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Minia

Minia

 

J’éprouve soudain le besoin de me souvenir.  C’est dû à l’âge, j’imagine. A quoi me raccrocher sinon aux visages et à l’histoire de ceux qui m’ont connu. Ou de ceux que j’ai connus. Ils ne sont plus. Ils vivent, dit-on dans la mémoire des autres. Encore faut-il qu’ils vivent encore, eux, les autres. Combien de vies différentes ont-ils vécues, dès lors. Et peut être qu’aucune d’entre elles ne correspond à la réalité. Qu’importe aujourd’hui ?

Minia est le premier nom dont je me souvienne. C’était celui d’une fillette de cinq ans que j’ai rencontrée en Pologne lorsque mes parents m’y ont envoyé pour saluer mes grands-parents. Je tirais sa natte en riant bêtement. C’était ma cousine. Je l’aurais épousé si elle avait vécu. A l’occasion de son sixième anniversaire sa mère m’avait envoyé sa photo en couleurs,  son nom était imprimé en bleu, un petit rectangle de dix centimètres sur cinq. Je l’ai conservée longtemps dans une poche de mon portefeuille.

Le second, c’est celui de Jeff. Il me servait d’ange gardien à l’école primaire lorsqu’un condisciple me poussait de la main en criant « Fier cul ». Il prétendait que j’étais arrogant alors que je n’étais que réservé et timide.

J’ignore ce qu’il est devenu. Son frère braquait les commerçants  de la ville, et pratiquait la boxe française. Il était très habile de ses jambes. Il s’était fait arrêter et Jeff l’avait remplacé. Il fallait bien manger. Sa mère était veuve, et ils étaient six enfants.

J’ai longtemps conservé une toile de 30 x 30 que m’avait offerte Esteban. Elle représentait un intérieur dont je ne sais plus s’il était flamand ou espagnol.

Esteban était un réfugié qu’une famille amie de la nôtre avait recueilli durant la guerre civile espagnole. Ses parents, ais-je appris par la suite, étaient communistes. La famille qui l’avait recueilli était catholique affichée.

De lui aussi, j’ignore pratiquement tout. Est-il vivant ou est-il mort, je ne l’ai jamais revu.

Un jour, j’ai voulu écrire un livre qui devait répondre à des questions qu’on appelle métaphysiques. Le titre en était  « le chemin de la vie ». Je le reconnais aujourd’hui,  il m’avait été inspiré par « la porte étroite »  d’André Gide. Un éditeur l’avait publié parce que ces livres étaient à la mode à cette époque. Il n’en avait vendu que très peu. Peu de temps plus tard, il a voulu éditer de petits livres, à l’américaine, dont chacun raconterait une histoire haute en couleur à la manière dont les dessinateurs racontent une bande dessinée.

Je lui avais proposé  « le commandant Zorovski »  qui lui avait plu et qui avait eu un succès extraordinaire en l’espace de quelques semaines. J’avoue qu’un ami journaliste à la radio l’avait cité comme étant le prototype de la littérature  des adolescents d’aujourd’hui.

- Il faut creuser cette veine, Pierre.

Il me secouait les épaules en riant.

- Les aventures de commandant Zorovski sont un chef d’œuvre. Vous avez du génie, il me faut une suite pour la fin du mois.

Je pensais que c’était idiot mais je lui ai écris une nouvelle aventure du commandant Zorovski en huit jours. A la Foire du Livre de Berlin, il en a vendu les droits pour l’Allemagne et l’Italie. Ma carrière était lancée.

C’est Isabelle qui me l’avait conseillé.

- Il faut tenir un journal où tout sera noté. Et des évènements de ta vie qui sont ta matière première, et les livres écrits. Une vraie comptabilité dont je me chargerai.

Elle sourit en me tendant la bouche.

- Enfin, pas tout.

Isabelle était ma maitresse depuis que j’avais rompu avec Louise.  Louise était la femme avec laquelle je vivais à mes tout débuts. C’est grâce à elle que nous mangions. Elle disparaissait un jour par semaine, et le lendemain elle ramenait des billets de banque qu’elle étalait sur la table. Elle disait :

- Je vais prendre un bain.

Nous nous sommes séparés après que deux de mes livres dont le héros était Zorovski aient paru. Isabelle qui était agent littéraire m’avait emmené à une foire, et le soir même, elle s’était introduite dans ma chambre vêtue seulement d’un string de dentelles. Elle faisait l’amour comme Louise ne l’avait jamais fait. Avec moi en tout cas. C’est elle d’ailleurs qui l’avait confié à Louise.

Depuis, tous mes livres eurent du succès et Isabelle notait les tirages dans ce fameux petit livre où on pouvait lire Zorovski – France : I52.000 ex. Italie : 66.000 ex. puis à la ligne suivante Isabelle -Pierre : 2 fois.

Cela nous faisait rire, et parfois…

Isabelle s’occupait de ce qu’on nomme l’ordinaire. Moi, j’écrivais tout les matins de 9 heures à midi. Plus de la moitié du temps, nous le passions à voyager soit pour visiter des éditeurs étrangers soit pour parcourir le monde. Ces parties de la planète dont je savais qu’elles existaient au travers des brochures touristiques, je les ai visitées de nombreuses fois. Elles situaient souvent le lieu qui était le théâtre des aventures du commandant Zorovski.  Au début de ma carrière, nous nous déplacions avec seulement un sac au dos. Plus tard, je réservais un guide et une voiture mais nous descendions toujours dans les hôtels que fréquentaient les gens du cru. Au Skri-Lanka, nous avons changé de chambre trois fois durant la même nuit à cause du bruit que faisaient deux cérémonies nuptiales différentes, à deux étages différents.

Isabelle en parfaite psychologue fermait les yeux lorsque je faisais la cour à la secrétaire d’un hôte qui m’éditait. La renommée est un aphrodisiaque puissant.

Quarante ans plus tard, après la mort d’Isabelle, j’en jouissais encore. Un écrivain renommé âgé de septante ans dispose toujours d’un attrait physique considérable.

Mais aujourd’hui à quatre-vingt, je suis seul et je m’ennuie. J’ai cessé d’écrire. Je ne lis plus rien. Même les journaux et leurs nouvelles ne m’excitent plus.

Je reste accoudé sur ma table de bureau, devant mon ordinateur fermé, et je m’efforce de me souvenir. Le livre de ma vie, comme Isabelle avait baptisé quelques carnets à spirales remplis de son écriture, je l’avais  rangé depuis longtemps. Aucun personnage qui y figurait, aucun des évènements qui avaient marqué mon existence ne m’apparait plus comme certain. Peut être que je les avais imaginés.

Un seul souvenir m’apparait clairement. Celui d’une fillette de cinq ans à qui je tirais la natte en riant bêtement. Son portrait figurait sur petit carton que sa mère m’avait envoyé à l’occasion de son anniversaire. Petit carton que je n’ai jamais plus retrouvé.  Elle se nommait Minia.

    

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