Albert Thibaudet publie en 1930 sa «Physiologie de la critique » . "Physiologie", parce que l'oeuvre entreprise par Thibaudet n'était ni une psychologie, ni une géographie, mais une simple introduction à l'histoire de la critique française et correspondait à cette "physiologie de l'homme en société, considéré dans ses rapports avec la terre", qui est une partie de la géographie: physiologie donc en un double sens: étude des "fonctions" de la critique, mais aussi étude des modes de peuplements, si l'on peut dire.
L'ouvrage distingue en effet, dans ses trois derniers chapitres, les trois fonctions de la critique: le goût, la construction, la création; et dans ses trois premiers chapitres, les trois régions naturelles: la critique spontanée, la critique professionnelle, la critique des maîtres. La critique spontanée, c'est celle des honnêtes gens qui lisent, qui parlent de leurs lectures: critique du jour , qui prend souvent la forme de la critique journalistique. Elle est entièrement tournée vers l'actuel. La critique professionnelle a une histoire bien définie: Chapelain, Voltaire, La Harpe, Brunetière et quelques autres. On sent que Thibaudet, qui est pourtant lui-même un critique professionnel dans toute la force du terme, ne goûte guère la critique des professeurs. C'est qu'il est bergsonien, et qu'il sait distinguer entre l' intelligence tournée vers le passé, et l' intuition qui coïncide avec la vie: d'où sa dénonciation de la critique qui prétend être à l'origine de l'oeuvre d' art et la déterminer à l'avance, et son souhait d'une critique qui chercherait à connaître la littérature de l'intérieur comme un organisme. La critique des maîtres, c'est par exemple le "William Shakespeare" de Victor Hugo, ou l' "Introduction à la méthode de Léonard de Vinci" de Paul Valéry ou encore certaines pages du "Génie du Christianisme" de Chateaubriand, critique qui est souvent une contemplation de ces essences que sont: le "génie", le "genre", le "livre". Après ces régions géographiques où habitent les critiques, leurs fonctions: le goût, la construction, la création. Le goût, comme le plaisir, conduit logiquement à une discipline, suppose une éducation et un discernement.
Mais la critique exige plus encore: elle construit des ordres, tel le genre, la tradition, la génération, le pays. Et cette construction, à son tour, suppose une capacité de création. Une critique créatrice est un idéal qui n'a été atteint que dans le "Phèdre" de Platon où Socrate fait coïncider merveilleusement création et critique. Toutefois, Thibaudet est conscient des limites de la critique et, toujours bergsonien, reconnaît que la critique correspond plutôt à quelque chose qui se défait qu'à quelque chose qui se fait, à la retombée matérielle d'un élan vital. Pour lui, la critique peut tout au plus créer des génies. "Génie du Christianisme", "Génie de la littérature anglaise", "Génie de Racine", êtres intermédiaires entre ciel et terre. Et son livre n'est-il pas lui-même, plus qu'une "Physiologie de la critique", un "Génie de la critique", où l'essence subtile et mesurée de la "dixième muse" tend à prendre conscience d'elle-même. Thibaudet est près de penser que ce génie intermédiaire est Amour, et qu'il sait respecter le pluralisme, la diversité féconde, les formes multiples de la Beauté.
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