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Alvéoles (6)

— Alors, Mimmo ?

— Attends, mon amour, ce n'est pas si facile.

Dominique cherchait ses mots depuis quelques minutes. Elle allait s'impatienter lorsqu'il dit :

— C'était... Comment dire ? C'était « infini ». Je ne peux pas mieux dire. Enfin, si : à la fois infini, et à la fois... jamais je n'ai éprouvé quelque chose d'aussi intime.

Judith était allongée sur son mari, les yeux fermés. Elle écoutait, et se disait qu'elle avait eu raison de se marier avec cet homme. Elle ressentait avec une étrange profondeur tout ce qu'il disait, chaque mot dans sa bouche, chaque nuance dans le ton de sa voix. Elle entendait tout cela avec tout son corps, au plus profond de son ventre, là où elle s'était toujours senti exister, à chaque instant de sa vie, là où les joies comme les douleurs prenaient vie.

Tout était parti d'un jeu. La seconde requête de Judith au maître d'hôtel était restée secrète jusqu'à ce qu'ils soient arrivés. Lorsque Dominique lui avait dit qu'ils pouvaient s'offrir le luxe d'une étape s'ils le souhaitaient, l'idée impertinente avait germé dans son esprit.

Arrivés à la petite maison, Dominique s'était tourné vers sa femme :

— Je peux assouvir un fantasme ?

— À mon avis, les circonstances s'y prêtent, mon amour. Dis-moi...

— J'aimerais non seulement porter ma femme dans mes bras jusqu'à notre lit, mais aussi j'aimerais que ma femme ait les pieds nus.

— C'est tout ?

— C'est mon fantasme.

— Respect, mon mari.

Et elle avait enlevé ses chaussures.

Une fois dans ses bras, elle avait dit à son oreille :

— Moi aussi j'ai un fantasme.

— Quoi donc ?

— Je voudrais te faire l'amour...

— ...Mmmh, jusqu'ici cela me plaît beaucoup.

— ...et au moment où tu jouiras...

— Oui ?

— ...je veux que tu avales...

— Je commence à moins aimer.

— ...une bonne gorgée de velours jaune.

Il s'était arrêté net.

— Tu en as ?

— Absolument !

Au restaurant, Judith avait repéré sur la carte le péché mignon de son mari : un Limoncello élaboré par Giaccomo Polli, son fabricant préféré. Le maître d'hôtel avait offert avec discrétion la précieuse bouteille à la jeune mariée. Ils devaient passer une semaine à proximité de Vaison-la-Romaine : ce serait leur boisson de jeunes mariés durant leur séjour.

Elle lui sourit :

— C'était ça, ma « seconde requête », au resto.

Dominique se tourna vers elle, d'un air faussement désabusé :

— Tu es tordue, tu sais ça ?

— Je suis surtout curieuse de voir ta tête à ce moment précis. « Le mâle dominant et le Sicilien réunis », ça promet d'être grandiose.

— C'est bien ce que je dis : tu es tordue.

— Bien entendu ! Ose me dire que tu l'apprends aujourd'hui.

— Aucun risque ! Que le velours jaune soit avec nous !

Ils avaient rapidement pris possession de la petite maison. Judith avait installé son mari confortablement au milieu du lit, puis l'avait adossé à tous les oreillers et coussins qu'elle avait trouvé dans la petite maison. La bouteille de Limoncello, toute froide contre son genou droit, s'était mise à tanguer doucement, au rythme des sensations partagées par les amants.

Était-ce leur mariage qui, subtilement, avait modifié leur perception des choses ? Était-ce le jeu proposé par Judith ? L'image virginale de sa femme désirée, les pieds nus, et son homme en elle, avec tant de lenteurs qu'ils en dégustaient chaque seconde ?

Lentement mais sûrement, la lueur des bougies avait enveloppé leurs corps, chauffé leur peau. Leurs voix s'étaient mêlées, les mots s'étaient fondus, de plus en plus flous et de plus en plus affirmatifs. La bouteille du précieux liquide fantasmagorique s'était éloignée du couple au moment où ils avaient entamé leur course finale au plaisir.

C'est alors que Dominique s'était souvenu du fantasme de sa femme, et qu'une idée lui avait traversé l'esprit : J'ai probablement une drôle de tête quand je jouis, alors avec un Limoncello dans le gosier... Une bouffée d'auto-dérision l'avait submergé. À la limite fou-rire, il s'était agrippé aux reins de sa femme, qui s'étaient affolés aussitôt. Tour à tour, chacun des amants avait répliqué, nourrissant leur plaisir à la source commune de leurs corps avec une avidité jamais égalée.

Parvenant peu à peu au sommet de cette spirale ascensionnelle, leur esprit avait fini par fusionner, et quelque chose d'unique était venu s'imposer à eux : quelque chose qui touchait au divin, de très puissant, aussi fugitif que lumineux.

