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Une page de mon CD-ROM consacré à l'oeuvre d'Eugénie De Keyser (Série Le testament des Poètes)

Présentation de son livre "Degas, Réalité et métaphore" édité par l'Institut supérieur d'archéologie et d'histoire de l'art à Louvain-La-neuve en 1981.


La conclusion de l'auteur:

Le souci de la vérité enracine profondément Degas dans son temps, dans une réalité

expérimentée au jour le jour, en ce Paris de fin de siècle, où il se mit en espalier

pour capter avidement ce qui se passait à portée de son regard. C'est pourquoi son

oeuvre nous raconte un monde presque aboli: chapeaux hauts de forme, tutus,

lumière du gaz, mais aussi tableaux de chevalet, passion du collectionneur, secret

jalousement gardé des corps et des sentiments. Mais à creuser tout près de soi,

comme il le fit, il arrive qu'on fasse apparaître ce que nul n'avait vu auparavant, et

qu'au-delà des grimaces d'une société et d'une époque, on mette à nu un visage où

chacun craint de se reconnaître.

La plupart des sujets qu'il a peints ne nous intéressent plus, mais Degas nous a

révélé une manière neuve d'envisager toutes choses. Il a cherché, dans la solitude

de son atelier, des moyens inédits de peindre, de modeler, de graver, de mélanger

les couleurs, d'unifier l'espace, non pour la vanité d'être différent des autres, mais

parce qu'il cherchait à dévoiler ce qu'il était seul à voir. Chacune de ses découvertes

mettait tout en cause, si bien qu'aujourd'hui, contemplant danseuses, nus ou

portraits, les limites de son époque disparaissent, et nous découvrons ce que peut

exprimer la peinture à propos de l'existence elle-même.

Son acharnement à dévoiler la vérité lui a permis de mettre à jour, sous la futilité de

la mode et des divertissements, l'emprise dévorante des objets, fétiches de

l'apparence, et l'amère découverte de l'incommunicabilité des êtres. Finalement, ce

qui est rendu visible, c'est l'impossibilité de posséder jamais l'objet de son désir, et

l'absurdité de projets toujours inaccomplis.

Le réalisme de Degas se manifeste à travers l'oeuvre entière, il est absolument

différent de celui de Courbet ou des impressionnistes, il s'appuie sur une

documentation minutieuse, qui rapproche le peintre des danseuses, des romanciers

de son temps, mais la documentation reste morte, si on ne la met pas en oeuvre

dans un sens déterminé. Ici, le voir se double d'un savoir. C'est pourquoi il faut une

longue cohabitation avec gens et choses pour déceler la vérité. Or, il y a deux

façons de cohabiter, la première met de plain-pied visiteur et visité, ce qui se

découvre là, c'est l'univers de ceux avec lesquels le peintre entretient des liens

d'amitié; la deuxième est celle de l'étranger, qui pénètre dans un univers auquel il

ne s'intégrera jamais, c'est Degas assistant aux exercices des danseuses et

s'intéressant aux métiers féminins et à l'intimité des femmes.

Le voir se double d'un savoir mais, en outre, ce qui est vu polarise les désirs. C'est

ce qui explique que les peintures de Degas nous montrent, non seulement des

objets-signes, des objets-métaphores, mais encore que chaque tableau, chaque

sculpture peut se lire comme une métaphore. Le spectacle attire Degas, parce qu'il

est l'image même du leurre, ce que montrent très bien les salles d'exercices, envers

du décor, jeu du faux et du vrai, de la réalité décevante et de son double, la scène

prestigieuse mais irréelle.

Les courses de chevaux et la danse permettent au peintre et au sculpteur d'exprimer

la manière dont il vit le temps. Ce que nous avons dit de sa façon de travailler, de

ses difficultés à finir, du goût qu'il a pour les techniques qui permettent de tout

recommencer toujours, est absolument parallèle à ce qui est exprimé dans les

oeuvres: rien ne peut être saisi, stabilisé, affirmé, une fois pour toutes, rien n'est

jamais donné, le projet dévore l'instant présent, dans une fuite perpétuelle, dans une

fuite vers "ce qu'on pourrait faire un jour.

La passion pour la vérité est un des moteurs de l'aspect décevant des rapports du

désirant et du désiré, c'est parce qu'on cherche à savoir, au-delà des apparences qui

se donnent complaisamment à voir, ce que peut être l'objet du désir, qu'on découvre

une fille vulgaire sous un tutu, qu'on aperçoit, traînant sur une commode, une

mèche de faux cheveux, mais ce n'est pas le seul moteur. La différence entre l'ami

et l'étranger joue également un rôle capital dans la métaphore du temps, selon

Degas.

