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Crépuscule

Après un long silence, voici ma dernière nouvelle que je vous propose de partager:

CREPUSCULE

 

J’étais veuve depuis six mois déjà quand il m’est arrivé une mésaventure qui n’a pas fini de me perturber. La disparition d’Alain était ce qu’on pouvait souhaiter de mieux pour lui, en regard des souffrances qu’il endurait depuis si longtemps et que j’étais tout à fait incapable de soulager. La descente par paliers dans la maladie est quelque chose d’affreux quand il s’agit d’un être tendrement aimé. Pourtant j’ai plus ou moins bien tenu le coup, du moins en apparence. Je me souvenais avec amertume de ce que mon éducation religieuse m’avait inculqué sur les fameuses « grâces d’état », sensées aider à affronter les épreuves les plus pénibles. Etait-ce cela qui me faisait me lever sur la pointe des pieds pendant la nuit quand je sentais la panique m’envahir ? Il me semblait alors qu’Alain aller percevoir les battements précipités de mon cœur et cela je voulais l’éviter à tout prix.  Je m’asseyais au bord de la baignoire ou sur le WC et je bandais toutes mes forces pour me calmer. Je me répétais que dans quelques heures il ferait jour et que la reprise de l’activité quotidienne me servirait de dérivatif.

Après coup, je me suis demandée si j’avais fait tout ce qu’il fallait pour mon compagnon, si je n’avais pas montré ici ou là quelques signes d’impatience. La vie le quittait, alors que j’étais moi-même encore pleine d’énergie. Il existe des moments de compassion extrême mais il y en a d’autres où, malgré soi, on prend une sorte de hauteur. La souffrance n’est pas partageable et je ressentais alors que nous étions chacun condamné à la solitude. L’être avec lequel j’avais tout partagé se refermait sur ses secrets et j’en faisais autant. S’était-on jamais connu à la fin, en partageant le même lit?

A présent que tout était fini, ma solitude se révélait pleine et entière. Ce vide vertigineux, ce sol qui se dérobait, cette maison vide qui ressemblait à un caveau, je devais les boire jusqu’à la lie. Et pourtant la vie continuait, c’est ce que mon entourage s’ingéniait  à me faire entendre, à l’approche de la réunion traditionnelle qui rassemble tous les étés les amis de toujours. Tout le monde souhaitait ma présence et si j’ai commencé par résister, j’ai finalement promis de me faire belle et de sourire. En aurais-je la force? Le soir, avant de me coucher, j’ai forcé un peu sur les calmants, pour être relativement en forme et reposée le lendemain.

La matinée a été mauvaise et plus l’heure de la réunion approchait, plus je me sentais mal. Comme si j’allais subir une épreuve où chacun serait là, à me guetter, dans l’attente de la moindre faute, pour me sanctionner par des encouragements ô combien cruels et inopportuns. Je craignais surtout que la nostalgie revienne en force à cette occasion. Retomber dans cette sorte de folie collective, comme si n’avait changé pour moi, ça me faisait très mal car je savais, au contraire, que l’insouciance et la légèreté appartenaient à une époque révolue, au cours de laquelle je n’avais jamais imaginé que notre couple pouvait se briser si tôt par une séparation sans retour.

Manger, boire, plaisanter, n’échanger que des propos sans queue ni tête, c’est la règle dans ce genre d’assemblée. La vie se dessine colorée en rose par l’alcool et l’amitié, dans l’oubli des soucis et de la réalité.  Ce mirage sans lendemain fait tant de bien sur le moment. Nous buvions tous un peu plus que de raison dans ces circonstances mais comme nous avions le vin gai,  Alain et moi, nous savourions quelques heures hors du temps. Nous nous sentions d’une bienveillance merveilleuse, persuadés que nous avions tout compris de la vie, imaginée comme une longue suite de jours ensoleillés, sans un accroc, par la force de notre amour mutuel. Et si par aventure l’un ou l’autre des convives devenait un peu grincheux, nous étions là pour le consoler et boire ses larmes.

Jusqu’à présent j’avais eu le courage de ne pas m’anesthésier dans l’alcool. Comme cette amie qui, quelques années après la disparition de son compagnon, s’écroule, un peu débraillée et somnolente sur sa chaise, à tel point qu’on se demande si elle ne va pas s’effondrer dans son assiette.