Ce n'est que bien plus tard qu'ils avaient pu reprendre contact avec la réalité.

— Je me demande... murmura Dominique.

— Oui mon amour ?

— Je me demande si nous revivrons cela.

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Je ne sais pas, c'était renversant, tellement... unique.

— C'était nous, Mimmo. Nous deux, ou... nous deux en un seul, je ne sais pas comment le dire, mais c'était plus fort que nous deux réunis. Et j'étais...

— Oui ?

— J'étais en toi. Je sais que pour une femme, cela peut paraître étrange de dire cela, mais c'est pourtant vrai : j'étais en toi.

 

*

 

Le cuisinier du restaurant était le seul à dormir en altitude ce soir-là : il fut le seul à bondir de son lit, réveillé vers trois heures du matin par un bruit sourd et continu.

Dans un demi-sommeil, il crût d'abord que le groupe électrogène du bâtiment, situé non loin de sa chambre, s'était mis en marche, mais à peine eut-il posé les pieds par terre qu'un chaos d'idées contradictoires envahit son cerveau.

Le sol vibrait.

Il se précipita en-dehors de sa chambre, se rua dans les escaliers, et traversa la salle à manger déserte pour débouler sur la terrasse. Un tremblement de terre. Cela ne pouvait être autre chose. La tête envahie d'images d'apocalypse, il poursuivit sa course vers le parking. Ce n'est qu'une fois arrivé à cet endroit qu'il se retourna.

Dans un instant, il verrait le barrage s'écrouler. Le fracas serait épouvantable, les conséquences sans précédent.

 

*

 

Bien loin de là, Milos jubilait. Même si l'image était quelque peu brouillée par les vibrations, la panique de l'homme était palpable : il avait détalé comme un lapin en direction d'une grande aire noire, en légère pente, qui devait probablement accueillir les véhicules des touristes durant la journée. Après un long moment d'hésitation, il avait décidé de revenir sur ses pas.

— Tu commences à comprendre que ce n'est pas un tremblement de terre ? Voilà... La peur est passée, maintenant la curiosité reprend le dessus, n'est-ce pas ?

D'un clic de souris il coupa l'image.

— Moi aussi, je suis curieux, mais pas de cela.

Il attendit quelques secondes encore. Les nouvelles ne tarderaient pas à arriver.

 

*

 

Le cuisinier s'approcha à nouveau du restaurant. Le sol ne tremblait plus, mais le ronronnement avait gardé toute son ampleur dans l'air frais. Il s'approcha prudemment de la terrasse, y posa un pied, et recula immédiatement.

Il contourna le bâtiment par le nord et s'arrêta au bord de la route, puis recula à nouveau.

Ce n'était pas le sol qui vibrait : c'était le barrage tout entier.

 

Milos vit quelques lignes défiler sur une des fenêtres de son écran : six minutes avaient été nécessaires pour repérer son intrusion.

— Alors maintenant, voyons en combien de temps vous allez réussir à me déloger...

Il laissa ses mains en suspens au-dessus de son clavier, comme en signe de protection. Environ vingt secondes plus tard, deux autres fenêtres disparurent de son écran. Les autres allaient suivre rapidement.

— Pas mal ! Vous ne savez probablement pas encore ce que vous avez déclenché, mais c'est un joli score.

Milos referma son ordinateur portable, le déposa sur le siège du passager, et démarra aussitôt.

Il était temps pour lui de se reposer. Il accueillerait le repos comme un quatorzième mois : il se coucherait après avoir pris une longue douche, et dormirait jusqu'à plus soif. Lorsque, quelques minutes plus tard, il arriva devant chez lui, il changea d'avis en moins d'une microseconde : juste le temps de voir la silhouette de Sabrina surgir dans la lumière de ses phares.

 

*

 

Les vibrations s'étaient arrêtées d'un seul coup, laissant toute la place à un silence compact. Le cuisinier avait patienté quelques minutes avant de prendre pied sur le barrage, puis s'approcher du bord. Plus rien.

Il se dirigea vers le restaurant et se saisit du téléphone, mais celui-ci refusa de fonctionner. La tension remonta d'un cran : s'il ne pouvait pas entrer en contact avec la police maintenant, il se remettrait sûrement à paniquer. Arrivé dans sa chambre, il s'empara de son téléphone portable, composa le 112 et patienta tant bien que mal. On n'entendait plus le moindre bruit venant de l'extérieur. Comme pour compenser ce vide sensoriel, il se mit à observer les environs.

Lorsqu'enfin un opérateur lui répondit, il ne put prononcer un seul mot. Une masse grise et mouvante recouvrait une partie de la vallée.

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

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