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Une histoire polonaise

 

 

Tout avait commencé en Pologne, à Czestochowa en 1931. J'insiste:1900. Parce que ces évènements sont déjà si lointains qu'ils n'eussent étonné personne s'ils s'étaient produits en 1831. Mais peut être que c'est plus tôt encore qu'il faut commencer. Lors de ce jour où on peut imaginer que s'est formée une petite goutte de mon sang. La plus rouge, ou la plus noire.

Radomsko se trouve à quinze kilomètres environ de Czestochowa. Benjamin Warschawski, mon arrière grand père du côté maternel y était propriétaire d'une ferme. Il possédait une vache et quelques poules. Il ne manquait ni d'œufs ni de lait. De profession, si on peut appeler ça une profession, il était prêteur d'argent. Banquier? Non. Il ne prêtait que de petites sommes, sans garantie, à des gens qui en avaient besoin pour une raison ou pour une autre. Un mariage par exemple ou des funérailles, l'un ou l'autre coûte cher, et on ne peut pas toujours reporter l'évènement. Usurier? C'est vrai qu'il ne prêtait qu'à des taux importants. Mais où était le bénéfice puisqu'il ne recouvrait jamais le moindre centime de l'argent prêté.

- Tu vois, tu leur prêtes de l'argent qu'ils n'ont pas l'intention de te rendre, et en retour, ils t'enverraient volontiers au diable. Mais ils saluent bien bas le boucher, membre éminent de la communauté, dont ils ignorent que c'est lui qui avance à l'usurier Warchawski, contre une confortable commission, l'argent que celui-ci leur prête.

Ce boucher, mais qui le leur dirait, ne comprend pas la faiblesse de Benjamin envers ses débiteurs. Ou alors, qu'il inscrive les sommes prêtées sous la rubrique "œuvres de bienfaisance"; disait-il avec ironie.

- Voyez-vous, Benjamin, les hommes de justice, ça existe, non? Et les règles doivent êtres respectées si on veut que la paix règne entre les hommes.

Il ajoutait, et peut être était-il plus fin d'esprit que celui que l'on prête aux membres de sa corporation.

- Je vous aime bien, Benjamin, mais songez que si les hommes sont inégaux sur bien des plans, c'est probablement que le Très Haut l'a voulu ainsi. Comment serions-nous compatissants envers les pauvres s'il n'y avait pas de pauvres. A quoi servirait le comité de bienfaisance?

Benjamin ne faisait pas partie du comité de bienfaisance. Il n'était pas un notable au même titre que le boucher, le marchand de tissus ou le meunier. Si les notables le respectaient, mais pas davantage que l'instituteur, c'est parce qu'il savait écrire, et qu'il est des circonstances où un écrit est aussi important que la confiance procurée par une solennelle poignée de mains. Il ne demandait jamais rien à personne, si bien que personne dans le village n'avait jamais du lui refuser quelque chose. C'était un honnête homme.

Il en était à son second mariage, sa première épouse était morte peu après la naissance de leur fille.

Sa première épouse et lui avaient vécu de manière très honorable, et économe. On peut même dire qu'ils ne vivaient de rien. Les plus pauvres du village, aidés par la charité des gens biens de la communauté, mangeaient mieux qu'eux.

- Penses, ma petite colombe, les sacrifices que nous faisons aujourd'hui que nous sommes jeunes et en bonne santé, nous en retirerons les bénéfices lorsque nous serons vieux.

Malheureusement, sa première épouse n'eut jamais l'occasion de juger si son raisonnement était juste ou non, elle était morte trop tôt. Peut être qu'il était juste. Qui peut le dire?

En seconde noces, il épousa une jeune veuve qui lui donna une fille, elle aussi. Comme ils craignaient d'être incapables de procréer des garçons, et que l'éducation des enfants coûte cher avant qu'ils ne soient en mesure de rembourser, ils décidèrent de s'en tenir aux deux filles existantes. Et si le bon dieu voulait bien qu'elles fussent jolies, le montant de la dot serait plus facile à négocier. Il avait raison, mon grand-père maternel. On racontait même, ce sont les temps modernes qui voulaient ça, qu'il y avait des jeunes gens qui se mariaient par amour. Sans dot. Par amour!

