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12272903661?profile=originalCes "Lettres" sont un recueil de lettres de Julie Jeanne Éléonore de Lespinasse (1732-1776), publiées en revue et chez divers éditeurs à partir de 1809. On retiendra notamment les publications suivantes: Lettres de Mlle de Lespinasse, écrites depuis l'année 1773 jusqu'à l'année 1776, édition établie par la comtesse de Guibert à Paris chez Collin en 1809; Lettres de Mlle de Lespinasse, suivies de ses autres oeuvres (Paris, Charpentier, 1876, éd. E. Asse); Lettres inédites de Mlle de Lespinasse [...] (Paris, Dentu, 1887, éd. Ch. Henry); Lettres de Mlle de Lespinasse, précédées d'une notice de Sainte-Beuve (Paris, Garnier, 1893); Correspondance entre Mlle de Lespinasse et le comte de Guibert (Paris, Calmann-Lévy, 1906); Letters to and from Mme du Deffand and Julie de Lespinasse (New Haven, Yale Univ. Press, 1938, éd. W. H. Smith).

 

Julie de Lespinasse tint à Paris, de 1764 à 1776, un salon fréquenté par l'élite progressiste des Lumières. Aux côtés de d'Alembert, elle recevait régulièrement Condorcet, Turgot, Marmontel, les Necker, et d'autres polygraphes très en vue à l'époque même si l'Histoire les a quelque peu oubliés, tels La Harpe, Suard, l'abbé Morellet. Hume lui rendit souvent visite lors de son séjour à Paris. Diderot, qui fit quelques apparitions dans son salon, la mit en scène dans le Rêve de d'Alembert, ce que d'ailleurs elle n'apprécia guère. La publication en 1809 de sa correspondance amoureuse avec Guibert par la veuve du comte révéla au public que la salonnière raffinée avait été aussi secrètement une amante passionnée, douloureuse, mais en même temps scandaleuse: à la fin de sa vie, et malgré l'amour fou que lui vouait d'Alembert, elle était tombée deux fois amoureuse, d'abord de Mora, puis de Guibert, qui lui firent vivre les tourments de la passion et de la culpabilité, puisqu'elle s'accuse sans cesse d'avoir trahi le premier pour le deuxième qui ne le méritait pas. Elle mourut en 1776 de la tuberculose, après une longue agonie qu'elle se complaît à décrire comme une mort d'amour.

 

Des quelque quatre cents lettres de Mlle de Lespinasse qui subsistent, ce sont d'abord les fameuses Lettres à Guibert qui firent sa notoriété d'épistolière: ces lettres furent lues un peu comme des Lettres portugaises vécues. Mais la comtesse de Guibert en avait donné une version expurgée, et, au début du XIXe siècle, de nombreuses rééditions plus ou moins truquées les transformèrent en un véritable roman épistolaire. Il fallut attendre longtemps pour disposer de textes plus sûrs, et voir les autres lettres publiées.

 

Cependant, l'établissement du texte de la correspondance complète reste aujourd'hui encore problématique. D'abord parce que Julie, qui n'avait aucune intention de publication, apporta plus de soin à la destruction de ses lettres qu'à leur conservation: on n'a pas retrouvé trace à ce jour de ses lettres à d'Alembert ni de celles à Turgot, et elle a ordonné dans son testament que soient brûlées ses lettres à Mora, son amant espagnol. En outre, nous disposons de peu de manuscrits originaux: ceux de la correspondance avec Guibert, par exemple, sont inaccessibles et, pour les autres correspondants, il faut souvent se contenter de copies. On voit que Julie a savamment entretenu le secret autour de sa vie privée (ses biographes débattent aujourd'hui encore la question de l'identité de son père), ce qui laisse le champ libre à toutes sortes d'interprétations romanesques que Julie contribua à entretenir.

 

