Jean Dumortier me fut ami. Un des hommes les plus généreux que j'aie rencontré.
Je tiens à déposer ici de nombreux poèmes issus de sa plume
Un ensemble d' extraits de ses oeuvres est contenu dans le CD-ROM que je lui ai consacré. C'est un souvenir précieux que d'évoquer tous ces passages d'oeuvres diverses: j'ai eu l'immense honneur de choisir ces extraits sous ses conseils.
Je les avais présentés sous le titre "La symphonie Dumortienne".
On était en pleine indécence, l’indécence de la chair triste, la chair grise, de la chair
suaire.
On se déclarait en paix, on se retrouvait en cendres…
On se mit à parler, à se toucher, à se sentir, à se reconnaître, à se restituer…
On écouta les pulsations de son double, celles de ses frères, celles de ses cousins
lointains…
On rompit les habitudes, les amarres, les jugements portés sur autrui, sur soi-même,
on se découvrit nu ainsi qu’à la naissance.
On savait, on savait de science intuitive, instinctive, que le provisoire, que le
précaire, que le fragile aujourd’hui rendait plus heureux que l’image de l’infini, que
la promesse d’un lendemain qui chante.
On retrouvait la terre, ses éclosions, sa maturité, ses endormissements, ses
respirations, on retrouvait le cycle, on éprouvait le retour du cycle.
On pouvait mettre à feu ses limites ou les bénir, propulser le jour dans la nuit pour se
ramener à l’enfantement, au soleil, à la mort qui cessait tout à coup d’être la peur qui
toujours jusqu’ici vous avait pris aux entrailles.
On pourrait vivre sa mort, on aurait droit à sa mort.
On pouvait jouir de la lucidité de ses gestes et de sa pensée.
On retournait au sang dans les racines de ses mots, de ses cris.
On pouvait tenter son incohérence sans s’attendre à être puni.
Être sans honte et sans orgueil, être homme, enfin!
Extrait de "Viviers"
(...)
Vivre le bonheur, avec ses lunes et ses marées, prendre en selle affinités et
dissemblances, vérités et passions.
Être ce chantier de contradictions et d’incertitudes, et aussi, ce jardin de plantes
aromatiques où des traverses échangent signes et couleurs, que le goût et le toucher
transmuent en liqueur de savane.
Devenir l’étoile de l’équilibre, et ce va et vient de moindre souffle, que les tasses de
Chine retiennent par l’oreille comme la trajectoire de leur destin.
Puiser où le jour tient la nuit en émoi, où le chant du coq répercute les doutes de
l’homme, où la femme a pour unique espoir le fragile appel du roseau.
Extrait de "Viviers"
(...)
Vous longiez les vitrines en attente de regards et,
parfois, frôliez les hautes marches des grands hôtels.
Tu distinguais les étoles de soie blanche ou champagne qui répandaient un parfum
discret que tu lapais pour la nuit.
Tu n’osais demander à ta mer de monter ces escaliers pour soulever un pan de la
réception. Tu écoutais l’écho se confondre avec l’écume de la vague approchante.
Tu étais trop sage ou timoré pour franchir ces portes vitrées qu’ouvraient ou
refermaient des hommes étrangement vêtus.
Plus tard, tu découvris l’atmosphère feutrée et sensuelle de ces salons où l’on
s’enfonce tout entier jusqu’au ras du front.
Confinement, endormissement, glissement du temps sous le timbre d’une horloge
éternelle.
Les dames ici, sont si luxueuses, elles se promènent avec une lenteur extrême…
Il t’arrive ainsi de t’étendre dans un aquarium de velours de Chine. Tu te laisses
dériver sous une rêverie muette qui engourdit les couleurs. Tu t’abandonnes aux
papillons des figurines du silence… Tu entres imperceptiblement dans le flou, tu y
glisses, te dopant d’encres pastel. C’est alors que s’ébauchent les dames si luxueuses
de la création…...
Leurs nappes de langueurs te recouvrent, les fleurs de chaleur s’intersticent à tes
tempes… ...
Tu as la tête qui s’emplit de miroirs où
apparaissent des visages les uns plus singuliers que les autres, s’ignorant le plus
naturellement du monde. Ils évoluent sans le moindre bruit, se croisant et
s’entrecroisant, se déplaçant du même pas.