Pour le souvenir d’Alain, pour ma dignité, je ne voulais pas déchoir. Il faisait beau, j’avais mis ma plus jolie robe, je m’étais soigneusement maquillée.  Mon sourire était un peu crispé lorsque j’ai retrouvé mes amis mais enfin je souriais. A la dernière minute j’avais repris courage en me disant qu’il ne s’agissait que d’un entracte.

Bientôt la fête a battu son plein. Tout le monde s’est détendu, toute contrainte oubliée. Etre un élément parmi d’autres dans une assemblée décidée à s’amuser, me fondre dans la masse m’a permis de tenir le coup. J’ai bu quelques verres. Quel moyen de faire autrement? J’ai dansé une ou deux fois et je n’ai pas parlé d’Alain. Une légère ivresse m’a fait passer d’une sorte de sérénité à la conscience aiguë de ma perte. Il y a un an encore Alain était là, boute-en train comme d’habitude. C’est seulement en septembre qu’il avait commencé à ressentir une certaine fatigue. Pourtant, lors de cette fête, l’an dernier, il m’avait semblé que ses yeux, tout à coup, étaient comme absents.

Après la fatigue de septembre, tout s’est emballé. A quoi bon revivre ce long calvaire, entrecoupé d’espoirs, de rémissions, de rechutes, tout est fini. Je serre les dents pour ne pas évoquer une fois de plus le calvaire de la chimio et ses séquelles. Les nausées, les vomissements, ce mal de mer permanent qui  vous ferait souhaiter le naufrage si on était sur l’eau. Ne pas pleurer surtout, fermer les paupières pour retenir mes larmes, boire encore quelques gorgées de n’importe quoi, comme si je noyais d’eau un médicament fort amer. Ouf ! Personne n’a rien remarqué. Encore quelques heures et je me retrouverai chez moi, seule, j’arracherai ma robe, je me laisserai tomber sur le lit et avec un peu de chance je m’endormirai pour quelques heures au moins, en tâchant de ne pas rabâcher combien cette soirée-ci fut différente de l’autre, celle où Alain vivait encore.

Douce illusion ! Vers dix heures quelqu’un a proposé de finir la soirée dans un petit café populaire où l’on danse. Notre arrivée en bande a été remarquée et l’ambiance déjà chaude a pris une ardeur nouvelle.

Je suis assez jolie et ne parais pas mon âge. J’étais la seule femme encore jeune à n’être pas accompagnée. Ce qui n’est pas passé inaperçu. Comme d’habitude il y avait là quelques solitaires à l’affût d’une occasion. La danse leur permet de serrer leur partenaire de près, sans que cela n’engage l’un et l’autre à plus qu’une banale proximité. C’est aussi une opportunité pour les plus audacieux ou les plus sous pression de faire sentir à leur partenaire combien elle leur plaît. Ils n’ont qu’à laisser parler leur corps, langage muet qui émeut …ou effarouche les rigoristes. Celles qui disent  poliment, à voix basse et la bouche en cul de poule: «Monsieur, vous sortez de votre réserve et je ne puis le tolérer». Mais d’autres sont prêtes à aller plus loin, à la faveur d’un coin tranquille, sous les étoiles ou, s’il pleut, dans le confort relatif d’une voiture.

Moi je suis tombée dans le piège, en acceptant de danser avec un trentenaire assez séduisant. Nous avons échangé quelques mots. Il s’étonnait qu’une «si jolie femme» ne soit accompagnée que d’une bande de copains dont aucun ne semblait avoir avec elle d’autre lien que des rapports d’amitié. La flatterie était un peu grosse mais je ne peux prétendre que j'y ai été insensible. J’ai répondu qu’en effet j’étais seule depuis quelques mois sans mentionner mon veuvage.

Nous avons dansé quelques slows et, tout à coup, il a remarqué mon annulaire gauche, auquel je porte les deux alliances. Il a eu alors quelques mots de compassion. Il m’a embrassé la main qu’il serrait fermement et je n’ai pas eu le courage de la lui arracher. Et, subitement, contre ce corps d’homme, entre ces bras caressants, face à ces yeux qui cherchaient les miens, je me suis amollie et je me suis mise à pleurer à gros bouillons et je lui ai balbutié à l’oreille: «j’ai perdu mon soleil».

Il a eu un sourire étonné qui n’était pas loin de la dérision. Toutefois il m’a bécoté la joue en me serrant d’un peu plus près et il a fini par chercher mes lèvres. J’ai détourné la tête, tout à coup dégrisée, honteuse pour lui et pour moi-même. Je ne voulais pas de cette langue inconnue dans ma bouche, ni de ce souffle précipité, ni d’une étreinte à la va-vite, comme si j’étais une proie offerte que cet homme se sentait en droit d’emporter. Mais il  insistait, en chuchotant qu’il saurait bien me consoler, tout en plaquant contre moi un sexe avide et agressif. Ce n’était pas le genre d’argument qui pouvait me convaincre. Je ne ressentais plus que du dégoût.

