Bibig n’est pas son véritable nom. Bibig est le diminutif de Big Boss. Big Boss non plus n’est pas son véritable nom. Nous le lui avons donné par modestie. Et parce que dans la rue, les enfants se moquaient de lui. Son patronyme véritable, en effet, avait une connotation aristocratique qui, il faut le reconnaître, fait toujours envie aux gens du peuple. Il se nommait : Xander des Agasses.
Bibig est un teckel à poils courts qui est avec nous depuis près de dix ans.
Avant Bibig, nous avions un autre teckel qui portait le nom de Charlot. C’était un chien superbe à la poitrine large et aux pattes arquées comme des pieds de chaise Louis XVI.
Nous l’aimions beaucoup malgré une singularité assez gênante : il ne supportait pas le mouvement des volets de fenêtre. Chaque matin et chaque soir, pendant que je tournais la manivelle, il hurlait à la mort.
Lorsque nous étions en voiture, à chaque fois que nous avions le malheur de passer devant le magasin d’un commerçant qui ouvrait sa devanture métallique, Charlot se précipitait sur le pare-brise, par-dessus la tête de ma femme, et se mettait à hurler une fois de plus. Ma femme était obligée de détourner la tête parce que nos voisins de colonne nous regardaient avec mépris. Avec d’autant plus de mépris que nous avions collé sur la vitre arrière une affichette qui disait : votre chien, c’est votre enfant, ne l’abandonnez pas durant vos vacances !
A part ce trait de caractère, Charlot était charmant. Il était affectueux et ne se plaignait pas trop de la présence de nos enfants et de nos chats. Nous en avions quatre. Deux enfants et deux chats. Serge, Catherine, Nabuchodonosor. Et Puce que dans le langage familier des parents, nous appelions Sergeot, Cathy, Nabu et Pupuce .
Avez-vous remarqué ? Dans les familles aimantes, le prénom des proches subit toujours de curieuses altérations. Ma femme, je l’appelais mon petit poulet alors qu’aux premiers temps de notre mariage, c’était petit castor puis coco qui est assez commun. Plus tard, ce fût chou et enfin petit poulet. Je me demande si je l’ai jamais appelée : mon chéri !
Charlot et nos chiens s’entendaient très bien. Ils dormaient ensemble, ils jouaient ensemble et ils mangeaient ensemble. En fait, lorsque je dis qu’ils mangeaient ensemble, ce n’est pas tout à fait vrai. C’est Charlot qui mangeait avec eux. Dès qu’il avait achevé son repas, il se ruait sur celui des chats. Néanmoins, parce qu’il n’était pas assez rapide pour vider à lui seul les trois écuelles à la fois, chacun des chats achevait tout de même un repas par jour.
A la mort de Charlot, Pupuce qui était maigre et farouche, nous pensions que c’était là sa nature, prit du poids et devint plus sociable. Il est probable que trois animaux, deux enfants et deux adultes constituent une population excessive pour l’épanouissement des chats et qu’il suffit que cette population se réduise pour que tout rentre dans l’ordre. A en croire les psychologues, il n’en va pas autrement pour l’espèce humaine. Dans un grand nombre de couples, il se produit des phénomènes analogues. L’un des deux est de trop.
Charlot était un chien plein de vitalité, il courait toujours. Dans les escaliers, dans la cuisine, dans les chambres, il passait d’un point à un autre à la vitesse de l’éclair. Lorsque vous souhaitiez vous rendre dans les waters, à peine aviez-vous ouvert la porte qu’il y était assis avant vous. Nous y étions habitués.
Malheureusement, il courait aussi dans la rue après tout ce qui le dépassait de la taille. Dobermans, Bergers allemands, facteurs, voitures, il les poursuivait tous, aveuglé par l’instinct du chasseur. Pour ce qui était des chiens et des facteurs, ce n’était pas trop grave, un peu d’intimidation suffisait à le calmer. En revanche, il les pourchassait jusqu’à ce qu’elles aient tourné le coin de la rue. Ce n’est qu’alors qu’il revenait, heureux, persuadé je suppose qu’elles ne repasseraient plus devant lui. Pauvre Charlot !
C’était au début du mois de Mai. Il faisait chaud, la porte-fenêtre du jardin était ouverte. Les cerisiers du Japon étaient en fleurs et, sur les trottoirs, l’éclat du soleil était tout rose. C’était une journée bénie pour le repos. Maggy travaillait dans la cuisine et moi, à moitié somnolent, je lisais dans le salon.
Soudain, nous avons entendu les hurlements d’une voiture, les aboiements rageurs de Charlot, des crissements de frein. Puis plus rien. Le temps d’arriver en courant, la rue avait retrouvé son calme et son éclat.
Charlot était étendu au beau milieu de la rue, irrémédiablement immobile sans l’apparence d’une blessure. Parfois, lorsque le soleil était trop fort, c’est dans la même position qu’il s’abandonnait dans le jardin pour dormir.
