Le "Dictionnaire historique et critique" est un ouvrage de Pierre Bayle (1647-1706), publié à Rotterdam chez Reinier Leers en 1696.
En 1689, Pierre Bayle rédigea un Lexicon virorum celebrium lingua gallica, qui est, en fait, la première ébauche de son Dictionnaire: on y trouve des généalogies de familles illustres, et trois cent soixante-quatre articles d'Histoire, de mythologie, de géographie, d'histoire littéraire. Ce texte demeura inédit et fut retrouvé par Émile Gigas à la bibliothèque de Copenhague. En mai 1692, le philosophe publia le Projet d'un Dictionnaire critique; il s'est mis en tête, nous dit-il, de compiler «le plus gros recueil [...] des fautes qui se rencontrent dans les dictionnaires»: il pense surtout au Dictionnaire de l'abbé Moreri (1674), qui lui paraît ressembler parfois à «un vrai sermon de croisade». Il donne vingt articles, parmi lesquels la mythologie occupe une place importante («Achille», «Achillea», «Hippomanes», «Jour», «Zeuxis»). C'est en octobre 1696 que parut la première édition du Dictionnaire. Elle obtint un succès considérable, mais l'ouvrage fut critiqué par les huguenots extrémistes (tel Jurieu) et les plus dévots des catholiques (tel Renaudot). On voulut voir dans cette compilation une machine contre le christianisme. Le consistoire de l'Église wallonne de Rotterdam examina l'ouvrage, y releva un abus de «citations obscènes ou grivoises» et trois articles peut-être dangereux pour la foi: «David», «Manichéens», «Pyrrhoniens». Bayle se justifia: ses plaisanteries trop libres ne visaient qu'à «égayer l'ouvrage et à en faciliter la diffusion». S'affirmant non pas sceptique, mais seulement fidéiste, il se disait prêt à corriger les articles incriminés, et tint compte, en effet, de ces reproches dans la seconde édition de son Dictionnaire, qui parut en décembre 1701: on y trouvait également d'importantes additions, que ses propres recherches ou des mémoires de ses correspondants lui avaient inspirées.
Les articles concernent des personnalités de gloire fort inégale et d'horizons fort différents. Des papes (Grégoire Ier, Grégoire VII, Léon X), des rois (François Ier, Henri II, Henri III, Louis XI, Louis XII, Louis XIII), d'illustres figures de la mythologie (Ajax, Hercule, Junon, Jupiter), de la Bible (Abel, Caïn, David, Judith), de l'histoire politique (Charles, François, Henri de Guise; le chancelier de l'Hospital), des sciences (Euclide, Kepler), de la philosophie (Abélard, Averroès, Charron, Chrysippe, Démocrite, Hobbes, Leucippe, Rorarius, Spinoza, Zénon d'Élée), de la littérature (Ésope, Euripide), et de nombreux hérésiarques - fondateurs de sectes (anabaptistes, arminiens, Jansénius, Knox, Luther, Origène, pauliciens, Socin), ou libertins (Hénault). Des noms très obscurs (Farel, P. Ferri) à côté de gloires européennes.
La tradition positiviste et républicaine du XIXe siècle a proposé du Dictionnaire une lecture que l'on peut qualifier de «machiavélique» ou de «policière». Comme les articles proprement dits sont relativement courts, et accompagnés de notes et de remarques fort longues, il faudrait chercher dans ces ajouts la véritable pensée de Bayle, plus hardie assurément qu'on ne le croirait. Cela est vrai, mais plutôt que de supposer chez le philosophe d'habiles subterfuges, ne peut-on admettre que sa démarche est celle qui convient à un travail d'érudition? Dans le texte, les certitudes; dans les marges, les gloses et les doutes, le probable et le possible.
En fait, le Dictionnaire peut d'abord être considéré comme un ouvrage de polémique protestante, destiné à corriger et à critiquer l'érudition papiste de Moreri. Mais ce projet entraîne le philosophe à présenter et à appliquer une théorie générale de l'Histoire. Contre les cartésiens il veut réhabiliter l'érudition, même la plus minutieuse, et il en vient à soutenir que «les vérités historiques peuvent être poussées à un degré de certitude plus indubitable que [...] les vérités géométriques [...]. Jamais, ajoute-t-il, on n'objectera rien qui vaille, contre cette vérité de fait, que César a battu Pompée». Quelle méthode convient pour éviter le doute et l'approximation en Histoire? S'attacher, avant tout, aux vérités de fait - examiner scrupuleusement les témoignages -, prendre garde à la datation des textes, se méfier surtout de la subjectivité et de l'esprit de parti. Certes, le philosophe ne peut toujours trancher: il demeure parfois dans l'incertitude, mais il parvient au moins à détruire bien des légendes.
