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"Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l'homme" McLuhan 1976

Les médias ne sont pas seulement, pour McLuhan, les techniques de communication. Tous les produits du travail, et tous les instruments de travail, sont des médias: vêtements, logements, outils, etc. Toutefois, la première partie du livre ne porte que sur les techniques de communication.

"Le message, c'est le médium". Une société se définit et est déterminée avant tout par son médium dominant.

Ainsi peut-on distinguer trois stades de l'histoire humaine: les civilisations de la parole, qui sont tribales, les civilisations de l' écrit, puis de l' imprimé, qui "détribalisent", séparent, isolent (la "galaxie Gutenberg"), et enfin les civilisations des médias électroniques (la galaxie Marconi) qui recréent une tribu planétaire "le grand village global").

Cetains médias sont "chauds" (radio, cinéma), d'autres "froids" (télévision, téléphone). Froids=pauvres en information, exigeant la participation.

Les médias nous façonnent, mais nous ne sommes pas toujours à la hauteur des progrès qu'ils permettent.

McLuhan (1911-1980) naquit dans l' Alberta, à Edmonton, et mourut à Toronto, où il enseigna de nombreuses années (à l' Université catholique: il s'était d'ailleurs, lui-même converti au catholicisme).

On sait peu de choses de sa vie: il avait commencé par enseigner l'anglais au Canada. C'est à Toronto qu'il travailla, avec ses étudiants, sur le problème des médias, et, d'abord sur les boulversements introduits dans les sociétés par tel ou tel médium.

 

La fiancée mécanique

 

Son premier livre ("La fiancée mécanique", paru en 1951, repris pour l'essentiel, dans "Pour comprendre les médias" (chapitre 22), ne parut à certains original que par son titre, et ne suscita guère de réactions.

Pourtant, McLuhan ne se borne pas à faire de l' automobile un simple moyen de prestige, à la façon des sociologies les plus courantes. D'abord, il qualifie l' automobile de médium, parce qu'il renouvelle le sens de ce terme. Les médias ne sont pas seulement pour lui des voies de transmission de l' information. Tous les moyens techniques (outils, machines) sont des médias, c'est-à-dire des prolongements du corps de l'homme, des intermédiaires entre lui et le monde... Ensuite, il apparaît déjà que les médias, ainsi redéfinis, conspirent tous, aussi bien les outils que les organes de diffusion, à changer les sociétés humaines.

A tel média, tel mode de vie, tel style d'existence, tel type d'homme.

Une telle idée est la cléf de voûte de l'interprétation de McLuhan, et donne le sens exact de la célèbre formule, sur laquelle nous reviendrons, "Le message c'est le médium". Sur ce plan, l'automobile ne semble pas avoir un grand avenir. Certes, elle fait de l'homme un véritable "chevalier en armure", lui donne un sentiment de force et de sécurité, lui sert "d'article d'habillement", sans lequel il se sent mal assuré, incomplet, dans le complexe urbain.

Elle n'est pas, de surcroît, sans conséquences sociales, s'avérant un facteur de nivellement et même d'intégration, en particulier dans le Sud des Etats-Unis pour les Blancs et les Noirs; tout en faisant par ailleurs du piéton un citoyen de caractère inférieur. Mais elle n'est pas destinée à rester le moyen de transport prédominant, et elle reste sans grand impact sur la culture.

Déjà, dans ce court essai, McLuhan fait des analyses prospectives sur ce ton de prophète, qui irritera les uns, enthousiasmera les autres.

L' automobile sera d'une influence bien moins grande sur la civilisation que la télévision. Elle ne disparaîtra pas, mais, à l'instar de la calligraphie, n'aura qu'un rôle secondaire.

Pourquoi? Parce qu'elle apartient encore à la "galaxie Gutenberg" que l' audiovisuel actuel a relégué au rang d'étape dépassée:

"C'est la télévision qui a donné son pire coup à la voiture américaine. L' automobile et la chaîne de montage étaient devenues l'expression ultime de la technologie gutenbergienne, c'est-à-dire de l'application de processus uniformes et répétitifs à tous les aspects du travail et de la vie".

 

La galaxie Gutenberg

 

Un deuxième livre, publié en 1962, onze ans après "La fiancée mécanique", sous le titre "La galaxie Gutenberg", tentait de définir ces notions, en distinguant trois stades dans l'histoire de l'humanité, et son évolution technique.

