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Souvenir d'un juif.

 



Par l'entremise d'un ami, après la guerre, j'avais trouvé un poste dans un journal mais je n'y signais pas d'article. C'était un poste sans éclat qui demandait de l'attention mais peu d'initiative. Ne pas voir mon nom au bas d'un texte ne me frustrait pas. Ce nom qui n'était pas le mien mais qui existait davantage que le vrai.
Tout le monde m'appelait Pierre ou monsieur Berger, le nom que mes parents avaient porté alors qu’on poursuivait les juifs. Au point que face à une instance administrative, ou à la banque par exemple, lorsqu'il fallait décliner mon identité telle qu'elle figurait sur des documents officiels il m'arrivait d'hésiter. Nos amis lorsqu'ils parlaient de nous disaient les Berger. Au début, Hélène rectifiait mais cela avait un aspect ridicule et affecté.
Qu'est-ce qu'un nom ?, avait dit un personnage de théâtre. Entre nous, elle continuait de m'appeler Sam ou Sammy. Ce prénom si courant aux Etats-Unis avait chez nous une connotation quasi ethnique. Nous vivions dans deux mondes que seule la texture d'un nom séparait.
Nous étions mariés depuis près de vingt ans lorsque les prémices du cancer se sont déclarés.
Nous n'avions pas d'enfants. J'étais d'une génération où on associait les mots enfant à ceux de guerre et de mort. On disait: faire des enfants afin de nourrir la guerre.
Ce sont toujours les jeunes qui meurent à la guerre.
Les vieux en général comme les généraux, si je puis me permettre cette plaisanterie éculée, meurent dans leur lit. Les jeunes ne craignent pas la mort. Les vieux, si !
Ils ne craignent pas cet accident aussi absurde que celui de la naissance, ils craignent de ne plus vivre. Chaque jour dépose des images alluvionnaires dont on ne distingue plus les odeurs. Bons ou mauvais souvenirs, elles prouvent que vous avez existé.
Les jeunes ont moins de souvenirs que leurs aînés. En revanche ils sont convaincus d'être la substance d'un grand dessein. Ils savent qu'ils ne peuvent pas mourir avant que ce dessein ne se réalise. Même sous les bombardements, à plat ventre sur le sol, je levais les yeux au ciel, et une étrange exaltation soulevait ma poitrine. Je ne pouvais pas mourir. La preuve c'est que j'ai survécu durant de nombreuses années, et que je vis encore.
Hélène, elle, n'était pas immortelle. Proche de la mort, elle n'avait pas été animée d'une exaltation particulière.
Jusque là je ne savais pas à quel point j'aimais ma femme. Le soir de notre mariage, comme des esprits forts, nous ne nous sommes pas juré de nous aimer toute la vie.
- Le plus longtemps possible.
Qui en effet peut prévoir l'avenir. Pour Hélène j'ai été celui qu'elle a aimé jusqu'au dernier de ses jours.
Lorsque ma mère est morte, c'était quelques mois avant la mort d'Hélène, je n'ai pas éprouvé la sensation de vide que j'ai éprouvée à la mort d'Hélène. Peut être parce qu'il est naturel que les plus âgés meurent avant les plus jeunes et contribuent ainsi à un juste équilibre des générations.
Lorsque c'est le contraire qui se produit, il n'y a plus d'équilibre et on aboutit à une civilisation de vieillards, sans beauté, sans énergie et sans courage.
Mon père est mort quelques mois après la mort d'Hélène. Je ne le lui avais pas dit. Il n'avait plus toute sa tête, comme on dit, Il méritait que les images qu'il voyait, les propos qu'il entendait ou croyait entendre, autant que ceux qu'il tenait lui-même, le ramènent aux époques de sa vie qu'il choisissait selon ses envies. Ou selon ses errements.
Il m'avait raconté la fin heureuse de l'un de ses amis. Agé de plus de quatre-vingt cinq ans, il avait marché entre les rails à la rencontre des trams. En levant sa canne, il criait:
- Ce tram est à moi, de quel droit vous en servez-vous ?
Des agents de police l'avaient entouré, il avait été placé dans un asile, et il était mort heureux persuadé qu'il était propriétaire d'une flottille de tramways.