Sa seconde épouse, elle se prénommait Fêla, était issue d'un bourg proche du village. Elle était la fille unique d'un relieur de livres aux doigts d'or dont la clientèle allait des membres de la synagogue aux autorités civiles de sa région tant ses talents étaient reconnus. De plus, il passait pour une sorte de sage que, tout naturellement, tout le monde appelait rabbi. Il ne disait jamais grand-chose mais il écoutait avec tant d'intérêt tandis que ses doigts lissaient la couverture d'un livre, que ses interlocuteurs, au bout d'un moment, avaient le sentiment  d'avoir reçu une solution à leur problème.

Un jour, aux approches de Noël, un charroi considérable s'était arrêté à la porte de rabbi Jung. C'était le comte Potocki, en personne, qui venait lui demander son avis quant à un livre qu'il se proposait d'offrir à l'Université de Cracovie. Personne n'avait jamais su ce que le comte et le rabbi s'étaient dit mais l'entretien avait duré plus de trois heures. Le village tout entier s'était interrogé durant trois jours. Est-ce qu'il faut trois heures pour parler d'un livre? Quoiqu'il en soit, les rues étaient restées illuminées jusque tard dans la nuit. On eut dit un tableau de Chagall. Oui, Monsieur!

Bref, Fêla était ma grand-mère maternelle, et la fille sans dot de Benjamin Warschawski, Sarah, était ma mère.

J'avais un père aussi. Tout le monde a un père, c'est indéniable. Il avait un père lui aussi, qui était mon grand-père, tandis que le père de son père, était son grand-père à lui. Ainsi de grand-père en grand-père, on pourrait retracer toute l'histoire de ma famille en remontant jusqu'à celui qui sur le Mont de Sion avait transmis les Tables de la Loi au chef du peuple élu.

Le prénom de mon grand-père paternel était Samuel. C’est aussi le mien. Je connais son visage parce que j'ai longtemps conservé une photo de lui dans mon portefeuille.

A l'époque de la photo, à vue de nez, si on peut parler de nez à propos d'un juif, il était âgé de soixante ans.  Une gosse moustache, déjà blanche, barrait son visage. Il portait une caquette de cuir, chaussait des bottes de feutre comme les paysans du voisinage, et vendait sur une charrette à bras, des fruits et des légumes. Le commerce, pensait-il probablement, était la façon la plus certaine de s'enrichir, au moins de nourrir sa famille, hors le vol ou la loterie.

Ma grand-mère, Léa, l'avait épousé parce qu'il était bel homme, d'aspect viril, et parce que sa profession leur permettrait de gravir les échelons de l'échelle sociale, et de devenir, pourquoi pas ?, des notables dont la place est réservée à la synagogue où Léa se rendait régulièrement.

Samuel s'y rendait aux grandes fêtes et le samedi, comme tout bon juif, mais pas plus souvent. Mon oncle Alexandre, le frère aîné de mon père, moins pratiquant encore, ne s'y rendait jamais. Ni mon père parce qu’il avait lu que la religion était l’opium du peuple. C'était le souci de leur mère.

Alexandre, devenu jeune homme, ne frayât plus beaucoup avec les gens du voisinage. Vêtu comme un bourgeois de Varsovie, tout l'argent qu'il gagnait était consacré à sa garde-robe. Il portait la cravate et le chapeau de feutre, et plutôt que la veste matelassée comme la portait son frère, ou le blouson de cuir qu'affectionnait mon père, il était vêtu d'un pardessus droit de couleur marine. Un vrai bourgeois. Plus encore. Un de ces aristocrates polonais qui s'expriment en français et qui baisent la main des dames.  

Il n'y a que dans les mélos du dix-neuvième siècle, et dans l'Ancien Testament, que le fils prodigue revient au chevet de sa mère à l'heure où elle s'éteint.