Que fallait-il faire ? Ce que chacun d’entre vous auriez fait. Nous avons décidé de reporter sur un de ses frères, l’affection que nous portions à Charlot.
Adopter un enfant est une tâche compliquée et grave. Si on réfléchissait autant au moment de le concevoir pour son propre compte, un grand nombre de nuits ne seraient pas ce qu’elles sont.
Faut-il s’’en plaindre ou s’en réjouir ? Serait-il souhaitables que des institutions philanthropiques, des assistants sociaux et des magistrats assistent les jeunes mariés au soir de leur nuit de noce, je ne sais pas. Mais, il y a là une sorte de discrimination à une époque où il paraît naturel de rendre compte aux autorités de tant d’aspects de notre vie privée.
Quoiqu’il en soit, s’il est moins compliqué d’adopter un chien que d’adopter un enfant, c’est cependant une démarche qui demande beaucoup de sérieux. Qui choisir ?
Des psychologues prétendent que le compagnon à quatre pattes est le fidèle reflet de son maître. A moins que ce soit le contraire ? Cela signifie que le choix d’un chien implique d’abord de bien se connaitre soi-même.
Les Romains qui ont tout dit, à moins qu’il ne s’agisse des Grecs ?, disaient que ce n’était pas fréquent de leur temps. Ce ne l’est pas davantage aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle, vous l’avez remarqué, ce sont les chiens qui choisissent leur maître. Plus perspicaces d’instinct, ils pèsent les avantages et les inconvénients d’une liaison avec tel ou tel individu dont aucun C .V. ne leur a été soumis.
J’ai souvent vérifié que lorsque l’être humain se montre dans son plus grand naturel devant un groupe de chiens, et qu’il accepte d’être élu par l’un d’entre eux, il se fait un ami qui de toute évidence lui était destiné. Bien plus que son épouse lorsqu’il se marie pour dieu sait quelles raisons frivoles, le nombre élevé des divorces le démontre tous les jours.
Maggy et moi, comme des adultes conscients, nous avons évoqué ce que nous attendions de lui. Il devait être gentil pour vivre en bonne entente avec les enfants et les chats. Grand et vigoureux pour effrayer les voleurs et nous défendre. D’un naturel tranquille, il resterait en place sur le siège arrière de la voiture. Naturellement, le mouvement des volets ne devrait pas l’effrayer.
Ce pouvait être un batard, nous n’étions pas vaniteux. Toutefois, il fallait songer à certains de nos amis qui pourraient trouver étrange que nous n’ayons pas un chien de race. D’autre part, j’avais vu à la T.V. des chiens français très amusants, des Briards qui rassemblaient les moutons sans qu’il soit nécessaire de leur en donner l’ordre. Un Briard, me disais-je, ce serait bien !
Maggy me fit remarquer :
- Il y a peu de chances que nous ayons un jour des moutons.
Nous en avons discuté quelques heures sans grande conviction. C’est comme pour le choix d’une voiture. On joue avec l’idée de choisir une marque différente de celle que l’on a et finalement, on achète la voiture qu’on possède déjà.
C’est Cathy qui résolut la question après avoir longtemps pleuré dans sa chambre. Elle ouvrit la porte du salon en disant :
-J’en veux un comme Charlot.
Le choix était fait.
Madame VanSteen était la présidente du Teckel Club. Nous lui avons téléphoné. Elle comprenait l’importance de la décision que nous allions prendre et elle nous félicitât pour la gravité avec laquelle nous l’envisagions. Elle était confrontée quotidiennement avec les mêmes problèmes de conscience mais elle ne trouvait pas toujours en face d’elle notre pondération chez des couples bien intentionnés, certes, mais un peu légers. Ils choisissent leur Teckel en fonction de sa taille mais ils ignorent tout de sa psychologie. Puisque nous avions eu un teckel, elle nous encouragea à en adopter un autre. Ce n’était pas dire du mal des autres chiens que de dire que le teckel est particulièrement attachant. Sans parler de son intelligence qui est exceptionnelle malgré, parfois, des aspects troublants.
C’est vrai mais, à en croire madame Vansteen, c’était le signe d’une spiritualité quasi humaine. Je n’ai pas compris ce qu’elle entendait par spiritualité quasi humaine. Personnellement, je n’aurais pas songé à faire ce rapprochement.
Bref, elle connaissait un petit éleveur qui venait d’avoir une portée de champions. Il ne s’en défaisait qu’à contre coeur mais puisque nous étions des gens honorables, madame Vansteen était sûre qu’il nous confierait un chiot sans regret.
- A quel prix ?
C’était une question stupide, semble-t-il. Je haussai les épaules et je dis à madame Vansteen qu’elle n’aurait pas à le regretter, elle non plus. Dès que je serais en possession de mon chien, je demanderais mon affiliation au Teckel Club et je lui enverrais le montant de ma cotisation.
Le soir même, tous les quatre, Maggy, Serge, Cathy et moi, nous étions chez l’éleveur en question.