 

Oralité et vie tribale

 

Le premier âge fut celui de la communication orale et de la vie tribale. Phase analphabète et heureuse, comparée parfois à la vie sauvage imaginée par certains penseurs du XVIIIe siècle. Utilisation harmonieuse de tous les sens, pensée restée proche du concret immédiat, entente facile entre les êtres ("tribalisme").

La parole, premier canal de transmission, de communication, et la tribu, première forme de communauté, rendent possible ce qui deviendra ensuite problématique.

 

La galaxie Gutenberg

 

En effet la deuxième phase fut celle d'une rupture avec ce bonheur premier. C'est le temps de l' écriture phonétique et de sa diffusion de masse par les procédés de l' imprimerie: la galaxie Gutenberg.

Le mode d'expression prédominant de cette ère scribale n'étant accessible qu'aux yeux, la vision prévaudra sur les autres sens, ce qui entraînera leur progressive dégénérescence. De l' alphabet phonétique naît le mot, assemblage de lettres séparées, à suivre l'une après l'autre suivant un ordre linéaire, puis l'assemblage de ces mots en phases progressives qui les combinent de façon ordonnée et réglée, enfin le livre lui-même divisé en chapitres distincts (chacun des chapitres étant découpé en paragraphes ou en sous-parties).

Division, séparation, découpage: on comprend que le règne de l' écrit soit aussi celui de la pensée logique ou analytique.

Les conséquences sont considérables: scission de l' intelligence et du coeur, du sujet et de l'objet, mais aussi de l' individu et de la société, de l'homme et de la nature. McLuhan réactive, dans sa description critique de la Galaxie Gutenberg, une très ancienne tradition: l' écriture favorise la paresse d'esprit, le discours écrit n'est pas vivant, ne peut répondre aux questions qu'on lui pose, la parole est préférable pour défendre la vérité (Platon, "Phèdre"), l' écriture décompose les mots en voyelles et consonnes, facilite la pensée rationnelle, mais aussi convient aux peuples policés, aide l' Etat et la centralisation du pouvoir, la promulgation et l'autorité des lois, les échanges commerciaux internationaux qui plient les petites communautés à obéir à des règles communes et "cosmopolites" (Rousseau, "Essai sur l'origine des langues").

Le lien de l' écriture et du pouvoir qui tente de confisquer le savoir a été de nos jours souligné par Lévi-Strauss. Si, par ailleurs, elle rend possible une "totalisation du savoir", l' écriture est "associée de façon permanente" à des sociétés "qui sont fondées sur l' exploitation de l'homme par l'homme" (Charbonnier, "Entretiens avec Lévi-Strauss", 1961).

 

La galaxie Marconi

 

La troisième période, où nous sommes, est celle de l' audiovisuel. Nous ne sommes plus aux temps de l'imprimerie: mais à ceux de l' électronique. Le monde avait explosé à l'époque précédente. L'imprimé avait été vecteur de fragmentation: de la pensée, des collectivités, des métiers, etc. Il implose au XXe siècle, sous l'effet de l'électricité et de ses produits (télégraphe, téléphone, radio, télévision, satellites de télécommunication), c'est-à-dire qu'il se rétrécit, se contracte, retrouve, ainsi, la cohésion des premières tribus, mais à l'échelle immense de la planète.

Selon l'expression, que le succès rencontré par le travail de McLuhan a rendue célèbre et même familière, nous vivons désormais dans un grand village planétaire, le "village global".

Extraordinaire "sentiment d'appartenance": par-delà les nations nous sommes les habitants d'une même et unique communauté. C'est la revanche de l'oreille sur l'oeil: nous sommes tous à l'écoute de la planète. C'est la revanche de tous les sens destitués par le primat de l' imprimé au profit de la vision.

Certes, le temps du "happening simultané", est aussi celui où nous réagissons de façon immédiate aux images, sans prendre ce temps de réflexion que facilitait l'imprimé. Et on peut le regretter. Mais la "retribalisation" est porteuse d'espérance: naissance d'une conscience planétaire, dépassement des ségrégations nationales, progrès de la communication et, finalement, de la paix.

