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Qu' est-ce que le Paysan parvenu (roman publié en 1734 et 1735)? Impossible de s'y tromper: le plus grand récit comique français depuis Rabelais. Sa verve et sa virtuosité étourdissantes consacrent un thème majeur du roman moderne, l'ascension sociale, qui mène ici "un gros dodu" de la ferme à la finance, des champs en jachère aux femmes en chaleur.

On ne sait rien, comme d'habitude, de la genèse, ou plutôt du surgissement, dru et droit, de ces "Mémoires" entre la deuxième (janvier 1734) et la troisième partie (novembre 1735) de la Vie de Marianne, parallèlement aux pièces de théâtre, qui continuent leur train inépuisable, et aux onze feuilles du Cabinet du philosophe, presque entièrement rédigées avant l'automne 1734. On ne peut que se taire et s'étourdir devant une fécondité, mieux vaudrait dire une inventivité aussi prodigieuse, devant un tel bonheur de plume dans des genres aussi divers.

Première partie. Riche et retiré du monde, Jacob, le narrateur de ces "Mémoires" se garde bien de cacher son origine, affichée dans le titre, glosée dans un "petit préambule" et l'histoire de ses neveux "trop glorieux". Cadet du fermier d'un opulent propriétaire champenois, le jeune paysan, "beau garçon" de dix-huit à dix-neuf ans, décide de rester à Paris lors de sa première livraison de vin; il devient valet d'un enfant, neveu de son seigneur. Celui-ci entend le marier de force avec une suivante, Geneviève, grosse de ses oeuvres, mais sa mort délivre Jacob et sa ruine le jette à la rue. Il rencontre, sur le Pont-Neuf, une fraîche dévote de cinquante ans, Mlle Habert la cadette, qui l'embauche comme valet.

Deuxième partie. Son arrivée semant la zizanie, attisée par leur directeur de conscience, M. Doucin, entre les deux soeurs dévotes, Mlle Habert emménage avec Jacob dans un meublé tenu par Mme d'Alain et sa fille Agathe, auxquelles le jeune homme ne déplaît pas. Six jours après leur rencontre, Mlle Habert, appétissante rentière de plus de 4 000 livres, propose à Jacob, ébloui, de l'épouser.

Troisième partie. A l'instigation de Mlle Habert l'aînée, Jacob, devenu M. de La Vallée, doit s'expliquer devant un magistrat, M. le président. Il sort victorieux de l'épreuve, et ne manque pas d'y plaire à une fausse dévote quinquagénaire, Mme de Ferval. Son mariage, encore retardé par sa participation involontaire à un assassinat passionnel, a enfin lieu. Habillé, métamorphosé, il veut devenir financier.

Quatrième partie. Sur la recommandation de Mme de Fécour (Mme de), deuxième femme de condition séduite en deux jours, Jacob se rend à Versailles solliciter un emploi auprès de M. de Fécour. Mais touché par les plaintes de Mme d' Orville, qu'il y rencontre, il renonce à occuper la place de son époux malade.

Cinquième partie. Jacob ne peut jouir de ses deux liaisons: Mme de Ferval lui est volée, lors d'un rendez-vous galant, par un chevalier qui reconnaît Jacob sous La Vallée; Mme de Fécour se croit mourante. Mais la fortune lui revient par la rue. Volant au secours d'un homme attaqué par trois autres, il sauve le comte d'Orsan, neveu du Premier ministre, qui lui raconte son histoire et l'emmène à la Comédie.

La sixième partie devait faire le portrait de "la grande actrice [...] qui jouait Monime [...] et celui des acteurs et des actrices qui ont brillé de mon temps".