En dehors des quelques lettres adressées à Marmontel, au comte de Crillon, à Bernardin de Saint-Pierre, à Necker, à Mme du Deffand et à David Hume, on peut distinguer trois grands groupes de lettres qui forment des ensembles cohérents. Une soixantaine à Abel de Vichy, neveu de Julie, nous restent de la correspondance qu'elle entretint avec lui depuis son départ pour Paris jusqu'à sa mort. L'intérêt qu'elle porte à ce neveu bien-aimé l'amène à lui prodiguer des conseils dans tous les domaines. Elle s'occupe de sa carrière, remue ciel et terre pour lui obtenir la croix, et suit de près l'éducation de ses enfants, cherchant notamment à persuader Abel de les faire inoculer. La correspondance est régulière et abondante dans les années 1760-1770, puis s'espace, ce qui attriste Julie. Parmi les lettres aux amis proches, nous sont parvenues environ cinquante lettres et billets d'une correspondance régulière avec Condorcet, qui s'établit à chaque fois qu'il quitte Paris. Au début, en 1769, elle s'amuse, avec d'Alembert, à faire l'éducation mondaine du mathématicien. Puis l'amitié devenant plus profonde, la correspondance se fait plus intime, et Julie, souvent, épanche sa tristesse dans de belles pages à la tonalité élégiaque. Les dix-huit lettres à Devaines ont toutes été écrites en 1775, au moment où, premier commis de Turgot, il était attaqué par un libelle particulièrement injurieux. C'est l'occasion pour Julie de montrer sa capacité à partager la douleur de ses amis, sinon à les consoler. Suard fut le confident de ses amours douloureuses avec Mora, dans quelque vingt-cinq lettres échangées de 1768 à 1776. Bien évidemment, ce sont celles adressées à Guibert qui forment le groupe le plus volumineux (240 lettres) et le plus dense. Cette correspondance amoureuse, qui commence lors du premier voyage en Prusse de Guibert en 1773, se passe ensuite du prétexte d'une séparation pour se poursuivre, jusqu'au dernier souffle de Julie en 1776. Elle se déploie comme une immense variation sur les thèmes de la passion et du remords, du désir et de la mort, jusqu'au non-sens et à la folie, au point que la parole s'y perd: «Je n'ai plus de mots, je n'ai que des cris», écrit-elle à Guibert, et aussi, consciente de l'échec que représente cet amour démesuré pour un soldat arriviste: «C'est à vous que j'aurais voulu devoir d'être heureuse.»

 

Comment lire aujourd'hui la correspondance de Julie de Lespinasse? Il importe tout d'abord de ne pas lire que les lettres à Guibert. En effet, elles ne prennent tout leur sens que replacées dans un ensemble, qui permet de dégager une «poétique» personnelle de la lettre chez Mlle de Lespinasse. D'abord, Julie tourne résolument le dos à la tradition épistolaire mondaine. Elle ne respecte pas les exigences de brevitas et de varietas inhérentes au genre. Elle dit n'avoir «qu'un ton, qu'une couleur, qu'une manière», et recommande à Guibert: «Ne craignez pas d'être triste avec moi, c'est mon ton, c'est mon existence que la tristesse.» De même, dans ses lettres, on ne trouve pas grand-chose qui ait été écrit avec le souci d'une possible lecture publique: pas de portraits, pas d'anecdotes brillamment contées, et même très peu de nouvelles de la vie parisienne, mis à part quelques comptes rendus de lecture ou de spectacle. Mais elle parle souvent de l'Orphée de Gluck, parce que, dit-elle, «en me faisant fondre en larmes, il me fait un bien sensible». En fait, dans tous les registres, elle pratique justement l'écriture sensible (on sent l'influence des romans sentimentaux, de Prévost à Richardson). Écrire des lettres revient pour elle à trouver toutes les manières de parler de ses sentiments, de dire son affection pour son correspondant, ami ou amant (dans le cas des lettres à Guibert, la lettre devient une véritable héroïde, où la déclaration d'amour se mêle à la plainte de l'amante abandonnée). Un autre trait caractéristique de son écriture épistolaire est que la place occupée par les bulletins de santé (la sienne ou celle de ses proches) va grandissant au fur et à mesure que la maladie la mine. Alors, pour celle qui «meurt en détails», s'installe l'obsession de la mort, et l'écriture devient une souffrance en même temps qu'une consolation.

 

Mais ces missives sont une réussite épistolaire surtout dans la mesure où la situation de Julie est en adéquation totale avec le mode d'écriture que suppose la lettre: il s'agit d'écrire dans l'instantané, au jour le jour, et le statut social de Julie lui interdit d'envisager aucune sorte d'avenir. Il s'agit d'une écriture personnelle, d'un discours solitaire sur soi, et Julie la bâtarde mène une quête perpétuelle de son identité. Il s'agit d'écrire chaque jour au risque de la répétition et même du ressassement, et Julie a un tempérament complètement obsessionnel, elle qui «conçoit à merveille comment Newton a passé trente ans de suite à la même chose». Il s'agit d'une tentative de communication à distance, et Julie, inlassablement, a besoin de réaffirmer la profondeur du sentiment qui la lie à ses correspondants. On arrive donc avec ces lettres à une sorte d'épure du genre épistolaire, où la fonction phatique du langage est en permanence exacerbée, où tout ce qui s'écrit n'est qu'une tentative toujours réitérée pour conjurer la solitude, l'absence, l'attente, en manifestant sa présence par l'intermédiaire d'une feuille de papier pliée.

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