 Je me suis dégagée, non sans mal car il ne lâchait pas prise. J’ai dit que je n’étais pas prête, que c’était trop tôt encore.  Aussitôt il a changé de visage. J’ai lu la déception, la colère, le mépris, oui, même le mépris, dans les yeux soudain exorbités, dans la rougeur des joues et du front de mon partenaire. J’en suis restée pantoise. Pendant ce temps je m’entendais traiter d’allumeuse et d’hypocrite.

Les mots qui sortaient de ce masque convulsé m’ont fait peur et révoltée.  Il n'y avait donc là qu'un mâle en chasse. Donner mon chagrin en pâture à l'ennemi – c'est bien ainsi que j'appréhende ce genre de mec – il n'y avait pas de quoi pavoiser. J'étais tellement en colère contre lui et contre moi-même que je lui ai allongé un soufflet. Il allait répliquer sans vergogne quand Kevin, l’ami intime d’Alain, s’est jeté entre nous. Cela tournait à la bagarre car Kevin aime se servir de ses poings et il n’était pas le seul parmi ces hommes allumés par la boisson.

 Nous les femmes, nous avons prêché la retraite et nous sommes sorties toutes ensemble. J’ai senti les bras compatissants de deux copines qui m’entouraient les épaules tandis que je tâchais de contenir les larmes qui avaient recommencé de couler, comme si j’avais ouvert les vannes de la détresse. Tout ce que j’avais tâché jusque là de juguler remontait à la surface.

Nos compagnons ont fini par nous suivre, après avoir échangé quelques horions avec l’emmerdeur et ses copains. Comme convenu, Kevin m'a reconduite à la maison, en remâchant sa fureur. Je l’entendais vitupérer, sans être vraiment attentive à sa façon de conduire assez brutale. J’étais toujours sous le coup de l’humiliation et je me disais que j'aurais mieux fait de me lâcher dans les bras d'une copine. J'aurais alors suscité de vrais mots de compassion et non la réaction bestiale que je venais d'essuyer.

J'espérais que j'en avais fini avec ce  malotru dont j'ignorais jusqu'au nom. J’essayais de me calmer en me disant que dans quelques jours cet épisode m’apparaîtrait sans doute comme un mauvais rêve. Quelle naïveté ! L’expérience dégradante du harcèlement était encore à venir. J’avais affaire à un fou, à un malade. Il nous avait suivis en voiture et il a lu mon nom à côté du bouton de sonnette. Après ça, il ne fallait pas être bien malin pour découvrir mon numéro de téléphone.

Alors les appels en pleine nuit ont commencé. Soit j'entendais la respiration d'un correspondant parfaitement silencieux, soit il m'injuriait en disant qu'il était occupé à se masturber en pensant à moi et il m'infligeait le détail de toutes les choses qu'il aurait aimé me faire subir s'il m'avait tenue à sa merci. Les deux situations étaient pénibles et je ne puis dire celle qui me perturbait le plus. Avoir affaire à un obsédé est effrayant car on devine à quelles extrémités il pourrait recourir. La violence et la haine des femmes s'expriment alors sans fard et la peur vous paralyse. Ces appels nocturnes à un moment où je me sentais psychologiquement sans défense, livrée à mon chagrin, à mes interrogations, à mes insomnies, tenaient du cauchemar. Ils ressemblaient tellement à un viol fantasmé que j'ai fini par craindre de sortir seule.

Je me suis organisée pour être toujours accompagnée. Le même chauffeur de taxi venait me prendre chaque matin quand je me rendais à mon travail, pour me déposer à la gare. Je n'allais pas restée cloîtrée, alors que j'avais repris le collier avec tant d'ardeur, après les mois d'interruption consécutifs à la maladie d'Alain. Le week-end je sollicitais l'un ou l'autre de mes proches, pour faire les courses. avec lui, éventuellement pour partager une sortie au cinéma ou au théâtre.

Bien sûr j'avais pris un numéro de téléphone privé, pour le fixe comme pour le portable. Cela ne m’a pas évité une succession de lettres, bien rédigées à ma surprise mais toujours venimeuses. .

