Après "Bouquets et Prières" (1843), avant-dernier recueil avant les "Anges de la famille" (1849), qui exploitait la veine et la manière privilégiées d'un auteur reconnu et salué par les grandes voix du romantisme, les "Poésies inédites" (1860) s'imposent comme le point culminant d'une abondante oeuvre poétique.
Organisé en cinq parties, le recueil, dans une grande variété de mètres et de strophes, déploie les thèmes privilégiés de la poétesse. «Amour» (29 pièces) s'ouvre sur cette revendication: «Les femmes, je le sais, ne doivent pas écrire, / J'écris pourtant» ("Lettre de femme"). L'on y trouve la douleur, la nostalgie, la déploration et la résignation ("Le Secret perdu"), l'attente, l'évocation du souvenir ("Simple Oracle"), les vibrations ou les tourments du coeur et surtout les célébrissimes "Roses de Saadi". «Famille» (24 pièces) développe à la fois les souvenirs nordistes ("Un ruisseau de la Scarpe", "Une ruelle de Flandre") et la célébration des joies, des peines ou des chagrins familiaux ("l'Innocence", "A mon fils, avant le collège", "A mon fils, après l'avoir conduit au collège", "La mère qui pleure"). «Foi» (11 pièces) chante le recueillement, l'élévation, le don de soi, l'offrande des larmes ("Retour dans une église", "les Sanglots", "Renoncement"). «Enfants et Jeunes Filles» (21 pièces) est une galerie de portraits ("le Petit Brutal", "le Petit Mécontent", "la Grande Jeune Fille", "la Jeune Pensionnaire") ainsi qu'une série de danses et de fables ("Rencontre d'une chèvre et d'une brebis"). «Poésies diverses» enfin (32 pièces) est un ensemble un peu disparate de portraits d'amies, de dédicaces, d'anecdotes, de prières, où l'on peut distinguer, entre autres, "Invitation à la valse".
«Sonnez, cloches ruisselantes! / Ruisselez, larmes brûlantes!» ("les Cloches et les Larmes"): le recueil est en effet assez souvent lacrymal. Mais il s'avère aussi brûlant. L'amour ardent, ce «roi», ce «maître», ce «divin rôdeur», y laisse sa marque et sa blessure. Si les poèmes précédents avaient suivi les tribulations d'une âme meurtrie et d'une femme tourmentée par les chagrins, cet ultime bouquet, tout en rassemblant l'inspiration et la thématique valmoriennes, se distingue par de nombreuses pièces frémissantes, tour à tour doloristes, élégiaques, lyriques, où se donne à lire la sublimation poétique du deuil et de la mémoire. La douceur se met au service de la densité, de la ferveur, de la tendresse jamais mièvre, de l'émotion bouleversante, du cri déchirant qui expire sur des lèvres tremblantes. La résignation ne s'y fait pas abandon, mais acquiescement. Tantôt renoncement présenté à Dieu, tantôt accord intime avec l'ordre du monde («Laissez pleuvoir, ô cours solitaires et doux», "la Jeune Fille et le Ramier"), elle s'avère musique essentielle. L'on ne sait ce qu'il faut privilégier, de la mélodie déjà toute verlainienne des vers, de l'impressionnisme des notations, de la virtuosité strophique. Aux antipodes d'une poésie savante ou brillante, Marceline Desbordes-Valmore cultive la simplicité d'un lexique épuré. Ainsi dans "la Couronne effeuillée": «J'irai, j'irai porter ma couronne effeuillée / Au jardin de mon Père où revit toute fleur; / J'y répandrai longtemps mon âme agenouillée: / Mon Père a des secrets pour vaincre la douleur.»
L'exceptionnelle réussite des "Roses de Saadi", dont la légitime notoriété inspira l'iconoclaste dessinateur Gotlib ("Un peu de poésie que diable", Rubrique-à-brac n°5, 1974), emblématise la manière de l'écrivain. Le thème est également traité dans "l'Entrevue au ruisseau" («Voici ma plus belle ceinture / Elle embaume encor de mes fleurs»), mais il acquiert ici une dimension cosmique. Ces simples roses relient une vague qui «en a paru rouge et comme enflammée» à une discrète sensualité: «Respires-en sur moi l'odorant souvenir...» Cet enchantement parfumé rejoint le charme mélancolique du "Rêve intermittent d'une nuit triste", où le mètre impair des distiques d'hendécasyllabes évoque la «patrie absente», les grâces de l'enfant perdue ou les «flots d'or des pliantes moissons». De "Jour d'Orient", où éclatent les feux de la passion, à "Refuge", où se murmure une prière, de l'enfance à la maternité, du Nord où se mirent des «sourires limpides» ("le Puits de Notre-Dame de Douai") aux accents apollinairiens d'"Une nuit de mon âme" («A travers le dernier voile / Tendu sur l'autre avenir / Nous voyons la double étoile / De l'aube et du souvenir»), ce recueil distille un style poétique dont Barbey d'Aurevilly, entre autres commentateurs élogieux, parmi lesquels se distingue particulièrement Verlaine, proclamera la fécondité.
Commentaires
Voilà bien une poète que j'aime particulièrement. Il m'arrive assez souvent de penser à elle puisque je vais à Lyon dans un petit jardin qui lui est dédié, en mémoire de l'affection qu'elle a eue pour les Lyonnais lors des inondations de 1840. Voici un texte que j'ai écrit dans ce jardin ...
♦ VUES SUR JARDIN
Une femme à la fenêtre
Avec vue sur jardin
Fume là-haut sa cigarette
Deux murs, deux grilles
Et la rue du jardin
Présument des périls de la ville
Trois moineaux sur un fil
Au-dessus du jardin
Font leurs plumes, et sont tranquilles
Quatre mains, comme à deux êtres
A l’insu du jardin
Résument tout, tête à tête, amants peut être
Cinq sens comme on est vrai
Moins intrus au jardin
Quand s’assument des anciens bouquets par des regrets
Et six et sept et huit citadins sont déjà
Au cœur nu du jardin
L’amertume n’y est que pour celui qui n’y entre pas
Et neuf, et dix moulins de bras d’enfants
Font revue du jardin
Et moi, brume aux yeux, suis d’autant heureux, assis sur un banc
Tant et tant de nos yeux ébahis se devinent
Suspendus au jardin
En coutume, rurale ou citadine, à l’agrément des heures des glycines
Il est croyez-moi à tant nous y méprendre, à tort
L’aperçu d’un jardin
Moins posthume qu’il est vivant comme y serait poète Marceline encore
© Gil DEF. 20.10.2008