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Débat  › Quelle politique pour l'art et la culture ?

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Quelle politique pour l'art et la culture ? | | 08.07.11 | 13h02   •  Mis à jour le 12.07.11 | 16h57

par Edgar Morin, sociologue et philosophe


 "Démocratiser la poésie"


J'ai vécu mon enfance dans un bain de musique. Mon père chantait sans arrêt des chansons de café-concert, de Mayol à Perchicot, des mélodies populaires de sa jeunesse. Ma mère aimait écouter les disques de musique napolitaine et d'airs d'opéra de Verdi. Tout petit, avant de savoir lire, j'identifiais parmi les disques que l'on mélangeait celui qu'on me demandait comme Questa o quella de Rigoletto, ce qui faisait ma fierté et celle de mes parents.

Après la mort de ma mère, quand j'eus 10 ans, je fis une fixation sur La Violetera et El Relicario, de José Padilla, qu'elle aimait beaucoup. Sans que j'en comprenne les paroles, je sentais qu'El Relicario parlait d'amour et de mort et j'écoutais sans cesse ce disque ; quand le ressort de mon gramophone fut cassé, je tournai le disque du doigt pour l'entendre et le réentendre. El Relicario m'a accompagné toute ma vie.

 

Fils unique, privé de mère, je comblais mon vide affectif en dévorant des livres et en passant tous mes temps libres au cinéma. Certains films m'ont marqué, comme A nous la liberté !, 14 Juillet, Sous les toits de Paris, de René Clair, et j'adorais les chansons de ces films que je chante souvent encore. Puis ce fut, à 17 ans, la découverte des premières chansons de Jacques Prévert et Joseph Kosma, violentes et terribles, chantées par Marianne Oswald que j'allai entendre à l'Européen où elle fut sifflée par la majorité d'un public abêti.

Plus tard ce fut l'enchantement nostalgique des Feuilles mortes. Je n'ai pas cessé d'aimer les chansons, d'autant plus qu'il y eut pendant trente ans la superbe époque des Trenet, Brassens, Ferré, Brel... Puis j'ai découvert, il y a quarante ans, mon hymne personnel avec Cantares, poème d'Antonio Machado, musique de Joan Manuel Serrat. Vers 28 ans, j'ai découvert l'art musical qui me prenait aux entrailles, le flamenco dont surtout le cante jondo. Musique de sanglot, de violence, d'amour fou à laquelle je reste aficionado avec la même ferveur, ce à quoi se sont ajoutées bien des musiques d'ailleurs, les chants arabes, le huayno et la valse péruvienne...

Auparavant, vers 15 ans, la "grande" musique fit irruption en moi, à l'écoute d'une radio. Ce fut l'enchantement du premier mouvement de la Symphonie pastorale, de Beethoven. Je me mis à fréquenter les concerts. Chaque dimanche Colonne au Châtelet (Paul Paray), le samedi matin au Conservatoire (Charles Munch). Vint le foudroiement. J'étais debout, serré dans la galerie des populaires à Gaveau, et l'orchestre Lamoureux, sous la direction d'Eugène Bigot, exécuta le premier mouvement de la 9e Symphonie, de Beethoven. Dans une sorte de murmure presque indistinct de limbes, monta un faible appel qui se répéta et soudain éclata un tutti d'une énergie inouïe, comme l'autoconstruction du cosmos à partir du néant. Je connus l'extase d'une vérité qui me disait : "Vis, affronte le monde, courage !"

Quel réconfort dans un torrent de larmes ! Et depuis, ce réconfort n'a pas cessé, ce début de premier mouvement me redonne sans cesse courage, confiance, espoir.

J'ai fréquenté aussi l'opéra où l'oeuvre la plus bouleversante fut Boris Godounov, de Moussorgski, tragédie de la complexité humaine, tragédie du peuple russe. Puis j'ai connu diverses extases musicales, comme en juillet 1945, porte de Brandebourg, dans les ruines de Berlin, jaillit soudain d'un haut-parleur la sonate Le Printemps, de Beethoven, annonçant l'espoir et la résurrection. A chaque instant de ma vie chante en moi un air, une mélodie, et quand je suis seul j'imite de ma voix l'orchestre, les instruments, comme l'entrée sauvage des cors dans le Don Juan de Richard Strauss.