Le village global, la tribu reconstituée, n'est pas seulement la petite société que les hippies constituaient aux portes de San Francisco, sous le signe de la paix et de l' amour, mais cette petite société étendue aux dimensions de la planète.

 

Les grandes explications cycliques

 

La conception de l'histoire humaine de McLuhan n'est pas sans rappeler les philosophies qui décrivaient le progrès comme un processus de passage d'un stade à un autre et comme la succession de trois "états". Selon Vico: l' "âge divin, l'âge héroïque, l'âge humain". Selon Auguste Comte: "Le stade théologique, le stade métaphysique, le stade positif". Selon Freud: "l' animisme magique" et , chez l' individu, le "narcissisme primaire", la religion (le complexe d' Oedipe), la science (après l' amour des parents, la passion pour des personnes étrangères à la famille). Selon Marx: les "communautés primitives", les "sociétés de classes", la "société sans classe". Selon Hegel: le monde oriental, puis le monde grec -la jeunesse, le monde romain- l' âge viril, le monde chrétien et germanique- la vieillesse au sens de maturité accomplie.

Une même croyance au progrès se retrouve chez tous sauf Vico, une identique téléologique de l' Histoire orientée vers une fin, et une idée, chez nous, du troisième stade étant à la fois un retour et un dépassement du premier.

Mais si McLuhan s'inscrit ainsi dans la longue tradition des philosophies du progrès, il pense celui-ci suivant une autre modalité: le progrès est possible, il n'est pas nécessaire.

McLuhan fait preuve d'un robuste optimisme, fondé sur une confiance dans les médias, ce qui ne sera pas sans contribuer, après l'enthousiasme qu'il suscita au début, à le rendre vite désuet. Mais cet optimisme est mesuré: en effet,  nous traversons, selon lui, une "crise culturelle", car nous continuons à vivre avec les moeurs d'une époque révolue, alors que les nouveaux médias nous invitent à "façonner une nouvelle culture". Pour que les avancées permises par les médias se réalisent, il faudrait que les sociétés prennent conscience des changements exigés par la présence des nouveaux canaux, s'aperçoivent qu'elles sont en train de passer d'une galaxie à une autre, cessent de rester attachées au passé et de "foncer vers l' avenir en regardant dans un rétroviseur".

La "dictature des médias", tant redoutée par certains, ne menace les hommes que s'ils ne sont pas capables d'une telle prise de conscience. "Pour comprendre les médias" se donne justement pour tâche de les aider à y parvenir.

 

Pour comprendre les médias

 

Le livre est divisé en deux parties. la première expose les hypothèses de McLuhan, sa théorie. La deuxième, qui comprend les trois quarts de l'ouvrage, s'appuie sur cette théorie pour interpréter les médias les plus divers: la parole, l' écriture, les routes, les nombres, le vêtement, le logement, l' argent, les horloges, les bandes dessinées, l' imprimé, la roue, la bicyclette et l' avion, la photographie, la presse, l' automobile, la publicité, les jeux, le télégraphe, la machine à écrire, le téléphone, le phonographe, le cinéma, la radio, la télévision, les armes, l' automation.

Rappelons que, bien qu'il soit question de réalités si variées que leur énumération fait penser à l' inventaire de Prévert, elles sont toutes des médias au sens que McLuhan donne à ce terme: prolongements technologiques du corps humain.

Les thèses centrales ont pour objet de classer les médias, de mettre en lumière leurs effets spécifiques, de déterminer leurs relations.

 

Classification des médias

 

L'opposition entre médias chauds et les médias froids est bien connue, ne serait-ce que par les controverses qu'elle suscita. la radio et le cinéma sont des médias chauds, la télévision et le téléphone sont des médias froids.

Les qualificatifs employés peuvent être trompeurs. Lisons McLuhan:

"Un médium est chaud lorsqu'il prolonge un seul des sens et lui donne une "haute définition".

Que signifie cette "haute définition". Elle consiste en ce que le médium sature le récepteur de données, le bourre d' informations précises, et ainsi, en quelque sorte, l'hypnotise, fixant l'un de ses sens sur un seul point.

A l'inverse, les médias froids fournissent des informations peu définies, obligent ainsi le récepteur à combler les vides, favorisant la participation qui engage tous les sens et toutes les facultés.