Ils entrent et ressortent des tapisseries à fleurs des grandes salles à manger où
s’infiltrent leurs chuchotements d’ivoire sous des lampadaires aux teintes sombres.
Hésitant à être chair ou effluve, ton ombre se tient à l’écart, blottie au boudoir.
Des sels de bain s’évaporent d’épures de pantomimes abandonnées par un enfant.
Flottent des voix qui n’appartiennent plus aux corps des dames si luxueuses…
Tu es livré à toi-même, aux failles et outrances, à tous ceux qui t’habitent ou t’ont
habité.
Tu trembles devant ta lumière, tu crains à chaque instant qu’elle ne s’éloigne, tu
t’emportes sur le coursier arrivé là par miracle…
Vous longez les vitrines en attente de regards et, parfois, vous frôlez les hautes
marches des grands hôtels.
Tu distingues les étoles de soie blanche ou champagne…
Tu aperçois ton ombre s’éloigner de toi…...
Tu tentes de rejoindre l’écho de ton écriture…...
Extrait de "Sais-tu Florence"
(...)
Dans mon pays où mon amour a rendu la lumière aux frênes, dans mon pays promis
aux retours des printemps, déjà l’été a surgi au-dessus des astres anciens.
Les membres et les branches rejaillissent à travers l’horizon, Les cerveaux ont cessé
de languir aux tempes.
Les éperviers n’ont plus de proies pour nourrir leur grand corps noir,
Les chrysalides s’étirent dans les plaies où nageaient les cœurs.
Dans mon pays où mon amour a plaidé la sève et le safran, dans mon pays charrié
par les eaux tortueuses et brunes,
l’été a repris foi et la vie draine ses longues robes blanches.
Les châssis laissent à nouveau passer les rayons du soleil
et dans les chambres où le duvet avait pris forme de moisissures, tranquillement,
mon amour a répandu ses jupes de blé couché.
Là-haut, dans la montagne, les grives chantent.
Dans mon pays où mon amour a dessiné ses oiseaux,
dans mon pays où les carrières creusaient leurs abîmes,
l’été a donné aux bras la force de l’étreinte.
Les cimaises perdent, peu à peu, leur immobilité tenace
pour laisser au toucher le doigté de la tendresse.
Le bleu a vertu de parme et l’ocre de l’âtre
lèche les cheminées que le vent d’ouest ondule.
Dans mon pays où mon amour a rendu la lumière aux frênes, dans mon pays promis
aux retours des printemps, déjà l’été a blessé l’onde où se corrompaient les racines.
Les gestes de l’enfance trempent leurs vignes
dans les corridors austères de mâle mort.
L’érable a conquis l’écrin et la vitre,
l’angle a perdu les aspérités qui rougissaient l’écorce.
Dans mon pays où mon amour invite Dieu,
dans mon pays où mon amour gorge à nouveau les noces,
l’été donne le seigle à la main de la femme
et l’huile à la herse du corps de l’homme.
La parole haute de la chair mûrit l’âme
et l’incantation prend l’esquisse de la bouche.
Les baumes s’étalent en nappes de semences.
Dans mon pays où mon amour a le visage de la prunelle,
dans mon pays où la laine tisse l’ébauche,
les doigts coiffent le pain d’un arôme de miel.
La terre où s’allonge l’été prend source
aux origines des pouvoirs de l’amour,
la clarté des cylindres enveloppe la nuit
pour que se repose, au fond du rêve, la joie de midi.
Extrait de "Sais-tu Florence"
(...)
Ma fille des atmosphères,
frémissant au moindre souffle,
corps giboulée si l’attente est muette,
cœur en garde à l’apostrophe de son nom,
langue multiple aux saveurs du pays,
passante empressée ou lumière de rire,
toujours à l’heure et à la parole donnée.
Ma fille des atmosphères,
de silence aux yeux de sable,
greffant sur sauvageon son empreinte
de femme libre, de corail vivant.
Roseau couvant sa brise
comme au temps des promenades
sous le ciel bas de nos régions grises.
Ma fille des atmosphères,
que l’écho tient en éveil
sous la paupière et le frisson de décembre,
laissant ses pulsions dans la loge des coquillages,
à chaque pas multipliant ses sillages,
buvant l’eau de source comme l’oiseau des charmilles.