Adolescent, j'ai aussi découvert le théâtre chez Dullin (La Terre est ronde, de Salacrou), chez Georges Pitoëff (La Mouette, de Tchekhov), chez Jouvet. J'ai continué sous l'Occupation. J'avais fait pour Les Lettres françaises clandestines un article (non arrivé à destination) où j'opposais l'Antigone d'Anouilh stigmatisant la révolte au nom du réalisme de Créon, aux Mouches de Sartre exaltant la rébellion.

Mais c'est la littérature et le cinéma qui m'ont fait fuir ma vie et connaître la vie, qui m'ont emporté dans l'imaginaire et aidé à connaître le réel, et qui m'ont révélé mes vérités dormantes, y compris érotiques puisque mes 13 ans ont été envoûtés par la blonde germanique Brigitte Helm dans L'Atlantide, et la brune méditerranéenne Gina Manès dans La Voie sans disque. Littérature, cinéma, musique sont des forces d'enchantement sans cesse renouvelées, véritables oxygènes de l'âme nécessaires à sa vie.

Ainsi, toujours vers 13 ans, la lecture d'Anatole France me révéla que le doute était enraciné en moi à jamais, mais presque en même temps, Résurrection, de Tolstoï, et surtout Crime et châtiment, de Dostoïevski, me révélaient la profondeur de la source d'amour et de compassion en mon être, l'aspiration à la foi, la mystique de la rédemption que simultanément je trouvais dans le film soviétique Le Chemin de la vie. Et aussi des films comme L'Opéra de quat'sous, les tragédies de Shakespeare, toutes les grandes oeuvres dans tous les arts me révélaient les tragédies humaines et me faisaient sentir la complexité de la vie dont je devins conscient bien plus tard.

D'où l'importance capitale de la culture esthétique qui nourrit ce qui est pour moi la poésie de la vie. La prose, c'est-à-dire l'inévitable et l'obligatoire, sans joie, est ce qui peut nous faire survivre et nous empêche de vivre vraiment. Vivre vraiment, c'est vivre poétiquement c'est-à-dire dans l'épanouissement de soi, la communauté, l'amour, la participation à autrui et au monde.

Le monde est merveilleux et horrible. L'esthétique nous aide à nous émerveiller et nous permet de regarder l'horreur. Ainsi le second mouvement du Quintette de Schubert exprime la pire douleur de l'âme, et pourtant il nous donne le bonheur de sa musique qui traduit cette douleur sans l'anesthésier.

L'esthétique des oeuvres nous permet de développer une esthétique de vie quotidienne. "La nature imite ce que l'oeuvre d'art lui propose", a-t-on dit. Elle nous favorise l'émerveillement devant la mer, la montagne, les grands arbres, un papillon qui volette, un enfant qui gambade, un chien fou d'amour qui bondit vers son maître, un beau visage...

Voila donc tout ce qui devrait animer une politique de la culture : une politique de l'esthétique qui contribuerait à démocratiser la poésie de vivre, à ce que chacun puisse vivre de belles émotions et découvre ses propres vérités.

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Commentaires

  • Merci à toutes deux de vos appréciations et de votre très sensible et fort pertinent commentaire, Rolande !

  • Un très beau texte, merci de nous l'avoir fait connaître.

    Traduire la douleur sans l'anesthésier ... J'aime cette association des mots "horreur" et "émerveiller : "l'esthétique nous aide à nous émerveiller et nous permet de regarder l'horreur."

    J'y ajoute, car, derrière le masque de l'horreur, la Beauté se révèle. J'ai vécu cela à Lourdes : un visage complètement ravagé : plus de bouche, plus de nez ... et cependant, cette femme irradiait de Lumière. On ne voyait plus que son regard .... d'un bleu infini. Aucune résignation, rien que La Lumière.

    "Démocratiser la poésie de vivre." A afficher partout à la place des publicités tapageuses.

    Bonne soirée à toi et mille voeux de Fêtes radieuses et lumineuses.

     

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