Statistiques google analytics du réseau arts et lettres: 8 403 746 pages vues depuis Le 10 octobre 2009

La professionnelle.

     Le cas posé par Rosalie me perturbe depuis huit jours. Je trouverai, c’est sûr, mais je dois encore y réfléchir. En attendant, des aigreurs d’estomac sont revenues me tarabuster et je dors mal : ça me rend toujours un peu malade de ne pas trouver directement  la solution aux problèmes de mes semblables.

     Quelle idiote aussi, la Rosalie ! Eveiller les soupçons de son mari par deux tentatives maladroites et lamentables. On ne s’improvise pas assassin ! Ou alors, il faut être douée de naissance, comme moi. On réussit rarement son premier meurtre sans se faire prendre car on agit trop souvent sous le coup de l’émotion, sans réfléchir aux conséquences. Remarquez, s’il s’agit du conjoint, on peut toujours plaider le crime passionnel. Parfois, ça marche, si on a un bon avocat et, surtout, un bon jury. Si on sait pleurer à bon escient et s’évanouir au moment propice. Mais je considère que la méthode comporte trop de facteurs que l’on ne peut contrôler et qui risquent d’entraver le résultat final.

     Le mieux, c’est de ne pas se faire prendre ! Et, comme dans toute entreprise, de faire appel à un professionnel. Dans mon cas, à une professionnelle. Attention ! Je ne m’implique pas dans la réalisation de la chose. Je ne suis pas un tueur à gages ! A mon âge, qualifié de troisième par les médias, ce ne serait sans doute même plus possible. Non, mon boulot, c’est d’analyser, de comparer, d’expertiser, d’inventorier, de peser le pour et le contre, d’évaluer les forces en présence, de jauger les capacités physiques et morales des différents intervenants et, finalement, de livrer la seule solution possible adaptée à chacun de mes clients. Bien sûr, je les appelle « mes clients » ! Evidemment qu’ils rétribuent mes services ! Je vivrais de quoi, moi, si je ne me faisais pas payer ? Je ne sais rien faire d’autre !

     Lorsque mon premier mari est mort, noyé dans trente centimètres d’eau sur une plage déserte de la Mer Egée, il m’avait légué un joli petit héritage. Entre les frais de médecin à New York, de dentiste à Londres, de coiffeur à Paris, de couturier à Rome, de petit ami à Lisbonne, cinq ans plus tard, le magot avait fondu.

     J’ai mieux choisi mon deuxième époux et l’héritage était bien plus important lorsqu’il a péri six mois plus tard lors d’une descente en VTT dans la cordillère des Andes. Le pauvre chéri ! Ses freins avaient malencontreusement lâché ! Le pécule

qu’il m’avait légué a quand même duré vingt ans.

     J’approchais alors de la cinquantaine et, même si j’avais gardé de beaux restes, je ne pouvais plus espérer séduire un quelconque millionnaire célibataire. Et puis, trois maris riches, décédés de mort violente, ça risquait de faire un peu désordre sur mon curriculum vitae. Les deux premiers étaient « passés » (si j’ose dire), sans éveiller trop de soupçons. Il ne fallait pas tenter le sort par une troisième expérience.

     C’est vers cette époque que je reçus les confidences d’une jeune baronne que j’avais rencontrée à Miami. Tout était pour le mieux dans sa vie : son mari l’aimait ; il l’emmenait dans tous les coins amusants de la planète ; il lui offrait des fleurs, des bijoux, des toilettes de grands couturiers ; il ne lui refusait aucun caprice, aucune lubie incongrue, même quand elle avait émis le désir d’acheter un singe au Brésil, lui qui était allergique aux poils de chiens, de chats et, en résumé, de tout ce qui porte toison ou fourrure animale. Son mari ayant subi l’ablation de la prostate n’était pas exigeant au lit et se contentait de petits jeux anodins qui lui demandaient peu d’efforts mais simplement un zeste d’imagination.  Il fermait même les yeux sur ses relations, au reste très discrètes, avec des jeunes gens rencontrés au cours de leurs pérégrinations. Mais…, ce mari, si parfait, avait une mère… Un vrai cauchemar, la mère ! Elle soupçonnait sa bru d’avoir fait un mariage d’intérêt, de n’avoir épousé son fils bien-aimé que pour sa fortune, de ne pas l’aimer comme il le méritait, d’espérer son décès pour hériter de ses sous, de ne pas avoir de respect envers elle-même, de tenter de détourner son merveilleux enfant de sa mère adorée. Qu’elle ait des soupçons, d’accord, cela se comprenait ! Mais qu’elle les fasse partager à toute sa famille, ses amis, ses pairs, devenait intolérable pour la jeune femme qui commençait à voir quelques portes se fermer devant elle et quelques unes de ses  invitations refusées par des proches de la baronne douairière.