Voici que tu entrouvres ta porte et ta venue,
quand le jour te fait signe
et que la nuit se retourne
sur l’alternance des vents.
Ma fille des atmosphères
que le rire retient à l’étoile
si l’enfance tremble dans sa chrysalide.
Extrait de "La Porte du Temporel"
(...)
Mûre, mère, mante,
quand tu élèves les arcs au ciel de tes abondances,
je m’offre tes marais salants et, autour de tes reins,
plie mon plaisir pour t’en donner davantage.
Jument de ma joie que longe ton haleine,
je t’entends hennir au gré de tes délices
et le blé de notre couche jaillit de nos eaux fortes.
Lorsque je lâche ton nom et des mots d’homme,
le trait de l’éclair entaille l’oranger.
Tes accords de violoncelle bercent nos ondes
sous les âpres envies de nos bouches affranchies.
La résine découvre l’écorce, et nos corps chevauchants
s’annoncent à la tendresse comme la pluie de midi.
Les songes jonchent nos artères bleues et s’apaisent
à la lumière éteinte comme la terre à l’étoile.
La chaleur se range et baisse les yeux,
nos mains s’adoucissent et reposent l’étoffe.
Les nappes d’eau glissent le long de nos berges,
nos doigts coiffent le pain d’un arôme de miel.
S’abaisse le jour à la fente du soir
Extrait de "Sais-tu Florence"
(...)
Je t’appellerai Lalibela pour ce banc de tourbe
où tu t’affales quand la barque tire vers le fond.
Je t’appellerai pour l’ovale indécence dans la tragédie
ou dans le sommeil.
Je t’appellerai tant la pellicule aura imprimé ton corps
en l’espace du toucher.
Je te nommerai Galla, Galla Placidia tant tes jambes
auront soulevé de bras en traversant le désert.
Je te nommerai parce que ton regard aura fouillé le soleil
jusqu’au vertige.
Je te nommerai pour la réclusion du mal, pour la dette
arrachée au désir, pour l’homme expatrié que tu as ramené
au jardin.
Je t’inviterai pour l’arbre, pour la terre fendue,
pour les cristaux, pour la fête, les tropiques, les sortilèges.
Je t’interpellerai pour l’imprécation roturière,
pour la chair assouvie, pour la nuit où bivouaquent les
silences
Je te baptiserai Samarie tant à ses heures
le tourment nourrit ta langue et me chevauche.
Extrait de "Viviers"
(...)
L’errance… dans tes limbes, auprès du feu follet
de la mémoire.
Tu me réveilles, tu me révèles.
Tu me donnes ton délire…je me vois à distance.
Ton œil sur mes perspectives, sur mes perceptions.
Tu vois de moi ce qui demeure en toi. Ta ressemblance…
Tu participes de mon mouvement, tu hantes mes visibles,
mes énigmes, tu te tisses en moi…
Tu vois par mes mains, mes reflets se portent jusqu’à toi.
Ton œil dans ma vision, c’est mon témoin dans ta genèse.
Tu me rends à la polarité.
Tu me reconnais au chas de l’aiguille,
au cœur du passé, tu prends ma pesanteur, je rebondis de
ta cornée, je deviens le papier de tes encres, de tes œuvres,
le buvard de ton sang, j’ai accès au monde par ses tailles douces.
Tu me rends mon temps de latence et ma provocation.
Je hurlais à la lune, à l’espace, à la précision.
Tu me donnes l’en-soi, je nais de ton point d’arrivée, de ton
point de non-retour…
Tu es mon intrus, mon intruse, lorsque je crois achever la ligne, lorsque je crois
parachever le rêve…
Je peux m’endormir…
C’est d’ici que je te verrai le mieux…
A l’en-deçà…à l’au-delà du regard…
Extrait de "L'Age fruitier"
(...)
à Olga Davidow,
Warum?
Là, vit la part de l’ombre, la part jamais montée jusqu’au miroir.
On est descendu d’une marche. A tâtons.
On a cessé de boire au même verre, d’avoir les mêmes mots sous la chemise.
Warum?
C’est venu lentement, les consonnes remplacent les voyelles, le grand désordre des
nuages où l’on avait sa place, son rôle, sa dévotion, ses émotions, son auto-
complaisance.
Warum?