On a remarqué que les termes, "ho" et "cool", tirés du "slang" (argot) américain, furent d'abord utilisés pour distinguer deux types de jazz: le jazz de la Nouvelle-Orléans était chaud, parce que fortement expressif. Le jazz apparu plus tard, dans les années d'après-guerre (ainsi celui de Miles Davis), d'un rythme plus lent, aux sonorités subtiles, suggère les émotions plus qu'il ne les exprime, permet à l'auditeur qui sent le rythme d'inventer les significations.

McLuhan caractérise notre époque non par la victoire des opprimés sur les oppresseurs, mais par la substitution, aux médias chauds, des médias froids. La domination du médium chaud par excellence et la tyrannie de la vision qu'il instaurait, s'achève.

En favorisant la perception successive et fragmentaire, l' imprimé avait du même coup encouragé la dissociation en spécialités du corps social, avait ainsi détribalisé, alors que la télévision retribalise.

Ces effets opposés tiennent à ce qu'à l'inverse des médias chauds les médias froids sollicitent une participation plus active du spectateur ou de l'auditeur:

"Les médias chauds, au contraire, ne laissent que peu de blancs à remplir ou à compléter. Les médias chauds, par conséquent, découragent la participation ou l'achèvement, alors que les médias froids les favorisent".

De ce point de vue, l'époque des médias froids est aussi celle de "l' oeuvre ouverte", dont le lecteur ou le spectateur est le coauteur: ainsi le roman policier implique la participation parce que l'intrigue y présente de nombreuses lacunes. La différence de la radio (hot) et de la télévision (cool) est comparable à celle du bas filet et du bas nylon:

"Le bas filet éveille davantage la sensualité que le bas nylon parce que l'oeil doit en suivre les contours comme le ferait la main pour remplir les vides et complétér l'image".

Si la télévision fait de nous des "participants" actifs, et non contrairement à ce qui se dit d'ordinaire -des consommateurs passifs, cela tient à la nature même de l'image qu'elle entrepose au spectateur: "trois millions de petits points à la seconde, dont il n'accepte que quelques douzaines à la fois, à partir desquelles il construit son image". La richesse de la participation est proportionnelle à la pauvreté de l' information.

Pourtant, dira-t-on, les télévisions renseignent sur la réalité environnante: ne les compara-t-on pas à des fenêtres ouvertes sur le monde, ou à d' "étranges lucarnes"? Certes, mais le contenu du message transmis par un média est moins lours d'effet que la modalité de la diffusion: "Le message, c'est le médium".

 

Effets des médias

 

"Le message, c'est le médium". Peu de formules ont suscité autant de réactions, et favorisé des interprétations aussi multiples. Que signifie cette identification du message au médium?

D'abord ceci: l'important n'est pas ce qui est transmis mais le canal de transmission. C'est lui qui influe et même façonne, rend possibles les manières de percevoir, de penser, de vivre ensemble. Nous ne pouvons plus nous représenter le monde comme les hommes tribaux de l'âge de la communication uniquement orale, ni comme ceux de la "galaxie Gutenberg".

Toute technique est la matrice organisatrice de nouveaux modes d'existence individuelle et collective (remarquons que Marcel Gauchet attribue la même fonction aux religions (voir "Le désenchantement du monde").

La différence entre machine et automation réside en ce que cette dernière est "profondément décentralisatrice, alors que la machine était fractionnelle, centralisatrice". Ainsi, "Le chemin de fer n'a pas apporté le mouvement, le transport, la roue ni la route aux hommes, mais il a accéléré et amplifié l'échelle des relations humaines existantes", modifié, en particulier les formes des villes.

Et ceci indépendamment de tout message, à moins de considérer que les marchandises transportées le constituent, ou de poser que le livre lu à la clarté d'une lampe est le message de l' électricité. L' électricité rapproche, réunit, enveloppe d'une même lumière les êtres éloignés: "Que le monde est petit à la clarté des lampes!"

On dira qu'il ne saurait en être de même des techniques de communication: le message, dans leur cas, est distinct du canal de transmission. Certes, mais le seul message important, digne de retenir l'attention de l'observateur, est l'ensemble des modifications provoquées ches l'auditeur ou le récepteur dont même les manières de percevoir la réalité se trouvent transformées par une nouveauté "médiologique". Les effets du canal utilisé comptent plus que ce qui est dit ou montré, plus que le contenu du message diffusé.