La mère de mon père n'a jamais revu Alexandre ni Bogdan, son petit-fils. A l'âge de trente ans, Bogdan poursuivait ce qui était censé devenir une très belle carrière au sein de l'épiscopat polonais. Je dois être un des rares juifs dont la famille aurait pu, dans sa généalogie, s'honorer à la fois d'un rabbin et d'un futur archevêque. Bogdan, je ne l'ai revu que longtemps après la guerre.

Le milieu dans lequel mon père avait grandi n'était pas très orthodoxe. Il portait une casquette de jeune voyou, et n'allait pas à la synagogue. C'était un libre-penseur.

En 1928, il avait vingt-deux ans. C'était un homme de taille moyenne, de corpulence maigre, au visage émacié. Les yeux profondément enfoncés dans l'orbite donnaient à son regard une sévérité qu'il ne recherchait pas. Toutefois, par un phénomène assez courant, ceux qui l'écoutaient en le regardant étaient sensibles à ses arguments, et lui faisaient confiance malgré son jeune âge.

Membre du syndicat des cordonniers, il intervenait si souvent en séance qu'on le prenait pour un de ses dirigeants. De plus, comme si l'activité syndicale ne lui suffisait pas, il s'était affilié au parti communiste. C'est dire, je le dis avec ironie, qu'il avait tout pour plaire à la communauté juive de Czestochowa.

En 1919, en Russie, après les sept jours qui ébranlèrent le monde, comme l’avait écrit un journaliste américain, un groupe d'hommes, surpris de sa victoire, avait pris le pouvoir. Il prétendait le transformer, ce monde. Mon père, dans la mesure de ses moyens, parce qu'il était juif et qu'il souhaitait que les hommes, tous les hommes, juifs ou non, soient égaux, voulait y contribuer. Je suppose que c'est à lui que je dois cette propension que j'ai à rêver le monde.

Mais l'environnement politique, à l'époque, en Pologne, était hostile aux libertaires de tous poils. Que pouvaient faire des jeunes gens épris de liberté sinon lutter dans l'obscurité.

C'est ce qu'ils faisaient à quelques uns dans l'arrière salle d'un café où se tenaient les réunions syndicales et les meetings des autres partis juifs. Et parmi ces quelques uns, c'était prévisible, l'un d'eux était un indicateur de police.

Le pauvre devait enjoliver ses rapports pour mériter son salaire parce que les jeunes révolutionnaires dont mon père faisait partie ne risquaient pas de renverser le pouvoir. Comme on dit, les paroles s'envolent. De plus, après une certaine heure, qu'il pleuve ou qu'il vente, la révolution pouvait attendre. Mon père prenait congé de tout le monde pour se rendre, devinez où? Vous avez gagné. A Radomsko pour rejoindre sa future fiancée.

Elle était belle ma mère. Elle avait la taille de mon père. Elle se tenait droite, la poitrine en avant. Elle avait des cheveux noirs légèrement ondulés, et des yeux tout aussi noirs bordés de longs cils rehaussés de mascara. Une bouche pulpeuse qu'elle soulignait de rouge sang. Elle portait des bottes qui n'étaient pas des bottes de paysan. Chemisier masculin et jupe qui s'arrêtait au dessus du genou, comme c'était la mode à Varsovie, elle devait plaire plus qu'il n'est permis à une jeune fille dans une petite ville de province.   

Elle avait été séduite par ce garçon qui parlait d'égal à égal avec des notables plus âgés que lui, et qui faisait quinze kilomètres à pieds, plus tard à vélo, pour venir lui parler de tout et de rien, au début en tout cas, et pour l'emmener danser après que Benjamin Warchawski y ait consenti. Rabbi Cohen, consulté, avait estimé que ce garçon de la ville qui ne faisait pas un bon juif dans le sens où l'entendaient certains, ferait probablement un bon époux. Ils se marièrent le 15 novembre 1929.

Comment il avait fait la connaissance de ma mère, comment ils étaient devenus amoureux l'un de l'autre, qu'est-ce qu'ils se racontaient quand ils étaient ensemble, je l'ignore. Je suppose que les choses se passaient hier, et avant-hier, comme elles se passent aujourd'hui. On jette une pièce en l'air, et c'est pile ou face. Tout compte fait, ce n'est pas une méthode plus mauvaise qu'une autre.

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