L’infirmité si ancienne qu’on ne la met pas à table par un soir d’ivresse ou de deuil.
Le trou, le paradis imaginaire, la plage innocente, l’éblouissement solitaire, la vision
de la rose…
Warum?
Le brouillard dont on s’éprend, la parade au lieu du visage, ton emblème qui se
meurt, le mien, lueur de bête à l’affût, je ne t’entends plus, tu me prêtes l’impossible.
Warum?
Tu es entré par le mur, je t’attendais sur le toit,
tu martèles, je me réduis, tu empiètes, je me terre,
tu prends, je me donne, tu ris, je survole.
Warum?
Je murmure à la part de l’ombre, à la part jamais montée jusqu’au miroir. Le temps
n’est pas passé entre nous, il demeure.
Tu m’as vêtue pour les autres. Je brillais dans tes souches.
Tu n’as gardé de moi que la lumière. Je vivais si peu à la surface.
Warum? Warum?
Extrait de "L'Age fruitier"
(...)
Mets le couvert sous le tilleul…
Je servirai le vin, nous beurrerons le pain, la douceur de vivre, nous découperons le
jour et la calebasse…
Nous nous souviendrons de ce que nous étions, la haie se hissera à notre hauteur…
Ton collier réveillera la lune…
Nous aurions perdu en route la chaleur de l’été, nous chercherions nos voix pour
retrouver la falaise…
Nous nous étions dit des fables, le visage nous avait manqué quelque part… et la
moitié du ciel…
Tu me parlerais de l’homme de ta vie – car tu aurais épousé l’homme de ta vie -, tu
me dirais le bleu délavé de la nappe que tu as posée sur la table…
Tu me dirais qu’on ne compte pas les mégots des autres dans le cendrier…
Nous dirions nos enfants, leur ferveur, leurs racines, leur déracinement…
Le vent aurait les joues fraîches…
Nous regarderions subrepticement nos mains, leur abondance, … et tout ce qu’il faut
à un seul instant pour endiguer le fleuve.
Extrait de "L'Age fruitier"
(...)
Sur un mode loufoque
Nous sortons ici d’un déluge de poussières dont on n’a pas idée. Mes oreilles en sont
encore pleines!
Il fallait un jour se mettre à l’ouvrage!
Nous avons rassemblé les dix mains de la famille et nous nous sommes pris à étaler
nos trésors au jardin, les recouvrant de bâches car en nos contrées il pleut plus que
de mesure.
Nous avons commencé à détapisser les murs, à la ver les plafonds, à rejointoyer où il
fallait.
Vingt ans de vie commune, pendant lesquels j’avais inconsciemment imposé aux
autres de ne pas renouveler la tapisserie.
Ce fut ma fête!
Mon inadaptation au réel, au quotidien, s’est étalée au grand jour. La paralysie
s’empara de mes mains.
Mes doigts s’allongèrent, se mêlèrent, s’entr’avertirent qu’ils ne pourraient se
démêler si je ne gagnais le faîte de la maison.
J’étais plus seul que Jésus en croix: lime, tournevis, marteau, tenailles, vrille, scie,
équerre, règle, ciseau, grattoir, crampons détalaient à ma vue. Plus j’étais en chasse
et moins j’étais lucide, moins je trouvais. Ce qu’on m’avait dit, il y a cinq minutes,
était oublié depuis dix. C’était pire qu’un mot qui vous quitte devant la feuille
blanche ou l’auditoire.
Extrait de "L'Age fruitier"
(...)
Je me surpris à rêver…mais c’était pour retrouver l’école quand les chiffres me
galopaient par-dessus la tête et que mon cartable se vidait de son contenu parce que
je ne connaissais pas les tables de multiplication…
On me surprit rêvant devant le seau de colle quand un nuage de couleur affleurait à
la surface…
Arrêté au milieu du désordre, je ne fus soutenu par personne, lorsque je tentai de
justifier ma halte incongrue.
Je démontais les tempéraments les plus sereins, je décourageais les plus
compréhensifs…
J’avais alimenté les quiproquos, je faisais porter le deuil ou le chapeau, j’étais un
introverti aux extravagantes mutations mentales et puis de toute façon quand, en
dernière phase, il faudrait remettre les choses en place, meubles, cadres, portraits,
paysages, vaisselle, bibelots, souvenirs risquaient la commotion entre mes mains.