A la périphérie de la ville, il occupait une petite maison comme en occupent les retraités. Elle était constituée d’une salle à manger qui fait office de hall d’entrée et de salon, d’une cuisine et, la partie essentielle de la maison, d’un appentis ouvert sur le jardin.
Chez la plupart des retraités, l’appentis sert d’atelier de bricolage. En réalité, c’est une sorte de réserve où les épouses relèguent leur mari pour ne pas l’avoir dans les pieds toute la journée ou, au contraire, un refuge pour les maris que la vie professionnelle n’a pas habitué à vivre en commun avec celle qu’ils ont conquise lorsqu’ils étaient encore des jeunes gens sans expérience.
Les parents de Bibig quant à eux concentraient leur passion sur les trois chiens qu’ils possédaient. Trois teckels qu’ils élevaient comme on élève des enfants. Peut-être mieux. Il faut dire que ces enfants-là leur procuraient de nombreuses satisfactions. Lauréats de concours internationaux, chacune de leur saillie représentait un petit capital. Tout le monde ne peut pas en dire autant.
La mère de Xander, par exemple, était une chienne dont l’arbre généalogique avait de quoi faire pâlir d’envie des familles humaines à la noblesse souvent moins prestigieuse. Quant à ses performances, ses diplômes étaient là pour en attester, si notre Serge, il n’est pourtant pas sot, voulait un jour les égaler, c’est le Prix Nobel qu’il devrait s’efforcer d’obtenir.
Au bout d’une demi-heure durant laquelle chacun d’entre nous parlât des siens, nous pûmes enfin voir les enfants.
J’avoue que je fus un peu déçu. Je ne sais pas très bien à quoi je m’attendais mais de voir côte à côte dans un panier, deux chiots pas plus gros que de grosses souris, les yeux fermés, pas plus longs qu’une paire de saucisses de Francfort sur une assiette m’inquiétait. Etaient-ce là les descendants d’une grande famille ? Et si la mère s’était mésalliée, nos éleveurs le reconnaîtraient-ils ?
Maggy les trouvaient ravissants tous les deux. Elle prétendit qu’on voyait rarement des chiots si beaux à leur naissance. Elle avait dit la même chose à la naissance de chacun de nos enfants. Je reconnais qu’en l’occurrence, elle ne s’était pas trompée mais je restais troublé. En outre, le problème était de savoir qui choisir des deux, de Xander ou de sœur jumelle ? Après les avoir réveillés, on les fît marcher. Ils étaient aussi patauds l’un que l’autre. Ils ressemblaient à de petits boudins en mouvement. Moi, je guettais les yeux. Je me disais : je prendrai celui dont le regard pétillerait d’intelligence, celui dont le regard en croisant le mien se ferait complice.
Ils n’avaient pas l’air de s’intéresser à nous. Leur seule préoccupation était de retrouver leur panier.
Cependant, l’un d’entre eux avait quelque chose que l’autre n’avait pas, c’était Xander. Lorsque Catherine le prit dans ses bras, il eut cet air qu’il conservera, je présume, toute sa vie. Celui d’un être accablé par la fatalité et qui porte sur son visage toute la désolation du Monde. Est-ce qu’un si jeune chien pouvait éprouver de tels sentiments ? Cette expression de nature quasi métaphysique me mit mal à l’aise.
Vous voyez comment sont les gens ? Ce qui me gênait était précisément ce qui attendrissait ma fille. Je me disais : est-ce qu’il n’a pas l’air bête ? Et Cathy pensait : Comme il a l’air malheureux. Peut-être avions nous raison tous les deux ? On peut être malheureux de se savoir bête.
Naturellement, je gardai mes réflexions pour moi tout en me demandant s’il était sage de s’encombrer d’un être qui à vos propres embêtements ajouterait les siens. Je tentai de dire :
-Une petite chienne nous apportera plus de joie. Elle sera plus docile aussi.
Maggy haussa les épaules.
-Tu as toujours été sensible au beau sexe, voilà tout.
Quant à Catherine, il y a longtemps qu’elle éclatait de rire lorsque je parlais de docilité féminine. Ce fut Xander qui gagnât.
Je signai un chèque au porteur, je mis Xander dans la poche intérieure de mon imperméable et nous rentrâmes à la maison.
Nous nous assîmes tous les quatre dans le salon et Xander fut déposé entre nous sur le tapis. Les deux chats, à peine intrigués, regardaient l’intrus qui paraissait si misérable.
Nous regardions Xander, assis sur son petit derrière qui ne regardait personne.
-Je me demande s’il se plaira parmi nous ?
Serge qui n’avait rien dit de la soirée remarqua soudain une petite flaque qui mouillait le tapis.
- Mais il fait pipi.
Il était offusqué.
-Tu vois, triompha Cathy, tu avais tort de t’inquiéter. Il vient de marquer son territoire, il accepte de reste.
Commentaires
Déjà lu j'en suis certaine..... mais il me semble qu'il s'est sensiblement étoffé .... en mieux.
Très belle histoire d'actualité et émouvante.
Vous écrivez réellement très très bien et même plus.