels il n'y a jamais eu doute ni discussion dans l'Église», et «deutérocanonique». Ces deux appellations concernent l'Ancien Testament comme le Nouveau.

Les deutérocanoniques de l'Ancien Testament catholique, qui sont des apocryphes protestants, sont: Tobie, Judith, Sagesse de Salomon, Ecclésiastique ou Ben Sira, I Baruch, Ier et IIe livres des Maccabées, Esther, X, 4 à XVI, 24 (selon la Vulgate latine), Daniel, III, 24-90, et XIII et XIV). Pour la plupart, ces livres ne nous sont parvenus que par le texte grec des manuscrits et éditions de la Septante. Notons que, dans la série de leurs apocryphes, les protestants ajoutent Troisième et Quatrième Esdras ainsi que la Prière de Manassé.

Les deutérocanoniques du Nouveau Testament sont: épître aux Hébreux, épître de Jacques, IIe épître de Pierre, IIe et IIIe épîtres de Jean, épître de Jude, Apocalypse de Jean.

 

Les apocryphes du Nouveau Testament

 

Il est extrêmement difficile de préciser la notion d'apocryphes du Nouveau Testament. En dehors des quatre textes canoniques tout évangile était apocryphe. Plus tard, la notion s'élargit. On classa dans cette catégorie des livres connus et estimés de tous, nullement blâmables, mais que l'Église ne désirait pas adjoindre à son canon. Enfin on en arriva à considérer comme apocryphes des ouvrages suspects, dangereux et même formellement hérétiques, de sorte que le terme signifiait simplement «ce qui n'est pas totalement approuvé par l'Église romaine». C'est ainsi qu'on établit des catalogues de livres apocryphes, c'est-à-dire interdits, tel ce fameux décret du pape Gélase (qui régna de 492 à 498), très discuté par les historiens, qui prohibe une foule d'écrits, rassemblant les évangiles apocryphes, les apocryphes de l'Ancien Testament, etc., et même les oeuvres de certains écrivains suspects, comme Eusèbe, Tertullien ou Lactance.

Il est nécessaire de revenir à une acception plus étroite du terme. Celui-ci doit être compris en fonction du canon des saintes Écritures chrétiennes, c'est-à-dire en particulier du Nouveau Testament. Deux sortes d'ouvrages peuvent venir ici en discussion: d'abord ceux qui se présentent, quant à la forme et au fond, d'une manière analogue aux livres du Nouveau Testament (évangiles, actes, épîtres et apocalypses apocryphes); d'autre part les ouvrages chrétiens qui, par leur ancienneté ou leur renommée, auraient pu être et parfois ont été admis dans le catalogue des livres saints, bien qu'ils fussent différents, dans la forme, des textes canoniques. Cette deuxième catégorie est évidemment assez vaste et risque d'atteindre de très grandes proportions. Mais il est indispensable d'en donner un aperçu, si bref soit-il.

 

Les «livres saints» apocryphes

 

Dans cette première catégorie on trouve les quatre espèces d'ouvrages parmi lesquels l'Église a choisi ses livres saints. Mais il faut distinguer, dans cet ensemble, deux sortes de textes. Certains sont contemporains et même antérieurs aux livres canoniques. S'ils n'ont pas été admis dans le canon, c'est qu'ils avaient pris naissance dans des Églises éloignées du centre romain ou qu'ils manifestaient des tendances doctrinales archaïques, qui parurent plus ou moins hérétiques aux autorités romaines, imbues d'un christianisme plus évolué. C'est le cas, entre autres, de l'Évangile des Hébreux, de l'Évangile des Égyptiens, de l'Évangile des Ébionites et de l'Évangile de Pierre qu'on peut considérer comme des évangiles judéo-chrétiens de forme très ancienne. C'est peut-être le cas aussi de l'Évangile de Thomas, retrouvé dans les papyrus de Nag Hammadi.

À côté de ce premier groupe, d'autres ouvrages sont manifestement postérieurs à la rédaction des textes canoniques. Ils en développent les données, soit pour en souligner le merveilleux, soit pour les utiliser dans un dessein de propagande en faveur de tendances ascétiques. Il faut citer le Protévangile de Jacques et ses remaniements, le Transitus Mariae, l'Histoire de Joseph le Charpentier, le Récit des enfances du Seigneur par Thomas, l'Évangile arabe de l'enfance, enfin l'Évangile de Nicodème     , appelé aussi Actes de Pilate.

Les Actes apocryphes semblent pouvoir être datés de la seconde moitié du IIe   siècle ou du début du IIIe. Ils forment un groupe homogène sur le plan littéraire, mais surtout par leur tendance doctrinale très nettement marquée d'encratisme (ascétisme sévère). Ils représentent un christianisme populaire et archaïque, assez éloigné de l'«orthodoxie» romaine. On connaît les Actes de Jean, les Actes de Pierre, les Actes de Paul, les Actes de Thomas, les Actes d'André. Ce sont les plus importants et les plus anciens. D'autres sont attribués à Philippe, à Matthieu, à Barnabé.

Les épîtres apocryphes ont surtout été attribuées à l'apôtre Paul, dont on a voulu compléter la correspondance. La Troisième Épître aux Corinthiens     est une suite aux Actes de Paul. L'Épître aux Laodicéens est composée de fragments canoniques. Les quatorze lettres de la correspondance avec Sénèque sont assez récentes. La correspondance du Christ avec Abgar, roi d'Édesse, est peut-être plus ancienne (fin du IIe s.).