Dans les articles consacrés à d'illustres figures de l'Ancien Testament (Adam et Eve, Abraham, David, Judith), Bayle applique cette méthode: loin de s'anéantir devant les Livres saints, il confronte leurs récits à ceux des historiens anciens (Philon le Juif, Josèphe, Celse) et des exégètes modernes (Naudé, Huet, Herbelot). Il semble surtout s'inspirer des travaux de Richard Simon, qui avait mis en doute l'authenticité de toute la Bible. A quoi s'ajoute vraisemblablement l'influence inavouée de Spinoza. Bayle tente, en tout cas, de rationaliser, autant qu'il se peut, le sacré et de faire «l'économie des miracles». Rien là de particulièrement audacieux: Malebranche et les cartésiens avaient indiqué la voie. Le pieux abbé Renaudot, quand il eut à examiner le Dictionnaire, ne se montra nullement choqué de telles pratiques: il le fut davantage de la «manière peu respectueuse» avec laquelle le philosophe parlait des patriarches. Nous retrouvons le problème de l'«obscénité» du Dictionnaire. N'est-ce qu'un agrément de vulgarisateur, ou une fantaisie de professeur soucieux de plaire à son auditoire? En fait, le rationalisme de Bayle et ses grivoiseries conspiraient à détourner les lecteurs d'une aveugle crédulité. Au moment où Jurieu, nouveau Jean de Patmos, prophétisait la ruine de Louis XIV et le triomphe en France des huguenots, la méthode et l'ironie du Dictionnaire pouvaient avoir de salubres effets.
L'examen de l'Histoire laïque et de l'histoire sacrée conduit à une sorte de philosophie. Bayle se refuse au scepticisme absolu et même à un empirisme radical. Il reconnaît la validité d'axiomes qui transcendent l'expérience, tel «le tout est plus grand que la partie». Il admet même la pertinence jusqu'à un certain point de la philosophie cartésienne, apte plus que toute autre à démontrer l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. Ces affirmations n'empêchent pas le doute de régner: le philosophe ne cesse de mettre en évidence l'infirmité de la raison humaine. A cet échec des démarches théoriques, il oppose l'absolu de l'intention morale. Il est sans doute, comme l'a dit Cornélia Serrurier, «un calviniste froid, mais sincère». Le calvinisme seul lui paraît orthodoxe, mais la religion est affaire de foi, et non de raisonnement: «Les mystères de l'Évangile ne peuvent point et ne doivent point être sujets aux règles de la lumière naturelle.» D'ailleurs la théologie rencontre des difficultés, que notre esprit ne peut surmonter. Bayle est pessimiste, et, avant Voltaire, il ne voit dans l'Histoire «qu'un recueil des crimes et des infortunes du genre humain». Comment concilier le mal qui règne dans le monde avec la toute-puissance et la toute-bonté divines? Les hommes n'agissent jamais selon leurs principes et se laissent toujours entraîner par leurs passions et leur intérêt. Est-ce Dieu qui veut cet apparent désordre pour des fins qui nous échappent, et peut-être pour l'avènement d'un ordre transcendant?
Ce fidéisme n'est pas du pyrrhonisme, mais il y ressemble parfois et peut y conduire. Il faudrait plutôt penser à la véritable tradition protestante, à Rousseau, à Kant (et à Pascal). Le pessimisme de Bayle et son sens du tragique y ramènent, et les «principes synthétiques a priori» qu'il admet, et l'absolu qu'il place dans la raison pratique, non dans la raison pure. Alors que la naissante philosophie des Lumières promouvait une sorte de déisme résolument rationaliste et optimiste, le Dictionnaire de Bayle marquait une volonté de rendre à l'expérience religieuse sa tragique profondeur, et de convier les hommes à s'inquiéter, non à se consoler ou à se rassurer trop aisément.
Commentaires