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Alvéoles (7)

Faustine avait mal au ventre. C'est à peine si elle avait mangé : voir son mari dans un tel état lui avait coupé l'appétit. Daniel était monté dans la salle de bains et était resté un long moment silencieux. Il avait vieilli de dix ans en moins d'une heure.

Faustine sortit de la chambre de sa fille et l'interrogea :

— Valérie n'a rien remarqué ?

— Elle ne m'a rien dit. Et de toutes façons lorsque je l'ai couchée, je ne ressentais encore rien.

— Et maintenant ?

— Ma température monte, ça, je le sens. J'ai des courbatures partout, des frissons, la totale, quoi. Pour le reste... rien de particulier.

— C'est ta tête qui m'inquiète.

— Oui, là, je t'avoue que je n'y comprends pas grand-chose. Mais bon, j'ai de l'appétit, je suis lucide. Je vais aller dormir, et...

— Tu n'appellerais pas Gérard ?

— Que veux-tu qu'il fasse ? À part constater que j'ai chopé une grippe ?

— Daniel, tu t'es vu dans le miroir, oui ou non ?

Le petit « bip » émis par le thermomètre que Faustine lui avait glissé sous le bras – presque de force – interrompit la conversation. Daniel lut les chiffres et écarquilla les yeux.

— Alors ? s'impatienta sa femme.

— D'accord. Attrape le téléphone.

Jusqu'ici le thermomètre n'avait servi qu'à Valérie. Comme bien des parents, ils avaient déjà passé bien des nuits à veiller leur fille, et à lui faire absorber de quoi faire redescendre sa température. Trente-neuf, trente-huit... Toutes ces nuits grises, rythmées par les mains passées sur son front, les épisodes de mauvais sommeil, pour découvrir quelques heures plus tard, non sans soulagement, leur coquine en bien meilleure forme.

La migraine prenait lentement possession de la tête de Daniel, tout comme les raideurs enchaînaient progressivement sa nuque. Il avait aussi fort mal aux yeux. Il faillit interrompre sa tentative d'appel lorsqu'il entendit la voix de leur ami. Il prit un air dépité :

— C'est le répondeur.

— Laisse un message.

— Chérie, il n'est peut-être même pas de garde !

Faustine lui prit le combiné des mains, avec une douceur qui contrastait avec la dureté de son regard. Il en profita pour s'allonger dans le canapé. Les maux de tête redoublèrent, mais au moins les courbatures se firent plus discrètes.

— Gérard, pourrais-tu me rappeler dès que possible, s'il te plaît ? Pour une fois, ce n'est pas pour Valérie que je t'appelle : c'est pour Daniel. Je suis inquiète. Il n'est pas bien du tout, et... si je dois croire ce que je vois... il a quarante et un de fièvre.

Elle déposa le combiné et posa à nouveau un regard dépité sur son homme qui frissonnait.

— Je monte voir si Valérie n'a pas trop chaud et je te ramène une couverture. Tu veux quelque chose ? Tu as soif ?

— Non, merci. J'ai juste froid.

Faustine gravit les escaliers et fit un détour par la salle de bains pour se laver les mains. Elle ne savait pas à quel point ce qu'avait attrapé Daniel pouvait être contagieux, mais elle ne voulait courir aucun risque.

Comme à son habitude, Valérie s'était débarrassée de ses couvertures et dormait profondément, sur le dos, jambes et bras aux quatre points cardinaux. Leur fille avait toujours eu un sommeil profond, serein, presque dominateur. Sa maman approcha la main de son front, et poussa un soupir de soulagement lorsqu'elle sentit la peau tiède de son enfant. Elle la recouvrit et se dirigea rapidement vers leur chambre pour aller chercher la couverture.

En repassant devant la porte ouverte, Faustine entendit sa fille bouger pour se débarrasser à nouveau de sa couette. C'était bon signe : Valérie ne supportait d'être couverte pour dormir que lorsqu'elle couvait quelque chose. Le reste du temps , il ne lui fallait pas plus d'une minute pour se débarrasser de tout ce qui pouvait la gêner ; draps, couvertures, peluches.