Ainsi, la radio se caractérise par la simultanéité de l'émission et de la réception. Il n'est pas étonnant, dès lors, qu'elle ait favorisé une forme d'expression picturale comme le cubisme qui nous procure la vision simultanée de toutes les faces d'un objet, nous en donne "la conscience globale instantanée".

Autre exemple: la divergence des cultures orientales et occidentales tient à ce que ces sociétés sont façonnées par des techniques de communication profondément différentes.

La culture de l' Orient est orale et intuitive. L'action de l' imprimé qui décompose le message en lettres et mots distincts a rendu possible l'esprit d' analyse de l' Occident, sa tendance à la fragmentation d'une réalité dont on n'espère plus l' unité qu'en un au-delà espéré plus que perçu.

La télévision restitue un contact direct et global avec le monde que l' alphabet phonétique avait fait perdre. En ce sens, "le pouvoir formateur des médias réside dans les médias eux-mêmes".

Les médias sont "des prisons sans murs pour ceux qui s'en servent". C'est que les médias sont le milieu qui nous enveloppe et nous façonne inconsciemment: "Chaque Romain", note le psychanalyste suisse C. G. Jung (cité par McLuhan), "était entouré d' esclaves". Alors "en lui-même, et évidemment sans s'en rendre compte, chaque Romain devint un esclave", c'est-à-dire adopta la psychologie de ceux dont il se servait (nouvelle version de la fameuse "dialectique du maître et de l' esclave").

Le "moyen" technique constitue un milieu et devient un facteur déterminant suivant un processus décrit aussi par Ellul (voir "Le système technicien").

Un média n'étend son influence sur les hommes qu'en s'opposant à un autre jusqu'alors détermiant, comme le montre la périodisation de l' histoire rappelée plus haut: ère de la parole, âge de l' imprimé, époque de la télévision.

 

Relation des médias

 

L' histoire est moins celle de la lutte des classes que celle de la lutte des médias. Elle est moins passage d'un mode de production économique à un autre que succession des moyens de communication prédominants. Il nous faut quitter nos lunettes marxistes.

Si le facteur décisif n'est pas économique, il n'est pas, non plus, démographique. L'explosion démographique (la surpopulation) a moins d'effet que l'implosion médiatique: la contradiction d'un monde en un "village planétaire", tel que tous les habitants "doivent vivre dans l'extrême promiscuité créée par leur participation électrique à la vie les uns des autres", à la fois séparés et corrélés.

Les conflits intermédiatiques sont tels que, par exemple, l'hégémonie des images électroniques met fin à celle des textes imprimés, qu'un média n'instaure son règne qu'en détrônant le souverain précédent, mais cette révolution n'empêche pas les "hybridations", les "grands métissages".

Tantôt, le média nouveau se nourrit de ceux dont il écarte l'influence: des romans sont adaptés au cinéma ou à la télévision. Tantôt un média transforme profondément les autres:

"La télévision, elle, qui facilite la participation en profondeur, a poussé les jeunes poètes, soudainement, à lire leurs poèmes dans les cafés ou dans les parcs, là où ils se trouvent".

Tantôt la rencontre provoque une période de chaos, un drame social, une explosion violente qui libère des énergies nouvelles. La colonisation occidentale sur certaines sociétés africaines ou orientales en fournit l'occasion:

"Au moment où l' analphabétisme va métisser les cultures des Chinois, des Indiens et des Africains, nous sommes à la veille d'assister à une libération de puissance humaine, de violence et d' agressivité".

Là encore, McLuhan se montre optimiste:

"L' hybridation ou la rencontre de deux médias est un moment de vérité et de découverte qui engendre des formes nouvelles".

Tout média est un prolongement de notre corps et un miroir où nous contemplons, tels Narcisse (de "narkosis": torpeur), dans une sorte d'engourdissement heureux, certes, mais dont il est bon que l'affrontement avec un média nouveau nous arrache, permettant la libération d'énergies imprévues et de formes inédites:

"Le livre imprimé a incité les artistes à ramener le plus possible toutes les formes d'expression à l'unique plan descriptif et narratif de l' imprimé". Heureusement, "L'apparition des médias électriques a libéré l' art de cette camisole de force instantanément, créant le monde de Paul Klee, de Picasso, de Braque, d' Einstein, des frères Marx et de James Joyce".

