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La Bulle

La vie a ses saisons: parfois en pleine tempête on trouve un phare. On est à l'abri, même si on ne se sent pas chez soi.

J'y allais souvent.

Son appartement n'était ni spacieux, ni joli, ni même accessible. Ses murs étaient perdus en banlieue, et ne valaient pas vraiment le déplacement.

Et pourtant j'y allais, même pour rien, même s'il disait qu'il devait travailler tard. J'y allais parfois juste pour le regarder, pour l'écouter soupirer en achevant de ranger ses paperasses. J'attendais simplement qu'il sorte de son silence.

C'est le moment que je préférais: lorsque son esprit se détournait enfin de ses dossiers, et qu'il s'ouvrait à moi. Je racontais alors ma journée, et pendant qu'il me faisait la cuisine, il m'écoutait.

Je lui livrais mes soucis. Mon divorce qui ne finissait pas de m'épuiser, les manœuvres de harcèlement de mon futur ex-mari, mes angoisses, mon travail qui devenait ma drogue, mes doutes, ma faim, mon besoin d'affection, mes enfants dont le regard disait chaque jour « pourvu qu'elle tienne », ma peur d'être seule, mon lit que je n'aimais plus, le sommeil que je refusais.

Tout cela sortait dans un relatif désordre, dans le calme pourtant. Nous mangions, il me donnait son avis, pimentait mes propos de réflexions qui me faisaient rire.

J'aimais la présence de cet homme. J'étais son invitée. Je pénétrais pour quelques heures dans une bulle qui m'apaisait.

Cric-crac je suis dans sa maison, on ne peut pas me toucher, je suis cachée.

J'aimais la manière qu'il avait de me regarder quand je lui racontais toutes ces choses dont je voulais me débarrasser comme d'une couche de sueur et de poussière mêlées. J'aimais le respect qu'il avait pour les frissons que j'éprouvais lorsqu'il posait les mains sur moi. Pour ce mélange d'apaisement et de désir qu'il m'était impossible de contrôler, et me faisait sursauter lorsque ses mains s'approchaient de mes épaules. La peur des hommes qui trahissent et violentent, cette peur qui m'avait déjà sauvé la vie – mais à quel prix: des mois de mauvais sommeil sous les menaces – je pouvais la laisser sur le pas de la porte lorsque je pénétrais dans la Bulle.

Il m'avait dit dès le premier soir qu'il pouvait m'aider mais qu'il n'était pas l'homme qu'il me fallait. Qu'importe. Quelques instants plus tard cet homme-là me faisait l'amour. Vingt minutes entre le premier regard et son corps sur le mien. Jamais je n'aurais imaginé cela.

Et des semaines durant cet homme qui prétendait ne pas m'aimer me donnait dans ses gestes plus de tendresse et de douceur que j'aie pu recevoir de ceux qui ont partagé mon existence.

Et moi je m'accrochais à la vie avec son aide.

Il prétendait pouvoir m'aider à me relever. Il voulait m'accompagner.

Sans jamais, hélas, consentir à vivre avec moi une vraie relation. Je voulais être aimée: il m'en donnait tout au plus l'illusion. Je voulais m'accrocher, il me tendait ses bras. Je voulais m'affirmer, il jouait les contradicteurs et testait ma volonté.

Il me disait: «Tu es venue chercher de la force ». La Bulle me donnait l'apaisement, faire l'amour avec lui me donnait cette force. Aux moments les plus difficiles, il était là. Juste là. Et il me laissait m'emparer de lui. Je l'aimais alors avec violence. Furieuse contre la vie, je le prenais en moi avec la force du désespoir, et je le tenais prisonnier au fond de mon ventre comme un alpiniste sent du bout des doigts la prise qui lui sauvera la vie.

Tu m'aimes, tu ne m'aimes pas, je m'en fiche, ne dis rien, tu es à moi, ici et maintenant.

Et lorsque mes reins se calmaient, c'est lui qui me couvrait de tout son poids, et qui venait en moi en me caressant le visage, en couvrant mon cou offert de baisers. Jamais je ne me serais crue capable de laisser quiconque poser ses lèvres là où quelques mois plus tôt la lame d'un couteau s'était glissée pour me contraindre. Je croyais que mon corps n'était plus bon à rien. La bulle et son hôte m'ont détrompée.

J'ai bien vite deviné que je ne devrais rien espérer d'autre que cela: une Bulle offerte pour reprendre des forces.