En descendant les escaliers elle lança :

— Notre fille a fait comme d'habitude : son lit est un véritable chantier. Et toi, tu te sens comment ?

Elle n'entendit aucune réponse. Elle accéléra sa descente.

— Chéri ? Tu dors ?

Il dormait en effet, en position fœtale, dans le canapé. Elle le couvrit et lui caressa les cheveux. Daniel s'était mis à transpirer. Il remua :

— Excuse-moi, je me suis assoupi. Quelle heure est-il ?

— Eh bien, vingt-trois heures. Je suis montée il y a deux minutes à peine.

— Houlà. J'ai cru que je m'étais endormi pour de bon.

Daniel ouvrit les yeux, jeta un regard vide en direction de sa femme et lui dit :

— Tu as éteint la lumière ?

 

*

 

Sabrina et Milos s'étaient envoyés en l'air deux fois de suite, avec force, presque avec bestialité, et malgré cela dans un silence quasi religieux. Milos avait particulièrement apprécié les fougueuses attentions de sa partenaire, qui avait tout fait pour répondre avec ferveur à son empressement. Après le second assaut, sa partenaire l'avait tenu en elle aussi longtemps que possible, tout en posant une main au creux de ses reins, et l'autre dans le haut du dos. Elle avait souri lorsqu'il avait fermé les yeux avant de s'endormir presque aussitôt.

Sabrina sortit de la douche. Milos ronflait. La partie la moins agréable de la nuit allait commencer : elle aurait tant voulu dormir seule... il lui faudrait supporter le matelas trop mou de son pirate. Sans compter qu'au réveil elle remettrait cela : baisers bouche pâteuse, barbe naissante et menton dans le cou, poids sur vessie pleine... Sabrina n'aimait vraiment pas faire cela avant midi, mais avec Milos, cela avait quelque chose de différent. Il y avait de la reconnaissance dans ses yeux, même au petit matin, et la jeune femme trouvait cela mignon.

Elle s'assit à côté du jeune homme endormi et alluma une cigarette. Son regard parcourut le corps du hacker. Pour une fois qu'elle avait l'occasion de séduire un type dans son genre, elle n'avait pas trop à se plaindre. Dans l'immense majorité des cas, ils étaient bien plus âgés. Ce que ces hommes gagnaient en fierté – Sabrina se savait très attirante, et ils aimaient s'exhiber en sa compagnie – ils le perdaient malheureusement en imagination. À croire que les hommes d'une certaine génération avaient été initiés au sexe par un seul et unique bataillon de soubrettes inhibées.

Tout bien compté, elle vivait de bons moments avec Milos. Il réussissait même souvent à la faire jouir. La première fois, presque par hasard, et sans en avoir le moindre soupçon. En revanche, elle lui avait fait croire sans difficulté aucune qu'elle avait atteint l'orgasme bien plus souvent.

Elle souffla la fumée de sa cigarette dans la direction de Milos. Aucune réaction. Pas même un soupçon de changement dans la mélodie régulière de ronflements. Il était dans une phase de sommeil profond. Elle se mit au travail.

Il aurait été bien imprudent de tenter d'ouvrir le précieux portable de Milos : un bon consultant en sécurité – surtout s'il s'agissait d'un pirate récemment converti – était suffisamment paranoïaque pour truffer son outil de travail de multiples pièges. En revanche, brancher un simple câble sur le port IEEE1394 n'éveillerait probablement pas son attention.

Elle fouilla son sac à main et en sortit une petite caméra vidéo équipée d'un disque dur. Le modèle en lui-même n'était ni récent ni haut de gamme, mais son contenu était pour le moins inédit et exclusif. Sabrina se saisit du portable de Milos sans quitter son propriétaire des yeux. Elle effectua le branchement, puis alluma la petite caméra. Le portable se réveilla en silence, et, sous les ordres du petit logiciel qui venait d'en prendre le contrôle, il entreprit docilement de déverser l'intégralité de son disque dur vers celui de la caméra.

