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12272731660?profile=original« Pantagruel » est le deuxième récit du cycle des géants de François Rabelais (vers 1483-1553), dont le titre complet est: Pantagruel, roi des Dipsodes. Restitué à son naturel, avec ses faits et prouesses épouvantables, publié sous le pseudonyme anagrammatique d'Alcofrybas Nasier à Lyon chez Claude Nourry en 1532. Il se présente comme la suite des Grandes et Inestimables Chroniques du grand et énorme géant Gargantua, ouvrage anonyme (à ne pas confondre avec le Gargantua de Rabelais), qui remporta un vif succès la même année. Après plusieurs rééditions, c'est en 1542 que le texte est fixé dans sa forme définitive (à Lyon chez François Juste): la richesse verbale s'y accroît, tandis que certaines formulations subversives disparaissent.

 

Dès le Prologue, où le narrateur-bonimenteur fait tout ensemble l'éloge des romans de chevalerie et de leurs parodies populaires, l'ouvrage s'inscrit dans une double filiation: les modèles littéraires sont vraisemblablement les Macaronées de Folengo (1517) et le Morgante de Pulci (1481), où des géants pleins de force, d'appétit et de bonhomie s'entourent de compagnons qui incarnent chacun une vertu ou un pouvoir particulier; mais le récit se nourrit surtout de la tradition carnavalesque, où la référence omniprésente au corps transforme en bouffonnerie l'ordre social, politique et religieux.

 

 

Fils de Gargantua, et dernier d'une lignée de géants, Pantagruel en naissant provoque la mort de sa mère Badebec. Dès son enfance, il montre une force physique et un appétit peu communs (chap. 1-4). Gargantua prend très à coeur l'éducation du jeune géant: il lui donne de savants compagnons, l'envoie faire la tournée des universités, et lui adresse, à Paris, une lettre qui contient un vaste programme intellectuel. Devenu "abysme de science", Pantagruel parvient à démêler un procès inextricable, ce qui lui vaut d'être comparé à Salomon (5-8). Un jour, il rencontre Panurge, vagabond hâbleur pour qui il se prend aussitôt d'une vive amitié. Homme de toutes les prouesses verbales, Panurge n'est jamais en peine d'espiègleries, et ne dédaigne pas les plaisanteries de mauvais goût (9-22). Lorsque Pantagruel apprend que les Dipsodes ont envahi le pays de son père, il quitte Paris, suivi de tous ses compagnons. Il remporte de faciles victoires sur les troupes ennemies, qu'il noie dans son urine, avant de vaincre en combat singulier Loup Garou, chef des géants mercenaires des Dipsodes (23-31). Les hasards de la guerre font entrer le narrateur, maître Alcofrybas Nasier, dans l'énorme bouche de Pantagruel, où il découvre un "nouveau monde", peuplé d'êtres vivants et curieusement semblable au nôtre (32-34).

 

Le récit se compose de trois ensembles - enfance et adolescence, éducation, guerre et victoire - qui correspondent à une triple affirmation de la force du héros: à la vigueur physique de l'enfant, expression de la brutalité anarchique des instincts, succède l'acuité intellectuelle de l'étudiant, puis l'énergie du guerrier qui défend sa terre contre l'envahisseur. Cette progression est conforme au voeu exprimé par Gargantua dans la fameuse lettre à son fils: "Que je voie un abysme de science: car dorénavant que tu deviens homme et te fais grand, il te faudra yssir [sortir] de cette tranquillité et repos d'estude, et apprendre la chevalerie et les armes pour défendre ma maison [...] contre les assaulx des malfaisans."

 

La structure de l'oeuvre n'en est pas moins problématique: Rabelais juxtapose des épisodes dont le contenu et la tonalité sont très différents (chap. 7-9), les indications temporelles sont vagues et désinvoltes ("Quelque jour...", "Un jour, je ne sçays quand..."), et certains développements (16-17, 21-22) relèguent le héros au second plan, quand ils ne le font pas totalement oublier. Cette discontinuité, trop systématique pour n'être pas concertée, est en fait une revendication de liberté. Aux contraintes de l'ordre linéaire, le récit préfère une logique de la rupture, où chaque élément suscite son contraire. L'épisode initial est à cet égard révélateur. La naissance de Pantagruel est à la fois douleur (la mort de Badebec) et joie (la beauté du nouveau-né), larmes et rires entre lesquels Gargantua ne cesse d'osciller: "Et ce disant, pleuroit comme une vache; mais tout soudain rioit comme un veau, quand Pantagruel lui venoit en mémoire" (3).

