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Un souvenir ordinaire

 

 

 

La première fois que j'ai planté un caillou tout blanc, lisse et luisant, dans un pot plein de terre, j'avais cinq ans. Peut être moins, peut être plus. Peut être que ce n’est pas vrai, et que j’ai tout rêvé.

J'étais persuadé qu'à force de patience et de soins réguliers, il deviendrait un caillou gigantesque. Toute la rue en aurait été surprise. J'aurais haussé les épaules et j'aurais dit:

- ce n'est rien, ce n'est rien.

J'avoue qu'il ne s'est rien produit. J'ai conservé le pot sous mon lit pendant trois mois. Je l'arrosais régulièrement. Puis, j'ai vérifié si le caillou s'y trouvait toujours, et j'ai jeté le pot, et le caillou, dans la poubelle.

C'était l'année 1936.

 

 

C’est étrange. Aujourd’hui, je me souviens des premières années de ma vie davantage que de celles qui viennent de s’écouler. Est-ce que cela signifie que les premières comptent bien plus que les dernières ? Si je me laissais aller à rire, je dirais qu’une vie d’homme pourrait être bien plus courte qu’elle ne l’est. Que l’important c’est le début. Que le début, c’est une autre histoire, la meilleure peut être. L’avenir, c’est du remplissage avant la mort.

Mes parents et moi, nous habitions 11 rue Van Helmont. Un peu plus bas, rue des Bogards, à dix mètres à peine, se trouvait un magasin où on pouvait acheter des bonbons ou des caramels à la pièce. Les rouleaux de réglisse, les diables, noirs et brillants, y étaient particulièrement demandés sauf par ceux qui disaient que ce n'était pas beau de tirer dessus, les dents serrées, déjà noires, les lèvres ouvertes par l'effort. Mais ce sont les mêmes qui, sur leur tablier, nouaient leur écharpes par devant pour paraître plus âgés, alors que la plupart d'entre nous la nouaient sur le dos.

Notre immeuble, une grande et large bâtisse avait une entrée, au milieu de la façade, dont le couloir donnait sur une cour flanquée de trois autres immeubles. Au milieu de la cour se trouvait une auge de pierre, une pompe, et une tôle ondulée pour frotter le linge.

Je n'ai jamais pénétré dans aucun de ces trois immeubles. Notre logement se trouvait dans l'immeuble de façade.

Chacun de ces immeubles constituait pour chacun de ses occupants un quartier distinct, au caractère singulier, peut-être même une autre ville. Les gens ne s’y connaissaient pas tous, ils étaient trop nombreux. Ils n'avaient pas les mêmes horaires de travail. Ils venaient de régions différentes, et leurs accents, parfois, étaient difficiles à comprendre pour des enfants.

Nicolas Pelz, qui était mon ami, un bon élève, et un bon fils, lui, me répétait souvent ma mère, m'avait dit, un jour que je m'étonnais de l'animation qui régnait dès qu'on s'éloignait de la rue Van Helmont:

- Plus tard, tu comprendras.

Un jour, il me dit que c'était le bon jour pour voir.

- Tu comprends, c'est dimanche. Nous allons au théâtre. Ca te va?  

Le théâtre où Nicolas nous avait amenés n'était pas un véritable théâtre. C'était un cabaret nommé l’Ancienne Belgique où les gens venaient pour boire un verre ou plusieurs, attablés autour de tables rondes, tout en regardant sur une scène qui se trouvait au fond de la salle d'autres gens, les artistes, qui chantaient ou racontaient des histoires gaies. Nicolas qui était un habitué me dit qu'il ne savait pas pourquoi les applaudissements, c'était la coutume d'applaudir après chaque prestation, étaient plus nourris lorsque les histoires ou les chansons étaient tristes. Il avait même vu, je te le jure, croix de bois, croix de fer, une femme pleurer si bruyamment que le monsieur qui l'accompagnait n'arrêtait pas de lui taper sur l'épaule, en lui disant:

- Voyons, voyons, c'est pour rire.

Ce fut un après-midi éblouissant.

J'avais huit ans, lorsque dans la cour de l'école, un condisciple avec lequel je jouais m'a crié:

- Sale juif !

Je ne savais pas ce que c'était qu'un juif, et pourquoi mon condisciple avait ri en le disant. Et pourquoi, il avait tendu le poing. J'ignorais même ce que le mot signifiait. En quoi il définissait quelque chose. Grand, soit, Jérémie l'était. Beau, oui. Toutes les femmes affirmaient que le bébé de madame Kowack était beau. Malin, je n'avais qu'à évoquer Nicolas Pelz.

Soudain, j'apprenais que j'étais juif. C'était bien ou non?  Tous mes camarades de la rue Van Helmont devaient l'être également, bien que nous n'en ayons jamais parlé. Nous n'étions pas tellement différents les uns des autres. Seul, Gustave était bossu.

