Dans le salon, il y avait bien aussi le grillotis, oui mais pas trop fort, des bibelots en verre et en argent et l’on aurait dit que les pendentifs des candélabres dorés sur la console et les petits verres du service à liqueur sur la table à thé avaient des frissons de peur et des frémissements d’indignation après le départ des voisines. Les voisines, fallait les voir. Petit troupeau de madames avec des choses à dire sur chaque chose, elles quittaient la maison après l’avoir occupée comme de la poussière d’été, levée par l’orage.
- « La vie ! » elles disaient ça avant de s’enfoncer dans la ruelle sombre.
- La vie, ah la vie !
Silencieuse, madame Leuca les regardaient partir. Ce n’est pas qu’elle n’était pas d’accord, mais enfin, plutôt que de ne plus voir personne, elle avait choisi de dire moins, peut être au fond pour penser mieux. La vie, et oui, cette vie là justement : quelque chose de honteux impossible à avouer, une misère à laquelle il faut compatir ainsi ; en haussant les épaules et en baissant les paupières ou en tendant le cou comme s’il s’agissait d’une pilule bien amère à avaler.
La vie ! N’était ce donc pas la vie qu’elle savourait, elle souvent seule, dans une paix inaltérable, dans la perfection d’un ordre si net, dans ce silence accompagné du lent tic-tac de l’horloge qui sonne les heures et les demies heures du ton languissant et apaisant de son coffre vitré?
Qu’en savaient elles, elles de la vie, elles qui ne vivaient qu’en regardant le soleil les yeux plissés et le front usé de l’avoir tellement questionné pendant que la vie passait ? Alors elle se repencha sur la table ou son cahier l’attendait. Il fallait garder ces choses là secrètes. Écrire ici, c’est un peu perdre son temps, mais tant de choses sont à dire qui restent des secrets :
« Mon frère,
La terreur du monde réel n’a jamais cessé de peser sur ma destinée. La terre n’a jamais été solide sous mes pieds. Elle chavire souvent, je la sens sombrer, s’effondrer en moi-même. Cette instabilité parfois, me donne l’impression de gagner le monde entier. Je n’ai jamais trouvé la terre hospitalière mais j’ai vécu mon enfance comme un animal voué à la sensibilité. Cette terre natale qui revient tous les matins, comme un être aimé sans retenue, m’est souvent apparue comme quelque chose d’hostile, de terriblement angoissant en lutte contre moi. L’impression qu’elle s’imposait à moi, reflet de l’abîme et de la précarité de mon assise, l’empreinte d’une perte fondamentale. »
Hé bé, une fois écrites ces choses là devaient bien sur rester secrètes. De toute manière, qui pouvait lire autre chose que le ciel dans cette campagne ? Et que lit-on dans le ciel ? Et quoi encore, avec l’aide de Dieu surement, oui parce que évidement. Dieu. Dieu et ses grimaces. Un jour à genoux devant lui, parce que personne n’honore les vivants, elle avait écrit entre ses larmes, ce que la stèle de son mari aurait du avoir pour l’éternité.
« Il était un homme exigeant avec lui-même comme envers les autres mais à cette rigueur s’ajoutait un tempérament à la fois ténébreux et solaire, fier et passionné, de sorte que ses amitiés furent souvent marquées par des ruptures éventuellement suivies, le temps passant de chaleureuses mais rares réconciliations. Il aimait les femmes, adorait le grouillement de la rue, la terrasse du café sur laquelle il venait seul, rien dans les mains. D’ailleurs qui l’a vu dans ses solitaires replis, s’abandonner à la conquête d’une splendide passerelle entre le temps et les heures, toute de formes et de dentelle fut elle ? Rien dans son apparence, dans sa curiosité toujours en éveil pour toutes choses, n’aurait fait supposer que cet homme si bien portant, resplendissant et beau, cachait une blessure en son flanc, qu’il savait inguérissable. ».
Sur une stèle… et alors qu’auraient dit les autres ? Et qui l’aurait gravée la stèle ?
C’était ses secrets à elle, personne pour savoir qu’elle les écrivait, les pensait, loin des gens du village, des enfants, des cris du monde. La montagne se dressait là, comme un mur de toujours et son air d’éternité, se couchant dans son ombre au crépuscule et lourdement puissante les jours de pluies aux quatre saisons. Il y avait les enfants, heureusement, avant qu’ils ne deviennent grands, qui faisaient de la vie, des petits soleils en plus. Après tout, l’univers n’était pas que pour les autres, alors, oui parmi les mots, les secrets, de petits soleils pondus, des en plus, comme des surprises dans les poches, lorsqu’on est loin de la maison et qu’il reste quelques noix écalées tièdes, réchauffées à la peau humide d’avoir trop marché.