Au bout d’un moment le ton des missives a changé. C'étaient des protestations de regrets et des excuses, pour une conduite que mon persécuteur qualifiait lui-même d'aberrante. Naturellement, tout ça était de ma faute. Je l'avais repoussé, après l'avoir encouragé et mis le feu à ses sens. On n'a pas idée d'être si accueillante et puis, soudain, de glace. Toutes les femmes sont un peu garces, c’est bien connu. Ce n'était pas la première fois qu'il subissait de telles avanies. Mais c'était la première fois qu'il éprouvait une telle déception car il ne cessait de rêver de moi. Il sentait que nous étions faits pour nous entendre merveilleusement au lit. Il me suppliait d'accepter de souper un soir au restaurant avec lui, afin que nous puissions enfin nous parler et nous comprendre. Il signait: «votre admirateur éperdu» ou  «celui qui est tout à vous». Et il attendrait ma réponse poste restante.  

J'étais persuadée d'avoir affaire à un dingue et n'allais certainement pas répondre à son insistance. Alors les vexations se sont intensifiées. J'ai eu droit aux insultes peintes sur la façade de la maison, à la glu dans ma boîte aux lettres et dans la serrure de la porte d'entrée. Ces derniers incidents demandaient une réparation immédiate. J’ai dû appeler un serrurier. Cela m’a valu d'arriver très énervée et en retard au boulot. J'ai craqué et je me suis payée une dépression. J'ai été renvoyée «dans mes foyers», jusqu'à ce que j'aille mieux. Cela m'a achevée. Ce n'étaient pas la solitude et l'inaction qui pouvaient me secourir

J'ai dû supporter bien des fois à cette époque la présence inopportune de Kevin qui n'allait pas bien, lui non plus. Il arrivait sous couleur de me réconforter. Il était souvent déjà un peu éméché et je n'avais pas besoin de lui dire de se servir, pour qu'il prenne le chemin du frigo et s'envoie bière sur bière. Les choses s'étaient toujours passées ainsi entre nous, du temps d'Alain et je ne pouvais lui faire grise mine, alors qu'il m'avait prise spontanément sous sa protection, lors de l'incident du bistrot.

Il me racontait que sa femme le repoussait.  Il la soupçonnait depuis un moment d'avoir un amant. Je prenais la défense de Monique car elle lui reprochait peut-être de

lever le coude si facilement. Il rétorquait que s'il buvait, c'était parce qu'il était très malheureux. J'essayais de compatir et de le réconforter mais je n'avais ni l'envie ni la complaisance de le consoler en tombant dans ses bras. Tous les hommes à ce stade m'étaient devenus odieux.

L'obsédé – je ne pouvais le désigner autrement – continuait à faire des siennes. Plus d'une fois j'ai eu l'impression la nuit qu'une voiture stationnait, tous feux éteints, non loin de chez moi. J'observais cette masse sombre d'une minuscule imposte dans la salle de bains car tout le reste de la maison était retranché derrière des volets et des portes verrouillées que je doublais d'obstacles tous les soirs.

Je me disais qu'en cas de tentative d'intrusion toutes ces choses entassées auraient en dégringolant sonné l'alarme. Je me sentais assiégée, toujours sur le qui-vive, mon portable à portée de la main et le cœur battant la chamade au moindre craquement de meuble. Qu'aurais-je fait si je m'étais soudain trouvée  face à cet homme? Je me souvenais à peine de ses traits mais pour moi il portait le masque de la folie et je me sentais défaillir de terreur.

Je m'étais rendue à la police et l'accueil reçu m'avait découragée. Je n'étais pas prise au sérieux. L'inspecteur qui m'avait entendue réprimait par moments un sourire, oui, exactement comme l'autre devant mon cri du cœur: «j'ai perdu mon soleil». Je me sentais à la fois ridicule et vulnérable car il avait une façon de me scruter qui me déstabilisait. Finalement il m'a fait comprendre que tant que mes accusations resteraient aussi vagues sur un personnage au demeurant anonyme, la police ne pouvait ni entamer une enquête, ni surveiller les abords de la maison. La colle dans la serrure, ça ne suffisait donc pas? Ni les lettres d'injures? Ni les appels téléphoniques que j'avais finis par enregistrer?

J'étouffais dans la maison et j'avais absolument besoin d'une évasion. Kevin me pressait de sortir avec lui et l'un de ses copains car il me trouvait avec raison une mine épouvantable. Ce copain était, paraît-il, dans leur enfance, le souffre-douleur de quelques gros bras à la cour de récréation. Il était dans la classe des petits et Kevin déjà en troisième. Alors il l’avait pris sous sa protection. Il l’avait ensuite perdu de vue, à la fin de l’école primaire. Et le voilà qu’il ressurgissait, adulte, aguerri et tout ruisselant de reconnaissance.