Il n'est pas bien difficile de rattacher le Paysan parvenu à l'oeuvre antérieure. La veine comique irrigue les premiers récits de jeunesse, et elle triomphe dans les comédies. On trouverait sans peine dans le roman des passages qu'on dirait sortis tout droit de la bouche d'Arlequin (par exemple dans la première et la troisième partie). Comment s'en étonner, dans un récit qui donne une telle place au diable, à ses oeuvres et à ses ruses? Jacob, Arlequin et le diable: le trio, qui n'entend pas finir sur une croix, mériterait un portrait. Car Jacob, comme Marianne, est une créature "dangereuse" (le mot revient dans les deux romans, dans ses divers sens).

Mais il est plus séduisant de confronter les deux romans de la maturité, tant ils transcendent les tentatives juvéniles, tant ils semblent faire couple dans leurs visées divergentes et complémentaires: lente gestation, sur plus de dix ans / jaillissement vigoureux et compact; voix féminine et aristocratique / voix masculine et populaire; tonalité sentimentale et héroïque / tonalité libertine et comique; rêveries du coeur / pulsions du désir; aspirations angéliques / transpirations du diable. Comme si un registre servait de délassement et de contrepoint à l'autre. Comme si ces deux voix chantaient ensemble la mélodie humaine, sa double postulation conjointe, et donc la gémellité romanesque, les deux sexes du roman, pour reprendre la belle formule de F. Deloffre.

Car ces deux récits nous proposent bien une théorie implicite du roman, ou plutôt des genres du roman, à la fois croisés et distincts, selon le choix qui oriente l'écriture. Théorie qui parfois affleure à visage presque découvert, sous les traits, par exemple, de Mme d'Alain, hôtesse bavarde et indiscrète, ou dans tel propos sur Mme de Fécour, qui "aimait tout le monde et n'avait d'amitié pour personne; vivait du même air avec tous, avec le riche comme avec le pauvre [...]. Lui disiez-vous: J'ai du chagrin ou de la joie [...] elle n'entrait dans votre situation qu'à cause du mot et non pas de la chose [...]. En un mot, c'étaient les termes et le ton avec lequel vous les prononciez qui la remuaient" (quatrième partie, où, est-ce vraiment un hasard, Marivaux s'explique sur les livres en général et la satire des siens, par Crébillon en particulier).

Tout est donc affaire de style: la Vie de Marianne et le Paysan parvenu ont en commun la forme pseudo-autobiographique; l'écart temporel et social entre le héros et le narrateur, qui autorise un regard amusé et complice sur soi-même, la mise au jour des roueries intimes, retardée mais révélatrice d'une qualité innée, la trajectoire qui permet à un individu apparemment démuni et isolé de trouver sa place, de s'éduquer et de se reconnaître à l'épreuve du jeu social, avant de se retirer de la mascarade pour mieux se retrouver et se dévoiler; l'inachèvement, une fois remémorées et approfondies les premières expériences fondatrices (étirées sur quelques mois dans le Paysan parvenu); l'optimisme, sans illusion, ambigu autant qu'on voudra, mais d'évidence dépourvu de toute noirceur tragique à la Prévost ou à la Crébillon, qui baigne ces deux romans de la conscience. Conscience apparemment point trop malheureuse, et même plutôt contente d'elle et du monde comme il va. Car même Dieu, assez bon romancier, ne peut exclure le diable des affaires d'ici-bas. C'est une question de morale, de rapport au monde, mais aussi d'esthétique: "Ce lecteur, explique Marivaux à Crébillon, aime pourtant les licences, mais non pas les licences extrêmes, excessives; celles-là ne sont supportables que dans la réalité, qui en adoucit l'effronterie; elles ne sont à leur place que là, parce que nous y sommes plus hommes qu'ailleurs; mais non pas dans un livre, où elles deviennent plates, sales et rebutantes" (quatrième partie).

Tout est dit dans la célèbre formule: "L'âme se raffine à mesure qu'elle se gâte".

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Commentaires

  • merci pour ce partage

  • Merci pour cette balade romancière. Un éclairage bien raffiné et bien parfumé, avec un vivant humour.
    Et c’est vraiment enrichissant.
    Amicalement.
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