Un jour, mon père a dit à ma mère :

- C'est comme si nous étions toujours en Pologne. C'est en Belgique qu’il fera ses études, et il sera un belge semblable aux autres belges. Mais à Bruxelles, nous ne connaissons que des juifs. Même l'épicerie est juive. Nous construisons nous-mêmes ce mur que nous reprochions aux autres de construire entre eux et nous.

Je ne suis pas sûr évidemment que c'est en ces termes que mon père s'est exprimé devant ma mère, mais l'esprit devait être celui-là.

Quelques semaines plus tard, c’était un dimanche, nous avons pris le train jusqu'à Tournai. En sortant de la gare, j'étais entre mon père et ma mère, chacun serrait ma main.

- C'est ici que nous vivrons désormais et, comme la plupart des gens, peut être jusqu'au dernier de nos jours.

J'ai toujours suspecté mon père d'avoir l'amour du théâtre.

- Ainsi soit-il.

C'était un jour de la mi-juillet. Un jour de soleil, un jour où l'air était doux. Les arbres de la place, les façades, les rails des trams, l'éclat qui les recouvrait étaient plus brillant qu'à Bruxelles.

Mes parents, je l'ai vu sur une ancienne photographie, avaient l'air d'un couple de provinciaux béats devant un panorama de guide touristique. Il me semble que c'est sur cette photographie que je les ai vraiment regardés.

Ma mère avait trente trois ans. Elle portait un chapeau cloche muni d'une voilette, les cheveux noirs bouclés à la permanente soulignaient les bords du chapeau. Le rouge à lèvre était rutilant comme c'était la mode: le rouge baiser qui ne laisse pas de trace. Ce n'était pas une très grande femme. A en juger par la photo, sa taille devait être de un mètre soixante deux, soixante trois. Il me semble que c'était une jolie femme, et séduisante. Mais un fils est-il à même de juger de la beauté de sa mère?

Mon père portait, bien droit sur la tête un chapeau de feutre gris, un Borsalino, et un costume étroit de couleur marine. Son visage avait les pommettes saillantes, ses yeux étaient sombres, et ses chaussures brillaient comme si elles étaient neuves. Elles l'étaient probablement. Ils m'avaient enfoncé mon béret jusqu'au milieu du front.

- Nous allons aller à pieds, ce n'est pas très loin. Tu veux bien marcher? Tu es un grand garçon à présent.

La rue Royale va de la gare jusqu'à l'Escaut. Un pont que levait un technicien à chaque fois que se présentait un chaland permettait de rejoindre la rue Notre-Dame.

C'est un peu plus loin que mon père avait loué un local, surmonté d'un étage et d'un grenier, qui bientôt serait un magasin de chaussures à l'enseigne de " chez Sammy ".

Quant à moi, ils m’avaient inscrit dans une école qui portait le nom étrange d’école de la justice.

En quittant la rue Van Helmont mon père devenait à la fois un provincial, et quittait, peut être pour toujours, la condition ouvrière. C'est la lutte finale, n'évoquerait plus que des souvenirs de jeunesse.

Mais j'ai un reproche à lui faire. Pourquoi, lorsqu'on est amené à prendre des décisions aussi difficiles, elles modifient la vie de tous les membres d'une famille, pourquoi n'interroge-t-on pas les enfants? Eux aussi, on leur arrache une partie de leur passé, aussi concret pour eux qu'un territoire. A peine, ont-ils pu embrasser une petite fille blonde à qui ils tiraient les nattes, et qu'ils ne reverront probablement jamais.

Les dimensions de Bruxelles m'étaient inconnues. Bruxelles était-elle une grande ville, une très grande ville, je n'en savais rien. Par contre, Tournai était une grande ville. Un soir, adolescent, il m'avait fallu cinq heures pour en faire le tour par les grands boulevards qui séparaient la ville proprement dite de ses différents faubourgs.

C'était une ville en étoile. Vous vous éloigniez du centre, en haut, en bas, par la droite ou par la gauche, et vous aboutissiez à des routes qui portaient le nom de leur endroit de destination. Chaussée de Bruxelles, chaussée de Douai, chaussée de Valenciennes, chaussée de Lille, etc. Toutes les villes ont-elles des routes qui mènent à d'autres villes? Mais peut être toutes les villes sont elles de grandes villes pour un enfant de dix ans.

Même si en un seul jour, il quittait le domaine de l'enfance pour celui des incertitudes de l'adolescence.

 

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Commentaires

  • Merci Rolande. Mon profil sur FB Maurice-Stencel.com dit: né en 1926. C'était hier, me dit-on. :)

  • De très beaux souvenirs d'enfance même si tout n'y était pas rose.

    "L'avenir c'est du remplissage avant la mort" .... Je n'y aurais jamais pensé mais c'est à étudier.

    Merci pour ce bon moment de lecture. A bientôt ? Rolande. Qui, si l'on en croit cette histoire, doit avoir le même âge que vous !!

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