Qu'il y ait une troisième personne avec nous m'a rassurée car les têtes à têtes  devenaient plutôt pénibles. Kevin a un cœur d’or, c’est vrai mais il ressemblait de plus en plus à un gros chien qui réclame sa promenade ou son jouet favori. Ses mains potelées et pataudes erraient maladroitement à proximité de mon corps quand il s’asseyait à côté de moi sur le canapé. Et il se vexait quand je m’éloignais et me carrait dans un fauteuil, comme s’il y voyait une preuve de méfiance.

Les deux compères sont venus me chercher à l’heure dite. L’enfant timide et chétif était devenu une vraie balèze. Freddy était aussi grand et large que Kevin, l’air un peu plus juvénile. Comme s’il avait conservé un peu du duvet de l’enfance. Il avait revêtu son uniforme de marin pour fêter ses premiers galons. Il ne devait pas être à ses premières libations car il avait les yeux rouges et l'air bravache en diable. Le goulot d'une bouteille d'alcool sortait de sa poche revolver. J'ai jeté à Kevin un regard de reproche qu'il n'a pas semblé comprendre.

Nous voilà donc partis à l'aventure. Nous avons mangé dans un boui-boui. Nous avons ensuite navigué de bar en bar. Après le Chianti – pas très fameux – qui avait accompagné le repas, je me contentais d’eau ou de soda, malgré les moqueries de mes compagnons car je m’étais résignée à jouer le « bob ». J’étais désespérée mais pas au point de souhaiter me retrouver morte ou plus ou moins mal en point dans un fossé. De dernier verre en dernier verre la soirée s’éternisait. J’ai songé à dire aux deux poivrots de commander un taxi.

Je pouvais pour ma part ramener la voiture de Kevin chez lui. Mais, auparavant, j’aurais dû téléphoner à Monique et la mettre au courant de la situation. Tout ça était bien compliqué. Commander un taxi pour moi-même, afin qu’il me suive jusqu’à la maison de Kevin et me ramène ensuite chez moi, paraissait incongru. De plus je devrais expliquer la situation à un inconnu qui me prendrait peut-être pour une piquée. Et pourtant je n’avais pas la force de me retrouver sans protection sur la route. J’étais devenue une vraie poule mouillée. La confrontation avec Monique ne me tentait pas non plus. Elle commençait à m’en vouloir d’une situation que je n’avais pas voulue mais que je n’avais pas eu le courage d’éviter.

Que faire ? Les évènements ont décidé pour moi. J’en étais à mon troisième verre de Perrier quand mon persécuteur est entré, comme un vrai deus ex machina. Pourtant on n’était pas à l’opéra mais plutôt dans un vaudeville ! C’était cet homme-là qui m’avait tenue dans ses bras et tenté de m’embrasser. Il me paraissait plus petit et tellement quelconque, avec ses yeux trop rapprochés, son front qui se dégarnissait déjà, sa bouche molle et vorace. Aussitôt ma digestion s’est bloquée. Comme je pouvais le craindre et le haïr !

Les regards échangés étaient éloquents. Kevin s’était aussitôt à demi levé de sa chaise tandis que son copain le dévisageait, un peu interdit.

- C’est le mec dont je t’ai parlé qui harcèle ma sœur, oui, ma petite sœur et il va lui en cuire.

Je n’ai pas eu le temps de m’étonner du rang que Kevin venait de m’attribuer dans sa famille. Son ami, par mimétisme, avait pris lui aussi une attitude menaçante. Mes deux gardes du corps étaient là à se balancer sur place comme des orangs-outans. Il est vrai qu’ils ne tenaient déjà plus guère sur leurs jambes.

En même temps le troisième larron cédait à l’ivresse de m’insulter en public. Je me faisais traiter de putain qui avait besoin de deux mecs pour la satisfaire, alors qu’elle avait honteusement repoussé un garçon bien, assez bête pour imaginer qu’une telle salope allait lui ouvrir sa porte. Et ils étaient beaux les deux terreurs, avec leur gueule de travers, l’un en blouson crasseux, l’autre déguisé en marin d’eau douce.