 

Les épisodes suivants, prouesses du savoir et des armes, obéiront à la même disposition binaire: tout élément sérieux y sera l'objet d'un détrônement et d'un travestissement bouffons. Comme l'a souligné Mikhaïl Bakhtine, il ne faut pas y voir une ironie négative, mais l'affirmation simultanée, joyeuse, de l'endroit sérieux et de l'envers bouffon des choses.

En associant la sagesse humaniste à la farce la plus débridée, le récit s'installe dans une ambivalence qui rend indécidable le sens de certains épisodes. La situation du chapitre 8, où Gargantua, très solennellement, recense les matières et les objectifs du programme humaniste, en est la meilleure preuve: la lettre du géant à son fils est encadrée par l'énumération des livres ineptes de la bibliothèque Saint-Victor (7) et les prouesses d'un Panurge capable de maîtriser langues vivantes et langues anciennes (9); à l'allure didactique d'un programme soucieux de cohérence, les chapitres 7 et 9 opposent un joyeux hétéroclisme, ivre de sa richesse verbale. Mais il y a plus: Pantagruel, qui a reçu l'ordre d'apprendre les langues (grec, latin, hébreu), est confronté brusquement à un vagabond polyglotte, qui lui renvoie, comme en un miroir brisé, la caricature de l'idéal humaniste. Où est l'image rabelaisienne du savoir - dans la facétie ou dans la réflexion pédagogique? Il serait vain de chercher une "vérité" du récit qui exclurait l'une ou l'autre de ces dimensions: sa force tient précisément à ce brassage de l'humanisme militant et de la culture populaire.

 

Au fil des chapitres, il devient évident que cette dualité s'incarne dans les deux personnages principaux, Pantagruel et Panurge. Une fois son éducation terminée, le géant se fait porte-parole d'un humanisme chrétien, où l'action de l'homme n'a de sens et de valeur qu'au regard de la toute-puissance divine (29). Par contraste, Panurge est prompt à justifier son inconduite avec une inquiétante virtuosité: au chapitre 17, il accommode à sa façon le "centuplum accipies" ["Tu recevras au centuple"] de l'Évangile, en pillant les troncs des églises chaque fois qu'il y glisse une pièce. Le narrateur, effrayé, a beau lui objecter qu'il se damne, Panurge semble ne craindre ni gibet ni enfer. Il est l'homme de tous les appétits corporels, affamé, assoiffé, et harcelé de désirs sexuels. Son nom Panurge [le bon à tout] témoigne de cette prodigieuse mobilité physique, psychologique et morale, tandis que Pantagruel semble peu à peu se figer dans un rôle social et intellectuel.

 

L'importance donnée par le récit aux actes et fonctions de la vie corporelle précède néanmoins l'apparition de Panurge, et dépasse son personnage. Nourriture, boisson et sexualité sont les emblèmes d'une vie abondante, où le corps franchit allègrement les limites qui le séparent du monde et des autres corps. Le récit est rythmé par des engloutissements: Pantagruel enfant dévore une vache entière (4), Panurge boit en quantité un vin qui n'apaise pas sa soif (14), et le narrateur s'enfonce dans la bouche abyssale du géant (32). Le corps s'assimile le monde, au point de prendre lui-même la forme d'un monde: la bouche de Pantagruel renferme des montagnes, des plaines, et des hommes vivant en société. Inversement, le monde n'est-il pas un organisme vivant, puisque la terre a "bu" le sang du juste Abel (1), et qu'elle "sue" lors de la naissance de Pantagruel (2)? Le corps n'est ni clos ni achevé, il participe en permanence au mouvement des échanges universels. Celui qui dévore risque lui-même d'être dévoré, comme en témoignent les mésaventures d'un Panurge à demi rôti par les Turcs (14).

 

Nourriture, boisson et sexualité arrachent donc le corps à ses déterminations traditionnelles, et le déforment à l'envi dans des situations grotesques: Panurge est mis en broche avant d'être assailli par des chiens qui se disputent ses "lardons" (14); le même Parnurge propose d'édifier un mur avec les sexes des Parisiennes qui cracheraient la vérole sur les attaquants (15); enfin il lance, à l'assaut de la dame qui l'a dédaigné, six cents chiens en rut qui urinent sur elle (22). Le corps humain, brusquement, glisse dans le règne animal ou minéral. Il n'est pas indifférent que ces trois épisodes déchaînent les rires des protagonistes: rire, c'est se réjouir de cette malléabilité du corps qui le fait échapper à un ordre univoque et figé. + tous ceux, théologiens, pédants et femmes prudes, qui veulent draper l'homme dans de fausses dignités, le rire convivial oppose ses vertus libératrices.