Cette année-là, j'ai beaucoup côtoyé la mort. Je n'avais plus d'attaches réelles. Je me retrouvais seul comptable de ma vie.
C'était une année curieuse. Je revoyais mon passé comme s'il s'agissait d'un film tourné à l'envers. Un de ces vieux films d'actualités qui ressemblaient à ceux de la naissance du cinéma. Les personnages couraient, les gestes étaient saccadés. Hitler, Staline, Roosevelt, le maréchal Pétain, et d'autres encore étaient les protagonistes d'une histoire que je n'ai vraiment connue qu'après la guerre. Tout semblait caricatural. Mais les morts, de plus en plus nombreux, ne se relevaient pas à la fin du film.
Je me demandais à quoi on pouvait reconnaître qu'une guerre allait survenir. Pas une de ces petites guerres qui depuis quelques temps surviennent à différents endroits de la planète. Une guerre sérieuse avec des ennemis suffisamment proches pour qu'ils puissent se réconcilier rapidement. Que les survivants puissent se demander pourquoi ils ont failli se faire tuer.
Ce sont des guerres normales dont on enseigne la stratégie dans toutes les bonnes écoles militaires. Sans se préoccuper de la nationalité de l'auteur qu'on étudie.
Pour les juifs en revanche, durant la dernière guerre cela n'avait pas été pareil.
Durant les guerres d'une certaine ampleur ils étaient assimilés d'office à la communauté de leur pays. Il arrivait que durant un assaut un juif tuât un juif à l'uniforme différent du sien. Il en était profondément désolé, il répondait Sheema Israël à celui qui criait avant de mourir Sheema Israël. C'était le prix à payer pour continuer d'être l'homme d'un pays.
Durant la dernière guerre, quel qu'ait été leur pays d'origine, il n'y eut pas de bons ou de mauvais juifs. Pour un grand nombre d'êtres humains ils étaient tous mauvais. Tous, il fallait les éliminer.
Durant cette guerre-là, aucun de ceux qui sont morts n'a eu droit à une mort honorable. Ni à l'endroit où des proches survivants auraient pu se recueillir sur leur tombe. Ce n'est pas juste.
Je m'étais étendu sur l'herbe du jardin comme je le faisais de plus en plus souvent dès que le temps le permettait.
J'ai toujours partagé ma vie en périodes que sans le vouloir sciemment, j'oubliais dès qu'une autre commençait. C'était une méthode qui permettait de vivre longtemps. Presqu'en paix.
J'avais oublié la plupart de mes amis. Il est vrai que la plupart d'entre eux sont morts de «mort naturelle».
Et moi? Pourquoi suis-je vivant? Et non pas ceux qui ne sont pas morts de mort naturelle. Ils auraient eu mon âge aujourd'hui.
Parce qu'ils étaient juifs ? Mais, c'est quoi un juif ? Je me souviens que j'avais huit ans lorsqu'à l'école primaire un condisciple m'avait crié: «sale juif».
Le jour de la prochaine commémoration à Auschwitz, j'accompagnerai les organisateurs. Vers la fin de l'après-midi, je me rendrai à la baraque la plus éloignée. Je m'étendrai sur un des châlits. Peut-être que c'est ma place que je retrouverai. Celle qui encombre ma mémoire. Peut-être que c'est ce qu'ils veulent, ceux qui me regardent comme si je n'étais pas tout à fait l'un des leurs. Comme s'ils attendaient cependant de moi que je leur dise quelque chose. Quelque chose que nous ne comprenons pas ni les uns ni les autres. Mais qui est important.
Je me souviens d’un poème écrit par un poète qui s’est suicidé à l’âge de trente-trois ans, l’âge d’un juif crucifié.
Il disait : je suis un nuage en pantalons.

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Commentaires

  • Il ne s'agit pas d'autobiographie. Merci, Michel. :)

  • Ce texte me touche vraiment, résonne profondément. Pourtant je n'ai pas connu la guerre, je ne suis pas juif...

    L'autobiographie de Maurice Rajfus (Chaque pierre a son histoire) que je viens de terminer y fait aussi écho.

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