Aussi, inapte au rythme communautaire, capable au contraire des inversions les plus
désolantes et d’une fantaisie que j’étais seul à comprendre, je fus prié d’arrêter mon
cinéma…
(...)
Tu as bravé les dires, les pierres, le désir, la loi, l’habitude.
Tu connus Pierre, Jacques, Zébédée, les sans nom et les
sans grade de Chorazin et de Bethsaïda.
Tu as dit l’aile du vent dans son monologue, le ravissement de l’olivier à l’esquisse
de la lune. Tu t’es penchée vers celui qui te racontait sa solitude et tous alors
s’épanchent avant de demander trois poses pour le prix d’une…
Tu leur avais laissé ta spontanéité pour n’être plus qu’un corps qui flanche dans sa
parodie.
Tu avais reçu les deniers mais combien en restait-il après le passage de Zachée, chef
des publicains et des bordels de Magdala?
Quand tu répandais le vase d’albâtre, tu ne songeais ni au lendemain, ni aux
réprobations, ni aux injures faites à ta condition au faîte de la jouissance.
Tu as bravé les dires, les pierres, le désir, la loi, l’habitude et tu as entendu Jésus,
comme tu avais écouté Jude, Mathieu, Jonas avec cette essence d’infini au fond des
yeux.
Que savais-tu de Jésus, si ce n’est qu’il parlait aux hommes qui ne franchissaient
plus ton seuil?"
Tu l’avais entendu: «l’œil est la lampe du corps. Si ton œil est en bon état, tout ton
corps sera éclairé; mais si ton œil est en mauvais état, tout ton corps sera dans les
ténèbres».
Tu l’avais entendu: «ne soyez pas comme ceux qui aiment prier debout dans les
synagogues et au coin des rues pour être vus, mais au contraire, quand tu pries, entre
dans ta chambre et ferme la porte.»
Tu le suivis depuis ce jour où le soleil s’était couché sur Béthanie.
Tu le suivis te cachant dans les plis de la foule, t’arrêtant quand il se reposait sur la
colline, traversant les bourgs à longue distance, pour n’être reconnue, t’approchant
du rivage quand il s’embarquait, te fondant aux femmes de Galilée pour oublier le
centenier, le scribe, le centurion, le grand-prêtre et le joueur de flûte.
Que savais-tu de Jésus, si ce n’est ce que tous en disaient, qu’il avait des disciples,
des contradicteurs, des miraculés, des croyants dont il dérangeait l’ordre établi et la
bonne conscience?
Que savais-tu de lui, si ce n’est qu’il buvait de l’eau et du vin, que le pain et le
poisson étaient son quotidien?
Tu l’attendais aux carrefours où s’achèvent les cortèges, quand il disait l’homme
possible, l’homme réel.
Tu l’attendais où sa vérité risquait de trébucher, où d’autres chemins s’ouvraient
comme tes bras s’étaient ouverts à l’inconnu de Jéricho.
Pourquoi n’avais-tu pu l’aimer comme celui-là, pourquoi n’avait-il eu besoin de toi?
Pourquoi n’arriverais-tu pas à te passer de lui?
Tu l’attendais où tout être porte son âge ainsi qu’un plaisir oublié. Tu l’attendais où
ton cœur frémissait pour aimer encore, car tu étais femme et ne pouvais aimer que
comme femme, rêve éveillé d’un deuil exclusif.
Tu l’attendais déjà sachant qu’il ne viendrait jamais, qu’il ne serait même pas une
clairière évadée de tendresse, que le lien qui subsisterait entre vous resterait cette
rencontre souterraine où seule la parole serait le fruit consumé.
Tu l’attendais déjà pressentant que le lit où tu découvrirais son empreinte ne serait
autre que celui de la tombe où tu ne te coucherais pas en croix…
Extrait de "Un été oublié"
(...)
Tu étais pauvre, Marie, tu étais nue sous ta robe,
tu marchais avec peine, trouvant que le fruit de Dieu était lourd à porter dans les
rues de Nazareth.
Derrière les portes du soir auxquelles ton compagnon frappait, nulle voix, nul signe
pour accueillir ton corps en gésine et tu ressentais la difficulté de vivre pour les sans
domicile.