Bon dieu ! Cette dernière injure était plus que n’en pouvait supporter un quartier-maître tout neuf. Les coups ont commencé à pleuvoir. Le patron a appelé la police, sans pouvoir protéger son verrier, ses bouteilles, ses tables et ses chaises. Toute tremblante je me suis réfugiée dans les toilettes d’où me parvenait le bruit de la bagarre.

A l’arrivée de la police le harceleur s’était déjà éclipsé, le nez en bouillie. Mes deux défenseurs, pas très frais non plus, ont tenté de s’expliquer, tandis que le patron demandait à grands cris qui allait payer les dégâts. Finalement nous avons été embarqués tous les trois au commissariat.

Je n’étais pas ivre. Mes explications étaient claires mais, semblait-il, pas convaincantes. L’inspecteur qui nous interrogeait est resté poli mais j’avais l’impression que pour lui j’étais une sorte de « veuve joyeuse », tout juste bonne à foutre la merde entre ses divers prétendants.

Je suis sortie de là brisée. La voiture de Kevin est restée garée à proximité du bar et j’ai pu enfin appeler un taxi sur mon portable pour rentrer chez moi. J’ai pleuré tout mon soûl et j’ai fini par m’endormir quelques heures sur le divan, avant de vomir cet infect repas, cette infecte soirée, cet infect individu qui demeurait impuni et insaisissable.

Depuis lors je suis en froid avec Kevin et sa femme. Monique s’est naturellement affolée en ne voyant pas rentrer son mari. Et j’étais tellement secouée que j’ai pensé à lui téléphoner seulement tard dans la matinée. Après quelques jours de silence, j’ai appris par Monique que le patron demandait le remboursement des dégâts. La note était plutôt salée mais j’ai préféré un arrangement à l’amiable et j’ai payé rubis sur l’ongle.

A présent je tâche de me ressaisir. J’ai  contacté plusieurs organisations féministes. Je me suis proposée comme bénévole, pour aider les femmes en détresse. J’aurais aimé  assumer une permanence dans un refuge pour femmes battues et, chacun le sait, il n’y a jamais assez de bonnes volontés pour remplir ces tâches ingrates. Malheureusement mes motivations ont paru suspectes aux deux responsables qui m’ont reçue. Elles ont estimé que j’y mettais beaucoup trop de passion. Du coup elles doutaient que je puisse garder mon sang-froid dans des occurrences difficiles. Elles m’ont rappelé qu’un forcené tente parfois de passer la porte et qu’il s’agit alors de ne pas perdre les pédales. A la vérité, à l’évocation d’un tel scénario, mes battements de cœur se sont accélérés et je me suis sentie tout à fait misérable, faible et démunie.

Mes  interlocutrices se sont aperçues de mon trouble. Elles m’ont chapitrée, en me conseillant de ne pas présumer de mes forces. C’était une fin de non recevoir et je n’ai pas insisté. Je me suis retrouvée écolière en faute devant Madame la Directrice. J’avais espéré un accueil plus chaleureux et je me retrouvais scrutée par deux techniciennes implacables.

Ce qui a plaidé aussi contre moi, c’est que je suis en congé de maladie. Attendre que j’aille mieux et que je retravaille pour être prise au sérieux ? Me revoilà rejetée, une fois de plus, à une  solitude non consentie. Prisonnière chez moi. Oh ! Bien sûr ma maison est une prison douillette mais je l’ai prise en grippe et j’y dépéris. Pour moi, l’enfer, ce n’est pas les autres mais leur absence.

Il existe des associations de veuves mais je ne me vois m’insérer dans une catégorie de femmes qui portent leur solitude comme une décoration au revers de leur tailleur. Je ne veux pas de papotages autour d’une tasse de thé, où l’on enfile comme des perles les bons et les mauvais souvenirs du temps ou « il » était là. Je ne désire pas partager inlassablement les reliquats de mes années de bonheur. Aussi je passe mon temps à consulter les petites annonces et les réseaux sociaux, à la recherche d’un secteur d’activités humanitaires qui demande des bonnes volontés, pour la préparation de repas, la distribution de vivres ou de vêtements, n’importe quoi d’utile que l’on confiait, il n’y a pas si longtemps, aux petites sœurs des pauvres. Je plongerais même les mains dans l’eau de vaisselle avec plaisir. Sans attendre d’autre merci que le sourire d’une personne qui s’attaquerait, à côté de moi, à la plonge. Agir, pour ne pas sombrer, sentir s’activer autour de moi les infatigables abeilles du partage. Je sens que l’issue est là. J’espère de toutes mes forces qu’elle ne tardera pas trop.

 

MARCELLE DUMONT

 

 

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