Le leurre, le refus apparaissent là où se situe l'autre. Sous un certain aspect, la

femme est, dans l'oeuvre de Degas, irréductiblement étrangère. Elle appartient à un

monde dont on ne connaît ni la langue, ni les rites, qu'on découvre avec une sorte

d'étonnement et qui choque. Elle séduit par sa chair, par le prestige de sa grâce, elle

apparaît même comme le seul symbole possible de la vie dans son frémissement le

plus authentique, ainsi que le montrent les sculptures, mais il n'y a pas d'échange ni

de partage possible. On pourrait dire que le désir charnel, qui se manifeste dans les

danseuses et surtout dans les femmes à leur toilette, détruit toute possibilité de

dialogue entre les partenaires. C'est déjà ce qui est symbolisé dans "Intérieur".

Hommes ou femmes, enfants ou adultes, les personnages des portraits ont tout autre

dimension, mais c'est aussi le temps qui est exprimé dans ces peintures. Les enfants

s'en vont, ils grandissent, ils s'éloignent, les femmes se marient, elles vieillissent,

tout le monde est voué à la mort. Le rapport avec le spectateur n'est plus ici celui du

désir toujours déçu, mais celui du souci sans cesse en éveil. Les vérités amères sont

celles des ruptures possibles. Le jeu métaphorique des objets se situe au niveau des

liens affectifs, l'humour peut y trouver place, mais les choses prennent un aspect

poétique et sont destinées à créer un univers où se retrouvent les souvenirs.

Dans cet univers du souci s'inscrit le caractère irremplaçable des personnes et le

désir de les protéger, de les arracher au temps et aux séparations. Là aussi, le temps

dévore et éloigne. Une autre angoisse transparaît dans les rapports de Degas et de

ses modèles: comment, entre des êtres pareils, aller jusqu'au bout de la rencontre?

Les visages méditatifs, les étranges enceintes qui enveloppent les figures

témoignent de la crainte, toujours renaissante, d'être exclu, non seulement de la

chambre close où se réfugie l'autre, la femme anonyme, qui peut-être n'a pas d'âme,

mais du dialogue qui s'ébauche avec l'amie, et qu'on voudrait sans cesse

approfondir, recommencer, et devant lequel chacun se dérobe à l'intérieur de sa

méditation solitaire.

Ce qui est exprimé ne se limite pas aux images, c'est la structure picturale et le jeu

des volumes dans l'espace qui sont signifiants. Degas a été largement pris au piège

de la littérature, et il a pu croire, quand il essayait de mettre au point "La femme de

Candaule", qu'il suffisait de peindre un corps tranquille avec l'oeil "brûlant de

pudeur et de vengeance", pour exprimer l'émotion qu'il éprouvait devant un tel

sujet. Un an ou deux plus tard, il découvrait que l'espace n'est pas un lieu vide où

installer des personnages, mais une structure qui peut exprimer une situation

dramatique, comme il apparaît dans "La fille de Jephté", enfin il passe de

l'affabulation, où l'image est à la fois illustration d'une histoire et signe plastique, au

thème métaphorique. La danseuse, le cheval ne racontent plus rien et, parce qu'ils

ne racontent plus rien, ils renvoient à d'autres significations, où le temps et le désir

offrent d'inépuisables possibilités.

Parce qu'il n'y a plus de récit, l'espace prend tout son sens. Le corps sculpté peut, à

son tour, être un moyen de faire éclater la vérité du mouvement au-delà de tout

sujet, mais aussi d'exprimer, une fois de plus, le sens du temps et l'exclusion par

rapport au désiré.

Le caractère, à la fois subjectif et métaphorique de l'art de Degas, vient de ce qu'il

s'agit essentiellement d'un art du regard. Le sens de l'oeuvre se lit à partir du

spectateur, virtuellement présent devant elle. C'est évident pour les tableaux,

construits longtemps suivant des perspectives savantes et, par la suite, toujours

élaborées à partir d'un point de vue précis, mais c'est vrai aussi des sculptures, dans

la mesure où elles montrent, sous des aspects multiples, le corps de l'autre. C'est à

partir de là que Degas rend visibles les rapports avec autrui, qui sont l'essentiel de

ses préoccupations, et exprime le temps lui-même, comme rapport avec autrui.

L'angoisse qui se manifeste dans l'oeuvre est, à ce point de vue, quelque peu

différente de celle qui apparaît dans la correspondance de l'homme vieillissant, ou

dans sa manière de travailler. ce qui est en cause, d'une part, c'est l'impossibilité de

se réaliser; d'autre part, c'est la fragilité de tous les liens avec autrui et les obstacles

infranchissables entre les hommes, aussi bien dans le domaine de l'amitié que dans

celui des relations sexuelles.

Ce peintre du regard est donc un peintre de la solitude. Il montre l'isolement sans

retour, non de ceux qui sont représentés mais de celui qui, de la place où il assiste à

la représentation, découvre la vérité amère d'un monde d'où il est exclu et d'objets

désirables, refusés à son désir.

Eugénie De Keyser

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