Déjà tu perdais les eaux…
Tu les perdis souvent…
Seule déjà, quand le sang des enfants de Rachel coula
à flots dans le désert, seule quand tu appris que l’épée rompit le cordon des mères,
afin que nul en dessous de deux ans n’échappât à l’égorgement pour que soit sauf
l’orgueil d’un roi.
Combien d’enfants pour un seul?
Lancinante question de tes jours d’Egypte…
Seule devant les hommes de loi, devant le Grand Prêtre et peut-être aussi devant
Joseph, seule parce qu’à dix ans déjà ton fils t’avait quittée, seule devant les tiens
réclamant la libération de Barabbas, seule comme on est seul dans la douleur, trente-
trois ans après…
Depuis, on t’a revêtue dix fois, cent fois, mille fois, selon les coutumes des peuples,
on a laissé croire que tu étais reparue à quelques endroits du monde, renforçant la foi
chez certains, la faisant perdre à d’autres.
Des Sages ont affirmé que tu fus l’unique femme sur la terre qui enfanta avec le seul
recours de Dieu.
Aujourd’hui, d’autres Sages prétendent qu’au contraire,
tu fus aimée dans ta chair, pour enfanter le Fils de l’Homme.
Cela n’enlève rien à ton amour pour l’enfance, au désespoir que tu partages avec
toutes les mères, quand
les humains violent, pillent, tuent même au nom de ton fils.
Tu étais pauvre, Marie, tu étais nue sous ta robe et j’aurais aimé que tes adorateurs
ne considèrent pas la nudité comme le relent du monde…
Ici, te voilà par le désir d’un grand d’Espagne,
plus seule encore, peut-être…
Pour sûr, tu es arrivée dans nos provinces conquises par le feu et le glaive et voilà
que ceux de Tolède t’imposèrent à nous, en laissant dans nos terres leurs ossements
d’hommes menés par l’orgueil et l’intolérance d’un autre roi…
Ici, le bleu et le blanc dont ils t’ont revêtue ailleurs, est soumis au noir dont tu n’as
que faire pour recouvrir ton corps solitaire.
Ton fils est sur sa croix, ayant perdu tes eaux et ton sang, payant le tribut de l’erreur
judiciaire.
Tu portes le deuil comme on porte la nuit.
Centrée sur ta douleur dans ton corps qui n’a honte d’être corps, avec tes mains de
cinquante ans de connaissance,
de solitude, de joies et de peines.
Je confonds mes rides avec les tiennes, la transpiration de mes jours avec le sel de
tes larmes, mais je t’aurais aimée plus aux côtés des hommes que là-haut perchée, où
ils t’ont mise, comme s’ils craignaient qu’on ne t’enlève, pour te murer dans les
cœurs…
Extrait de "La porte du temporel"
(...)
Les jacarandas sont en fleur, les magnolias aussi, et
les bougainvilliers.
Nous sommes en octobre, c’est le printemps ici, où tout peut arriver.
La Vierge du bon air, patronne des marins de Séville pardonne à l’avance à tout le
monde en montrant son enfant à la Ville, Buenos-Aires.
Les annonces publicitaires des journaux font actuellement grand état des gourous,
des voyants et des tireurs de tarots.
Bien des salles de spectacle affichent «complet».
Les stades également. Comme au temps du Mundial ou presque. Dans leurs maisons
de San Isidro, les Alvarez, les Garrido, les Quinozù organisent leurs réceptions
mondaines, sur fond de yacht et de plage privée.
Attablées aux terrasses, des amazones conversent sous le dernier parfum qui vient de
Paris. Elles attendront le passage de la super américaine que conduira le secrétaire
d’ambassade, l’industriel ou, déguisé, le ténor du Barreau en mal de croisière. Dans
les quartiers moins favorisés, battent la semelle ou stationnent aux encoignures des
portes, bonnes à tout faire, filles de fabrique, manutentionnaires en mal de salaire,
chandelles, fellatrices, bucoliques, corps de citerne ou séduisantes encore comme la
provocation, décousant le temps, le rêve ou la fuite épinglée à la jupe.
Au croisement de quelques rues, sur leur tabouret de bar, jupe fendue et décolleté
vertical, d’autres Nidia, Alicia ou Sara, caravelles ou itinérantes des grands cinémas
et hôtels de luxe chaloupent doucement sous les regards assoiffés.