Sabrina jeta un œil sur son pirate endormi. Quelques minutes suffiraient.

 

*

 

Sous les étoiles, le cylindre métallique se mit à vibrer.

Dix-huit heures après que Daniel eut procédé à son armement, la plaque métallique qui constituait sa base tomba sur le sol, juste entre les trois pieds. Durant quelques secondes, la vibration s'intensifia, et les parois brossées de l'engin se mirent à résonner.

La vibration se fit plus désordonnée, plus sèche aussi, au fur et à mesure qu'elle semblait prendre du volume. L'air au niveau du col se mit à vibrer. Quelques ombres noires et bruissantes, issues comme par bouffées au ras du sol, se mirent à tourner en rond à environ un mètre de hauteur, élargissant le cercle à chaque révolution.

S'il y avait eu un témoin à la scène, il aurait pu voir se former un nuage sombre et bruyant, tournoyant dans les airs, déployant progressivement des ailes courbées plus denses, comme la spirale d'une galaxie noire. Il aurait aussi pu voir se former trois branches plus denses, qui elles-mêmes se seraient mises à tournoyer sur elles-mêmes, tantôt plus haut, tantôt plus bas. Il aurait observé les tourbillons noirs s'éloigner et se rapprocher, comme sous l'effet d'une lente respiration.

Un bruit métallique se fit entendre au fond du cylindre, un peu comme un couvercle que l'on pose sur une casserole. Comme s'il s'agissait d'un signal, les trois tourbillons quittèrent la zone du col, se dirigeant chacun dans une direction différente.

C'est à ce moment que le témoin hypothétique aurait enfin pu comprendre ce qui se passait. Mais s'il avait été là à ce moment, il aurait très certainement été attaqué, et serait mort en à peine quelques secondes.

 

*

 

Denis Auger reçut le vingtième message sur son téléphone portable vers minuit trente.

Il rédigea un rapport succinct avant de s'endormir :

100% de réussite pour les couveuses de cette salve (34ème sur 35). J'attends les résultats du ramassage. Je me consacrerai aux deux dernières dans le 84 dès demain. L'échange peut avoir lieu à l'heure prévue.

Je vous rappelle qu'il est indispensable de disposer d'une procédure qui puisse confirmer que chaque porteur a été mis hors d'état de témoigner.

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

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Commentaires

  • Merci Rébecca pour ce commentaire! Il est vrai que j'ai éprouvé bien du plaisir à placer l'action en divers lieux que j'affectionne (qui aime bien châtie bien: je confesse les sentiments partagés lorsque j'ai malmené le paysage de la vallée de Barberine). Le triangle Belgique-France-Suisse restera présent (presque) jusqu'à l'issue de l'ouvrage, mais comme toute rivière alimente son fleuve, c'est à deux pas de Genève que tout finira. Reste à savoir quel avenir nos hyménoptères nous réserve...

  • Pascal Kneuss à propos d'Alvéoles

    Maintenant que nous plongeons au coeur d'Alvéoles,

    sans avoir encore rencontré la reine du pollen,

    j'ai eu la curiosité de relire la présentation très élogieuse de ce monsieur

    et celle-ci m'a bien éclairée.

    Votre roman est palpitant et étrangement proche pour sa modernité et sa localisation géographique

    toute proche en Suisse ...

    mais aussi France d'où je proviens et Belgique où je suis née.

    Bravo pour cet art de nous tenir en haleine par une construction toute choisie !

  • " l'affection porte à son engeance, tient le second lieu en ce rang. En parce que nature semble nous l'avoir recommandée, regardant à l'étendre et faire aller de l'avant, les pièces successives de cette sienne machine: ce n'est pas merveille, si à reculons des enfants au pères, elle n'est pas si grande. " Montaigne . De l'affection des pères aux enfants. 

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