Parmi les apocalypses apocryphes, la plus ancienne est l'Apocalypse de Pierre, qui semble liée à l'Évangile du même apôtre. L'Apocalypse de Paul est un peu plus récente. Elles sont toutes deux conformes au genre littéraire de ce nom et supportent la comparaison avec l'Apocalypse de Jean. Un groupe nettement postérieur et moins heureusement inspiré comprend l'Apocalypse de Thomas, l'Apocalypse d'Étienne, trois Apocalypse de Jean, deux Apocalypse de la Vierge, et d'autres attribuées à Barthélemy, à Zacharie, à Daniel, à Esdras, etc. En revanche, bien qu'elle ne porte pas le titre d'apocalypse, il faut citer ici l'Épître des Apôtres, qui est une révélation du Christ, transmise aux fidèles dans un message apostolique. Le fond, la forme, la date rapprochent cet écrit de l'Apocalypse de Pierre.

 

Les apocryphes au sens large

 

Les savants qui, du XVIe au XVIIIe    siècle, ont établi des recueils d'apocryphes du Nouveau Testament, s'en sont tenus à la définition stricte utilisée jusqu'ici. Mais, en 1866, Hilgenfeld rompit avec cette tradition en publiant un Novum Testamentum extra canonem receptum, qui élargissait beaucoup la notion. Il ajoutait aux livres reçus comme apocryphes plusieurs ouvrages chrétiens très anciens et même des livres juifs. C'est la même conception qui est à la base de la grande publication de E. Hennecke parue en 1904 sous le titre de Neutestamentliche Apokryphen et rééditée à plusieurs reprises. On l'a vivement critiquée. Pourtant le problème se pose réellement. Il existe une catégorie assez considérable d'ouvrages qui sont en marge du Nouveau Testament et en constituent en quelque façon les apocryphes.

Il y a d'abord les apocryphes de l'Ancien Testament d'origine chrétienne. Certains considèrent comme tels les Testaments des douze patriarches ou même l' Hénoch slave. En fait ce sont des livres juifs. Mais il en est trois d'une extrême importance, qui doivent être regardés comme chrétiens: l' Ascension d'Isaïe, mis à part les premiers chapitres, est une apocalypse chrétienne du Ier   siècle, très proche de l'Apocalypse de Pierre; les Odes de Salomon, bien qu'étroitement liées aux Psaumes de Salomon, comportent 42 hymnes magnifiques, qui furent chantés dans l'Église syriaque primitive; les Oracles sibyllins chrétiens (VI, VII, VIII), analogues sans doute aux livres juifs (III, IV, V), manifestent un christianisme archaïque, mais sans équivoque. Il faut ajouter que les chapitres d'introduction et de conclusion (I, 2; XV, 16) du Quatrième Livre d' Esdras, qu'on a appelés Cinquième Esdras   et Sixième Esdras, se situent dans la même atmosphère que les ouvrages précédents. Il convient donc de donner à cet ensemble une place à part.

De même, certains livres du christianisme primitif, classés depuis Hilgenfeld parmi les apocryphes, nous ont été transmis par des manuscrits bibliques. Le Sinaiticus nous donne le texte grec du Pasteur d' Hermas et de Barnabé, l' Alexandrinus celui des deux lettres attribuées à Clément de Rome. Il semble donc que ces ouvrages furent, au moins à une certaine époque, considérés comme «livres saints». On y a joint, depuis sa découverte en 1883, la Didaché, ou Doctrine des apôtres. Ces cinq ouvrages peuvent évidemment être rangés parmi les oeuvres des Pères apostoliques. Mais ils gardent un certain nombre de caractéristiques communes très archaïques qui les situent hors du cadre normal des textes patristiques et les rapprochent des apocryphes.

Enfin la découverte de toute une bibliothèque gnostique copte en 1947 à Nag Hammadi (Khenoboskion), dans la haute Égypte, comprenant une cinquantaine d'ouvrages jusqu'alors inconnus, pose à nouveau le problème. Beaucoup de ces textes ont des titres qui en font des apocryphes: Évangiles de Vérité, de Thomas, de Philippe, Apocalypses de Pierre, de Paul, de Jacques, Actes de Pierre, Épître de Pierre     , Livre secret  (apocryphe) de Jean, etc. Pour l'instant, beaucoup de ces textes sont restés inédits. Mais il est normal que les rares livres publiés, l' Évangile de Vérité, l' Évangile de Thomas, l' Apocalypse de Jacques, l'Apocryphe de Jacques, aient pris place dans le corpus des apocryphes du Nouveau Testament.

 

Importance des apocryphes du Nouveau Testament

 

Ces ouvrages, qui semblent en marge des textes chrétiens officiels, sont en réalité d'une extrême importance. D'une manière générale, ils nous permettent de connaître certaines formes du christianisme qui s'écartent réellement du courant majoritaire. C'est le cas en particulier des textes de Nag Hammadi, dont la publication éclaire d'un jour nouveau le monde du gnosticisme, qui nous est surtout connu par les notices de ses adversaires.

Mais, si l'on s'en tient aux apocryphes connus avant Nag Hammadi, on peut considérer que, dans l'ensemble, mis à part certains textes plus récents, ces ouvrages constituent le dossier complet de cette forme naissante du christianisme qu'on a coutume d'appeler maintenant le judéo-christianisme. C'est en étudiant ces textes, écartés par l'Église romaine du catalogue de ses livres saints, qu'on peut atteindre la véritable doctrine de ce mouvement. Une telle littérature, qui rend un son étrange à nos oreilles habituées à des formules plus élaborées, et qui déjà paraissait «    apocryphe     » aux Pères de l'Église chrétienne des IIIe et IVe siècles, exprime en réalité la forme la plus ancienne et la plus typique du christianisme primitif. Son étude doit donc être entreprise par l'historien avant celle des grands textes classiques du Nouveau Testament, comme une préparation et une introduction indispensables à une véritable compréhension de ceux-ci.

Les littératures 

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