Près des gares les faroles brûlent, on y fait la queue ainsi qu’à Varsovie, mais c’est
pour Rita, Mariela, Nora, Angela, Carmela, Luci ou Inès la Castillane…
Extrait de "Un été oublié"
(...)
Au parc Charabuco, un jeune homme débonnaire s’intéresse au dépliant de
l’aéroport, le prochain vol pour Rosario. Il est suédois et sociologue. Il voudrait y
aller.
On lui a parlé de kilomètres de murs, de murs habités bien sûr avec portes et fenêtres
et des gens derrière.
Ce n’est pas tout à fait Stockholm, dit le dépliant, mais quand même c’est plus
récent en fait d’architecture populaire…
Il ira donc…
A Buenos Aires qu’il connaît quelque peu sous le jour décrit, on ne lui a rien dit
cependant de la Cava de San Isidro ni des jeudis de la Plaza de Mayo.
Il faut être d’ici pour savoir…tout à fait d’ici, et encore, plus personne n’a intérêt à
ressusciter les cris, à proclamer ailleurs ce qui meurt en douce, au fur et à mesure du
temps passé.
Tout s’oublie en marchant dans les rues, en traversant les quartiers, en se laissant
séduire par les eaux brunes du Rio de la Plata, tout s’oublie ici, tout sauf, fugace, la
peur.
La peur, telle une odeur de viande grillée.
Le visage raviné, le teint citrin qui la consume est un policier en civil. Un policier et
son sosie, le soufre et le sel, la torture et le meurtre. Discret ouï-dire.
Après tout, on n’a jamais rien vu et si quelqu’un a un jour disparu dans votre rue,
c’est comme partout, parce qu’il a abandonné ses enfants ou parce qu’il a volé son
patron.
Pourtant une rumeur se maintient, persiste, s’insinue, essaie ses gammes…
A la Cava de San Isidro, un puits se remplirait où vivraient six mille familles…
(...)
De La Cava de San Isidro, des ombres se lèveraient chaque jeudi. Avec leur héritage
de poussière indienne, elles se disperseraient sur la ville. Tôt matin, elles
s’approcheraient des patios où les derniers désœuvrés, le silence honteux, boivent le
maté, elles longeraient les baraques de beignets où l’huile surchauffée laisse
s’évaporer d’ultimes relents, elles se mêleraient aux Portenos et aux marins que les
sirènes, au loin, appellent aux départs.
Habituées aux œillades, aux invitations, aux quolibets, elles marcheraient, elles
marcheraient le regard filtré sur l’abîme.
Elles déboucheraient une à une ou par groupe de trois ou quatre sur la Plaza de
Mayo, là où les soldats gardent les fantômes.
D’autres les y rejoindraient, d’autres à qui un père, un amant, un fils aurait été
enlevé et sur qui serait tombé le silence.
D’autres qui seraient venues de la Tablada où les sépultures du cimetière juif
seraient refusées aux suicidées et aux prostituées.
D’autres qui seraient venues de l’avenida Rivadavia, de l’avenida Cordoba, et même
de l’avenida Corrientes car il ne serait point de lieu qui aurait été épargné par les
disparitions anonymes…
Enfants, petits-enfants de la guerre civile d’Espagne, juifs, arabes, ukrainiens,
polonais et même argentins de bonne souche, du pied de l’Obélisque à la statue de
Christophe Colomb, tous auraient été marqués de l’étoile blanche, troupeau jeté en
pâture aux calendrias.
Carlos, Federico, Ernesto, Horacio, Leopoldo, Esteban, Diego, Luis, Eduardo,
Claudio, Leonidas, Antonio…dont les noms ne figureraient pas sur les registres de la
Recoleta ou de la Chacarita.
Quinze ans, dix ans, huit… cinq…
Chaque jeudi elles seraient là, relayant de leur présence le flambeau éteint, clamant
leur dû, leur prophète, le souvenir, l’hypothèse de la mort…
Quinze ans, dix ans, huit… cinq…
Quinze ans… que l’on parlerait en sourdine, au marché, sur les quais, à La Boca, à
Mataderos, chez Fanny, au bistrot de la Colombienne… quinze ans que l’on parlerait
du défilé des folles, de celles-là qui ont le nœud entre les yeux et le burin sous les
pommettes…
Quinze ans qu’elles promèneraient dans les rues cette raie au ras du ciel, ce tatouage
du charnier dans la dérive de la nuit…
…et les jacarandas sont en fleur…
les magnolias aussi, et les bougainvilliers…
(...)