     En posant quelques questions à la jeune baronne, il ne me fut pas très difficile de l’aider à résoudre son problème. Les freins de la chaise roulante de la belle-mère cédèrent pendant sa promenade quotidienne dans les jardins escarpés de sa villa de Capri, sa tête cogna violemment un rocher, son fils et sa bru revinrent d’urgence de Florence pour les obsèques et pour la visite traditionnelle au notaire, la jeune baronne versa quelques larmes de circonstance et sa vie prit un nouveau départ, débarrassée du fardeau que la vieille dame faisait peser sur elle.

     La jeune femme n’était pas une ingrate. Considérant le travail que j’avais accompli pour lui expliquer comment trafiquer les freins sans laisser de traces et,

surtout, pour qu’ils lâchent à retardement, lorsqu’elle serait loin, elle m’offrit un splendide bracelet de diamant. Le prix que j’en retirai me permit six mois de la grande vie à laquelle j’étais habituée.

     Par la suite, la baronne m’envoya quelques ami(e)s en mal d’inspiration qui n’eurent qu’à se féliciter de mes services. Je me fis alors payer en bon argent liquide car j’étais obligée de changer de bijoutier chaque fois que je désirais négocier un de leurs cadeaux. C’était fatigant et risquait à la longue d’éveiller quelques soupçons. J’étais devenue une professionnelle et tenais à être rémunérée en tant que telle. Jamais un seul couac, jamais une seule preuve, jamais de démêlés avec la justice. Mes services étaient sûrs et ma renommée s’étendait, discrètement bien évidemment, dans cette couche de la société où l’on ne compte pas pour obtenir satisfaction.

     Je vis très bien de mon métier, un peu insolite peut-être, rare sûrement. Je peux même me permettre de refuser une commande lorsque les résultats me paraissent trop aléatoires. J’ai adopté certaines règles éthiques qui, par exemple, me font refuser plusieurs commandes émanant d’un même client. Aussi, je refuse tout attentat à la vie d’un enfant. Quoique… J’ai pourtant aidé à la disparition d’une horrible gamine qui dénonçait les frasques de son nouveau beau-père, parce qu’elle me dévisageait d’un air un peu trop soupçonneux. Nécessité fait loi, n’est-ce pas ? Mais j’ai veillé à ce qu’elle ne souffre pas.

     Et aujourd’hui, je dois tenter de résoudre le problème de Rosalie. Rosalie, ma vieille copine de pensionnat des Dames de l’Instruction Chrétienne. Déjà pas bien futée à l’époque, ses capacités intellectuelles n’ont pas beaucoup évolué avec les années. Vouloir se débarrasser de son époux parce qu’il pète au lit, ça se conçoit ! Mais pas n’importe comment ! Le coup des champignons, c’est cousu de fil blanc ! Le gardénal dans le whisky, ce n’était pas mal trouvé ; mais il ne fallait pas confondre le flacon de soporifique avec celui d’aspirine ! Et maintenant, il se méfie, le bougre ! Mettez-vous à sa place… Il va falloir faire preuve d’imagination, sur ce coup-là, pour que Rosalie ne se fasse pas pincer et ne me dénonce pas à la suite. Parce que Rosalie cracherait le morceau, on peut lui faire confiance !

     Et, comme c’est mon amie, je ne lui fais même pas payer mes services. Ce serait un comble de plonger gratuitement…

Envoyez-moi un e-mail lorsque des commentaires sont laissés –

Vous devez être membre de Arts et Lettres pour ajouter des commentaires !

Join Arts et Lettres

Sujets de blog par étiquettes

  • de (143)

Archives mensuelles