 

Les remises en cause

 

Est-ce cet irréductible optimisme qui fit, après les premiers enthousiasmes, paraître McLuhan "dépassé"? Il s'opposait trop aux prédictions apocalyptiques et aux soupçons des sociologues qui décelaient partout le totalitarisme doux. En tout cas, on ne l'étudia plus que pour le critiquer, après en avoir salué la nouveauté.

On fit remarquer que la distinction des médias chauds et froids ne va pas de soi. Le classement établi par McLuhan surprend; médias chauds, l' imprimé, la radio, le cinéma, la photographie; médias froids: la parole, le téléphone, la télévision.

Pourquoi opposer parole et radio? Ne sont-ils pas des prolongements du même sens? Ou le cinéma et la télévision? Ne sont-ils pas inséparables, l'un et l'autre, de la civilisation de l'image?

La classification s'appuie, on le sait, sur la notion de participation. Celle-ci se retrouve dans l'idée d' "oeuvre ouverte" co-créée par le créateur et ses lecteurs ou spectateurs, auditeurs. Mais la participation tient-elle à la pluralité des messages communiqués ("lectures plurielles" d'une même oeuvre), ou aux conditions d'utilisation du médium, ou encore à l'inachèvement de ce qui est transmis? McLuhan reste ambigu, glissant de l'un à l'autre.

L'idée d'une lutte inévitable des médias, malgré les "grands métissages", semble démentie par les faits. La consommation habituelle d'un média entraîne souvent celle de plusieurs autres. On complète ce que l'on a lu dans le quotidien par les analyses plus poussées de l'hebdomadaire, puis par la télévisualisation.

Contrairement à beaucoup de prévisions, la télévision n'a pas tué la presse écrite ou la radio. La collaboration des médias permet à un roman médiocre de devenir une belle représentation télévisée.

McLuhan reconnaît que "le contenu d'un médium est toujours celui d'un autre médium", mais, pour lui, ce ne sautait être qu'une "phase transitoire" (comme la dictature du prolétariat pour les marxistes).

Pourquoi ne serait-ce pas un état définitif? N'y aurait-il pas plus à espérer de cet enrichissement mutuel que du règne hégémonique d'un média qui aurait supplanté les autres? D'autant que la télévision, loin de susciter une participation en profondeur, une implication intense de soi, "travaille à rendre les masses indifférentes, à dévitaliser la scène politique, à démobiliser les individus de la sphère publique" ainsi que le note Lipovetsky ("L'empire de l' éphémère", 1987).

Affirmer que "le message c'est le médium", c'est montrer que la forme de la diffusion compte plus que son contenu. McLuhan, renouvelant des études trop exclusivement soucieuses de l'objet des émissions, tranchait sur elles avec bonheur. Il pouvait être inscrit dans le courant linguistique dit "pragmatique" (Austin, Ducrot, l'école de Palo-Alto): le contenu (ce qui est dit) compte moins dans la communication que l'effet du message sur les interlocuteurs, leurs relations intersubjectives, les positions qu'ils occupent dans le système ou l'orchestre de leurs partitions.

"Medium is message": par cette formule célèbre et discutée, McLuhan entendait annoncer, prophétique, la bonne nouvelle d'une communication planétaire rendant possible, mais pas certaine, une communauté universelle (le "grand village global"). Baudrillard ("Pour une critique de l'économie politique du signe") félicite le théoricien canadien d'avoir ainsi, dans son analyse des médias, privilégié la forme des émissions, et ses effets, sur leur contenu. Mais il remet en question son enthousiasme et ses espérances exaltées:

"A la limite, le pouvoir (s'il n'était pas lui aussi obsédé par les contenus et convaincu de la force de "persuasion" idéologique des médias, et donc de la nécessité d'un contrôle des messages") offrirait à chaque citoyen une télévision sans se préoccuper des programmes". Pourqoi? Parce que "La Télévision c'est, par sa présence même, le contrôle social chez soi". En effet, "elle est la certitude que les gens ne se parlent plus, qu'ils sont définitivement isolés face à une parole sans réponse".

 

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