C’était aussi un secret que le départ de son frère, avec ses airs de souffrir plus que tout le monde. La ville qui les mangeait tous les uns après les autres. Il écrivait, parfois, deux fois rien, quoi, une lettre en 20 ans ? Et quelle lettre. Pour lui dire à quel point elle lui avait pris son enfance, piétiné sa destinée à lui, des mots qu’elle ne comprenait pas entièrement, des choses qu’on ne dit pas.
Oui, il avait trouvé une belle femme, oui il avait fait des enfants et oui il avait une maison. Elle n’avait rien vu de tout cela, mais ça devait être vrai. Depuis ce temps, il avait du sentir le temps passer, il faudrait bien qu’elle y aille à la ville voir cette maison. Et le voir lui, après tout, la maison, sa femme, ses enfants ce n’était qu’un prétexte. Elle l’avait tellement aimé, il l’avait tellement fait rire. Les tempêtes de l’enfance, ils les avaient traversées à deux, celles de la vie, elles s’étaient accrochées à chacun de ses cheveux à elle, surement aux siens aussi mais elle n’en savait rien au fond.
En attendant et depuis si longtemps, il fallait se résoudre à ce silence comme une cape de plomb sur sa vie. Il avait décidé qu’elle ne devait plus être en contact avec lui, cela lui faisait du mal, alors sans avis, il avait coupé les ponts. Juste bonne à rien ni à personne, voila comment elle s’était sentie. Triste destin que ces enfants qui s’aiment trop. Oh pas de vilaines choses non, des choses que les seuls ne peuvent pas connaître, que les singuliers ne peuvent pas apprécier. Des choses d’enfants, s’endormir le soir avec la main de l’autre, écouter son souffle régulier, entendre son pas dans les chemins, comprendre son appréciation de tout et de rien sans rien échanger, être dans le même camp devant les autres. Des riens, de ceux qui font que les autres cherchent toute une vie, l’âme sœur. Alors, la peur au ventre, elle avait continué, sans jamais bouger de ce village, fière tout de même, qu’un des deux soit parti.
La terre, les vaches, les saisons, les cochons, un mari et puis une fille. Voila la vie qui était passée dans ce silence étourdissant qui la dévorait encore parfois si elle se laissait aller. Un dernier coup de balai sur le sol et un coup de ce vin là et puis voila, la journée aurait été bien remplie. Comme la vie, un jour passé, un jour de plus.
Elle fuyait ces points d’interrogations qui surgissaient sans qu’elle les appelle, là dans la poussière, ou bien lorsqu’elle étendait le linge. Pourrait-elle lui dire un jour qu’il lui avait manqué tant et tant ? Voudrait-il l’écouter lui raconter la peur de ses silences et de ses cris profondément enfouis, lorsqu’il fallait aller bien et tenir la maison, s’occuper des champs, faire comme si rien n’était plus normal que de perdre son frère.
Pourquoi, n’était elle plus assez aimable pour être aimée, pourquoi ne lui avait il pas tendu un peu la main au cours de ces années de cœur sec. Oui c’était cela, la moitié du cœur sec et l’autre qui a besoin de l’eau de la vie. Un seul de ses mots à lui son frère jumeau et sa vie aurait été colorée de jaune, de bleu, avec une forêt de pleine vie. On ne devrait plus vivre sans son jumeau, non jamais.
Adolescent, il lui avait dit qu’il fallait vivre comme des « tout seul » avant de se mettre à courir les filles. Elle avait mis des années à comprendre, non pas que ce soit difficile, mais elle n’avait jamais pensé que les singuliers, ces solitudes qui passent leur vie à chercher l’âme sœur, pouvait être un modèle, un idéal. Elle avait mis la vie pour constater qu’il s’était peut être trompé et qu’elle ne pourrait jamais vivre avec le manque de frère, avec ce grand trou noir au fond d’elle, ce vertige qui l’emportait un peu chaque matin, parce qu’il fallait ne pas en parler. Alors elle avait meublé les vides, les mélancolies par l’abrutissante régularité des saisons, des choses qu’il avait fui. Un temps ramasser les noix, un temps le maïs, un temps les légumes, un temps le linge, un temps le bois, un temps les voisins, un temps les fleurs, un temps les plantes qui soignent, un temps lever les collets, un temps se ramasser avec tous ces souvenirs étalés, un temps pour tenter d’en faire une vie. Tous les temps avant le temps du rien.
Son frère, elle l’avait aimé comme elle n’avait rien aimé d’autre, il ne le savait pas, il n’existait plus, il était devenu ce qu’il avait toujours été, l’autre, son autre.
Alors, le balai elle le passait sans y penser. Dehors, le ciel léchait le ventre de la terre, elle était seule, un peu plus ce soir là. Le soleil se couchait derrière la montagne toute là, immense et éternelle, toujours changeante et tellement immobile.
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