J'en avais les clés.

Il me disait aussi que le goût à la vie n'était pas quelque chose qu'il pouvait me redonner, que cela devait venir de moi. Des années durant je n'ai vécu que dans le partage, dans l'idée d'un partenaire présent, attentif, disponible. Lui ne m'accordait que des éclipses, une soirée ou une nuit dans la Bulle... et faisait exprès de ne pas m'accorder plus que cela.

Je me révoltais parfois. Comment un homme qui me faisait un si bel amour – je veux dire: un vrai partage, pas la chorégraphie stéréotypée d'un amant attentif – pouvait-il n'éprouver aucun sentiment, pourquoi ses paroles devaient-elles irrémédiablement démentir ce que ses yeux plantés dans les miens me disaient, alors que mon ventre s'irradiait de plaisir?

C'était tricher, disais-je.

Il me répondait toujours avec calme. Je ne suis pas celui que tu cherches. Je demeurerai dans l'ombre. Tu dois apprendre à t'aimer avant d'être capable d'aimer à nouveau. Toute relation que tu entreprendras avant d'avoir retrouvé ton amour-propre risque de te ramener à la case départ.

Tous ces discours que je connaissais par cœur et que je ne voulais pas entendre. J'avais trouvé un homme gentil et attentif, pourquoi se refusait-il à moi? Pourquoi voulait-il demeurer dans l'ombre? Avait-il honte de moi, n'étais-je pas à son goût? Pas digne d'être aimée? Je lui disais:

— Je partirai lorsque cette situation me fera trop souffrir.

— Je ne crois pas. Tu quitteras la Bulle quand tu auras retrouvé toutes tes forces. Suffisamment en tout cas pour ne plus te contenter du peu que je te donne.

— Cela prendra encore du temps.

— Moins que tu l'imagines.

— Tu en es bien sûr.

— Oui: toi tu ne t'es pas encore retournée pour voir le chemin que tu as déjà parcouru. Moi je t'observe depuis le début.

— Je n'ai pas envie de cela.

— C'est la dernière marche qui est la plus dure à gravir. Je comprends que tu n'en aies pas envie. Tu dois te sentir épuisée.

— Je crois plutôt que tu vas me pousser peu à peu vers la porte de sortie.

— Je respecte ce que tu crois, mais cela s'arrête là. Tu verras bien.

Je l'aurais giflé. Quel ton paternaliste! Il le faisait exprès, pour m'énerver, pour que je me révolte, que je lui dise que j'en avais marre de ses conseils, de ce grand écart entre sa gestuelle amoureuse et son cœur de granit.

Et lui savait qu'un jour cela arriverait.

Que je lui balancerais quelque chose comme « tu as beau me faire l'amour, tu es incapable d'ouvrir ton cœur, tu es comme ta Bulle, apaisante mais tellement vide, tu me fais pitié ».

Et moi je savais déjà qu'à ce moment-là, il me sourirait, car j'aurais enfin recouvré mon amour-propre, et qu'il pourrait enfin devenir un simple ami.

Que dès ce jour je brillerais à nouveau. Pour moi-même d'abord, et puis... attirés par cette lumière, bien d'autres hommes viendraient.

Et parmi eux celui avec qui je vieillirais.

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Commentaires

  • C'est tout l'intérêt de la démarche, laquelle est si plaisante que je persévère ...
  • Oui, au plus je lis de tes textes, au plus je suis bluffé par ta manière d'entrer dans la peau d'une femme, et d'avoir l'air de t'y sentir à l'aise ! Bravo.

  • Merci Usha,

    Cell-ci devrait te plaire aussi, un autre exercice au féminin...

     

  • Effectivement le fait de se dire ''elle'' n'est pas un excercice facile ;-)

    Mais réussit à la perfection ! J'adhère :-)

    Amitiée

    Usha ;-)

  • Merci Jean-Yves.

    C'est ce qui fait tout l'intérêt et le plaisir de la démarche. Mais nous avons nous approcher au plus près, le mystère nous échappe toujours, ne fût-ce qu'un peu...

  • Texte poignant et si bluffant de s'exprimer ainsi à la place d'une femme.

    Jean-Yves

  • C'est assez amusant, en effet, les nouvelles écrites "au féminin" font souvent mouche... Je confesse un plaisir certain à me soumettre à cet exercice!
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