Vieillir en goûtant le vent dans une miche de pain,
Vieillir quand se profile l’écolier que l’on a été,
s’arrêtant au monde d’une poignée de porte,
Vieillir en sachant que l’âge émaille les saveurs,
Vieillir en ouvrant ses mansardes au dernier rayon du jour,
Vieillir comme une herbe sèche qui a tant reçu le soleil avant la faucille,
Vieillir avec la minutie d’un vol de cigogne…
(...)
C’était à la saison des crues, en septembre…
Un homme marchait au fond du Nil, un chandelier à sept branches à une main, un
autre d’un plus grand nombre à la droite.
Un homme de nulle part, sans retouche, sans référence, comme il y en a d’autres, un
de ces imprudents, un de ces inconscients toujours couvert de rêves, uniquement
occupé de lui-même, tant les idées émises ou en couveuse étaient tissées à sa mesure
et toujours dispensées aux doubles non évacués dans les parages.
Un homme sans patrie que la terre concédait lorsque les pluies n’avaient cessé
d’envahir les berges et que d’aval on retrouvait en amont, un homme aux souches
qui ne boivent en secret que chez autrui, un homme dont la folie s’était emparée – à
moins que ce ne fût l’inverse -, un homme quelconque cependant réduit à ses
voyances, quand s’exaltaient ses abîmes.
Figuier sans figue, hôte qui ne cessait d’être ailleurs, dispensateur de plaies, d’ailes
distendues, de désordres, de mâts penchés, un homme passé un nombre considérable
de fois à côté de l’ancrage, un homme cependant fourbu, traversé de chemins
illicites.
C’était à la saison des crues, en septembre…
Un trop plein lui aspirait le sang et témoignait de l’or de l’âme, allégresse et
blasphème venant du fond des âges, des gènes, des gênes…
Voyage sans but de nuit où la pierre germe quand la bouche s’égoutte, s’écrase,
s’écroue…
Le temps était pourtant celui du ruissellement, du recueillement, de la gourmandise,
de la sève, Arc et Octave quand les maisons sombres n’ont pas raison de vous, ni les
arènes sanglantes, ni la tuberculose, ni la guerre, ni l’argent, ni les médailles des trop
grands bonheurs, des trop grands honneurs.
Le temps avait été celui de la jonquille et de l’iris…
Plus rien ne pouvait arriver, comme lorsque le tachymètre dépasse la norme et que la
rumeur s’arrête aux cernes…
C’était en septembre, à la saison des crues…
(...)
Quand mon regard cessera d’être habité, que l’incertitude du temps prenne la place
de mon peu de vérité.
Je monterai vers l’absence recelant dans mon double cette part de silence que tu
avais enfouie quand nous recherchions notre identité.
Que le fond de notre histoire cesse d’encombrer l’enfant pour qu’il porte ses
branches libérées des nôtres.
Je monterai vers l’apaisement, vers le renoncement
que l’amour accorde aux gens qui se sont aimés dans la démesure.
Je monterai, porté par tes bras que j’aurai accablés
dans les lourds jardins d’autrefois où nous marchions au plus secret de notre
mémoire.
Que l’absence te reconnaisse comme le seul désir de son immobilité.
(...)
Je ne quitterai pas la terre en flammes hautes.
Je la quitterai lentement comme je suis venu, tel que j’ai vécu.
Je veux vivre ma cinquième saison, celle du terreau.
J’ai pris pacte avec mes souches, avec les vôtres.
J’absorberai ma mort dans une longue communion, dans une fidèle reproduction de
ce qu’aura été ma vie, patience du commencement.
Je n’ai rien livré au feu, ni mes délires, ni ma sagesse pourtant toujours temporaire,
ni le plomb de vos secrets, ni votre douleur que je sentais venir alors que je ne vous
connaissais pas.
Je ne livrerai rien au ciel ni aux océans, je ne rendrai rien à mon père,
mais à ces portes, à ces cloisons, au mur qui m’ont séparé de vous, je laisserai le
cheminement de mes gestes et de mon imaginaire.
Extrait de "Viviers"
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