 

Autour du géant se constitue en effet un groupe joyeux dès les frasques universitaires du chapitre 5. Tout au long des quatre Livres suivants (voir Gargantua, Tiers Livre, Quart Livre et Cinquième Livre), l'aventure restera collective. Dans chaque péripétie, l'esprit de dialogue est naturellement privilégié. Jamais, pour Pantagruel et ses compagnons, la vérité n'est dogme ni évidence; elle est fruit du débat, effort commun de déchiffrement. C'est que les occasions de perplexité et d'interrogation ne manquent pas: jargon de l'"écolier limousin" (6), langues multiples de Panurge (9), rébus envoyé par une noble dame à Pantagruel (23), ou stratégie de l'ennemi (24 et 26).

 

Omniprésente et nécessaire, la parole n'en est pas moins guettée par divers écueils. Le premier tient à sa richesse même: nombreux sont les épisodes où la parole explore, en toute jubilation, les multiples possibilités du langage - contamination du français et du latin (6), juxtaposition interminable de langues (9), échange de discours ineptes (11-13), et même abolition de la parole au profit du geste et de la mimique (19). De cette ivresse découle un paradoxe: comment le langage fera-t-il oeuvre d'élucidation s'il ajoute sa propre énigme au cours embrouillé des choses? Pantagruel l'avait bien senti, qui stigmatisait le jargon de l'écolier limousin, et faisait l'apologie du "langage usité". Tel est le problème que pose le récit: faire de la parole l'instrument et l'objet d'une création perpétuelle, c'est risquer l'hermétisme et le non-sens; mais privilégier à tout prix la clarté, c'est étouffer les virtualités ludiques et poétiques du langage.

 

L'autre écueil est celui d'une perversion sophistiquée de la parole, garante de tous les excès: Panurge le sait bien, qui retire le centuplum accipies de son contexte évangélique, et se livre à une explication philosophique guidée par le seul appétit du gain. Il y a sans doute, dans cet épisode fondamental, une satire de la doctrine protestante du libre examen, mais au-delà, l'inconduite de Panurge pose le problème des rapports entre langage et action: si chacun est libre de donner aux mots le sens qui lui convient, l'action de l'homme risque de n'être plus que satisfaction des besoins, dans la négation de toute autorité ou moralité. Pour conjurer ce danger, la parole doit être encadrée, réglée par la référence à l'Écriture; elle doit s'en nourrir constamment. Tel était le voeu de Gargantua au chapitre 8, lorsqu'il recommandait à son fils de "visiter les saintes lettres" quotidiennement, avant de dialoguer avec les "gens lettrés".

 

L'esprit de dialogue, si caractéristique du livre, ne s'impose pas seulement aux personnages: il est le souci du narrateur dans ses rapports avec le lecteur. Le contraste est frappant, à cet égard, entre le Prologue et le dernier chapitre. Le narrateur, au début, se comporte en bateleur de foire qui vante sa marchandise et maudit le lecteur qui ne croirait pas à la vérité littérale du récit: "Comme Sodome et Gomorrhe puissiez tomber en soulphre, en feu et en abysme, en cas que vous ne croyez fermement tout ce que je vous racompteray en ceste présente cronicque!"

 

Tout autre est le sens de son intervention finale, qui scelle un pacte d'amitié avec le lecteur sensible à la "gaieté" des aventures ("Sy pour passe-temps joyeux les lisez, comme passant temps les escriptvoys"); l'imprécation vise désormais les menteurs et les hypocrites, inaccessibles à un art de vivre "pantagruélique" ("Iceux fuyez, abhorrissez et haïssez autant que je fay, et vous en trouverez bien, sur ma foy"). Cette évolution participe de la logique de renversement et de détrônement, à l'oeuvre dans tout le récit. Aux malédictions pleines de morgue du début s'opposent, dans les derniers chapitres, des aveux comiques d'impuissance: le narrateur, dévoré par son personnage, prive le lecteur de la fin du récit, et admet enfin qu'il a "les registres du cerveau" trop "brouillés" par le vin pour prolonger l'histoire. Ce renversement est la condition d'un nouveau rapport avec le lecteur, et d'une nouvelle éthique de la narration, où l'imposition du sens cède la place à l'échange convivial. Toutes les péripéties du livre semblent converger dans ces dernières lignes, où le narrateur abandonne son masque de charlatan et se fait joyeux compagnon: maître Alcofrybas Nasier rejoint, ainsi, la cohorte des personnages qui s'enflaient de prétention, et que l'humeur facétieuse du récit a ramenés à la "petite fragilité de leur humanité".

 

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