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Le Discours de la méthode de Descartes

Le « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » (1637) est l’oeuvre fondamentale de René Descartes qui ouvre l'ère de la philosophie moderne. Elle fut publiée dans les "Essais philosophiques" en 1637. Après la condamnation de Galilée et "la résolution que M. Descartes", nous dit son biographe Baillet, "avait faite de ne point laisser imprimer ses ouvrages de son vivant, il semble qu'il ne s'agissait plus que de le tuer pour mettre le public en possession d'un bien qui devait lui appartenir". S'il cède, en 1637, aux instances de ses amis en publiant une anthologie de ses recherches, il tient à ne faire part de la mise en question totale qui en est la base, qu'en lui laissant le sens d'une démarche singulière, toute personnelle. A cette prudence nous devons la saveur exceptionnelle du "Discours", cette proximité avec l'homme dont les grands textes de la philosophie s'appliquent ordinairement à effacer les pas. L'exposé de la méthode est adhérent au départ et à l'aventure intellectuelle d'un "magnifique et mémorable Moi", dont la présence même, aux yeux de Valéry, nous est plus précieuse que l'enseignement. Et, à vrai dire, le dessein cartésien "n'est pas d'enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j'ai tâché de conduire la mienne". Mais si cette méthodologie est une autobiographie, "celle-ci n'est proposée à elle-même qu'à titre de "fable", où chaque péripétie n'est retenue que pour sa signification universelle.

La première partie du "Discours" s'ouvre par un acte de confiance en la capacité d' universalité et

de vérité inhérente à l'esprit humain; mais c'est pour devoir constater aussitôt qu'en l'absence d'une conduite méthodique de la raison, cette possibilité peut rester vide, et se perdre dans la diversité des opinions. L'inventaire des disciplines constituerait la culture scolaire de son temps et prend acte de cette dispersion spirituelle où demeure l'esprit, aussi longtemps qu'il ne s'est pas résolu un jour à "étudier aussi en lui-même". Seules les mathématiques étaient en mesure de lui donner un goût de certitude et d' évidence: il s'étonne que, sur ces fondements solides, l'on n'ait "rien bâti dessus de plus relevé". Il est frappé par le contraste entre ces assises presque inutilisées et l' insécurité des "palais fort superbes" élevés sans fondements par les moralistes antiques -par le décalage entre les certitudes mathématiques et les valeurs humaines. C'est ainsi qu'il se résout à chercher dans les voyages et la méditation solitaire ce qu'il n'avait pas trouvé dans la culture: une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie.

La seconde partie trace l'épure de l'extraordinaire mouvement qui s'empara de sa pensée en novembre 1619, dans la solitude où il avait pris ses quartiers d'hiver, sur les bords du Danube où l'avait conduit le couronnement de l'Empereur. La méthode cartésienne est née dans un accès d'inspiration fiévreuse, au milieu des guerres bavaroises. C'est dans la nuit du 10 novembre, qu'après avoir trouvé la nuit "les fondements d'une science admirable", dont la Méthode et la Géométrie publiée à la suite du "Discours" ont été le développement, il eut trois songes où il vit comme une confirmation paradoxale de ses découvertes rationnelles.

Rien ne nous est confié de ses transes dans la deuxième partie du "Discours": elle dessine l'itinéraire d'une sagesse contrainte à une révolution intérieure qui entreprendra d'ôter toutes les opinions de sa créance, afin de les ajuster au niveau de la raison. Dans cette tâche de récupération critique des certitudes, la logique aristotélicienne lui paraît un instrument inadéquat plus propre à l'expression qu'à la découverte. La servitude de la géométrie est d'être "astreinte à cette considération des figures" dont précisément la géométrie cartésienne la délivrera, -et c'est là que la Méthode à la fois fait son apparition et trouve son application, en mettant les éléments des figures géométriques en correspondance avec les termes des équations algébriques. Du même coup les problèmes de l'algèbre s'en trouvent éclaircis: elle cessera d'être "l'art confus et obscur" qu'on en avait fait à partir du moment où l'on saura déduire les solutions de la supposition du problème résolu. Ainsi sera annoncée une réforme des Mathématiques, qui fera de matières "qui ne semblent d'aucun usage" la source d'applications pratiques incessantes.

Le fil conducteur qui a délivré Descartes du labyrinthe de la vieille logique le conduit à quatre préceptes: "Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle, c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention"; cette adhésion stricte à l'évidence actuelle exige "de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute". La clarté et la distinction de l'idée présente à l'acte d' intuition intellectuelle fournit le critère à l'aide duquel seront exorcisées les illusions de l' imagination.

"Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre". "Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composées". Les deux préceptes sont étroitement apparentées, car il faut d'abord découvrir le simple afin de pouvoir ensuite en partir. Dans les "Regulae ad directionem ingenii", notes de jeunesse publiées après la mort de Descartes, il nous sont donnés comme les deux moments d'une seule et même règle: ils contiennent à eux seuls toute la méthode. Le second impose la réduction des questions incomplètement déterminées à des questions complètement déterminées qui ne demandent rien de plus que ce que l'on peut déduire à partir de ses données; puis leur simplification et leur division en parties aussi petites que possible. Le troisième nous impose moins une vérité abstraite qu'une habitude intellectuelle à acquérir: l'invention des coordonnées rectangulaires, dites coordonnées cartésiennes, est précisément le procédé qui permet, après avoir obtenu la simplification des problèmes par l'expression des relations géométriques sous forme d'équations algébriques, de s'élever par ordre du plus simple au plus composé dans l'étude des courbes géométriques. Au lieu de se perdre dans le détail de "toutes ces sciences particulières qu'on nomme communément mathématiques", le génie de Descartes s'est élevé à examiner seulement les proportions en général, "sans les supposer que dans les sujets qui serviraient à m'en rendre la connaissance plus aisée". C'est ainsi que la jointure entre l'analyse et la synthèse est rendue possible par une double représentation des proportions que, d'une part, "pour les considérer mieux en particulier", il faut "supposer en des lignes, à cause que je ne trouvais rien de plus simple"; qu'il faut d'autre part, "pour les retenir ou les comprendre plusieurs ensemble", "expliquer par quelques chiffres, les plus courts qu'il serait possible". Et dans la théorie des équations contenue dans la Géométrie, Descartes va mettre au point le système d'écriture algébrique dont nous usons encore. La quatrième règle de la Méthode, symétrique de la seconde, prescrit "de faire partout des dénombrements, si entiers et des revues si générales qu'il fusse assuré de ne rien omettre": l' intuition peut ainsi vérifier les étapes de la déduction avec le scrupule d'un esprit accoutumé à "se repaître de vérité et de ne se contenter point de fausses raisons".

La troisième partie du "Discours" est comme un repos que s'accorde Descartes pour s'inquiéter de vivre malgré tant de rigueur, -car la vie ne peut être mise en sursis jusqu'au moment où chacun des problèmes qu'elle recontre sera pourvu d'une solution certaine. Mais pour que le souci de vérité ne la laisse pas suspendre à l'issue problématique de la recherche, il faut bien se munir d'une morale "par provision"; ainsi l'homme pourra vivre parmi les hommes, tandis que son esprit sera reclus dans la suspension du

jugement. Après les quatre règles de la Méthode, les maximes de cette morale provisoire sont les thèmes qu'on ne se lasse pas de redire, de ce monologue de l'esprit qui est ainsi celui d'un honnête homme et d'un fidèle sujet de la monarchie française. "La première était d' obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance et me gouvernant en tout autre chose, selon les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès"... "Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais"... "Ma troisième était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde".

Ce pacte loyal avec le monde et la "fortune" le laisse "aussi solitaire et retiré que dans les déserts les plus écartés", pour affronter l'aventure spirituelle dont la quatrième partie retrace l'itinéraire. La suspension du jugement que nous impose la première règle de la Méthode au seuil de tout problème, il lui faut la pousser une fois dans sa vie jusqu'à l'extrémité d'un doute radical. Les erreurs des sens l'imposent en présence du monde de la perception; les méprises du raisonnement rendent nécessaire de l'étendre aux mathématiques elles-mêmes. Tout le champ de la pensée est ainsi réduit à ne plus être qu'un songe; mais "aussitôt après" l'évidence vient surgir, de la nécessité au moins d'"être", pour pouvoir penser, ne fût-ce qu'un songe. Et rien n'est plus ferme et plus assuré que cette vérité originelle: "Je pense, donc je suis". Le scepticisme a atteint là sa limite, au terme de sa plus grande extension, fournissant lui-même un point de départ inébranlable à la reconquête de la certitude.

Ce premier principe me révèle en même temps ma nature véritable: "substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser"; il fonde la distinction de substance pensante et de substance étendue, de l' âme et du corps. Il fournit, dans cette rencontre première avec l'évidence claire et distincte, le critère de toute vérité, celui que définissait la première règle de la Méthode: celle-ci est retrouvée et vécue dans l'acte même de la recherche. Mais cette présence évidente révélée par le "Cogito, ergo sum" est une présence imparfaite, car c'est une plus grande perfection de connaître que de douter. Et si je ressens cette imperfection, ce ne peut-être que par référence à une idée du parfait dont je ne puis être la source. Je puis feindre que les choses hors de moi ne soient que des dépendances de ma nature, ciel, terre, lumière,

chaleur, "ne remarquant rien en elles qui me semblât les rendre supérieures à moi". Mais il est impossible que le plus parfait soit une suite et une dépendance du moins parfait: il faut donc admettre que cette idée de la plénitude de toutes perfections, complémentaire de mon "cogito" doutant et limité, me révèle l'existence d'une nature "véritablement plus parfaite que je n'étais", c'est-à-dire, en un mot, qui fut Dieu. Cette preuve, Descartes la retrouve par un biais différent, destiné au lecteur accoutumé aux démarches de la pensée aristotélicienne et scolastique. Ce deuxième exposé de la preuve s'appuie non sur la seule présence en moi de l'idée du parfait, mais sur mon "existence" d'homme et, en elle, sur la contradiction vivante entre mes limitations effectives et la présence absente de "tout le surplus que je connaissais me manquer". Comme les preuves scolastiques, elle part de l'existence finie pour en appeler à une réalité qui la fonde, mais cette existence est celle d'un être ayant l'idée de Dieu -l'idée de ce qu'il n'est pas, infini, éternel, immuable, tout connaissant, tout-puissant. Ainsi la cause première à laquelle elle permet de conclure, est-elle d'emblée comme l'infini spirituel, qui fonde par une création continuée la subsistance des existences limitées et imparfaites.

Assuré de l'existence de Dieu par ses effets, Descartes s'enquiert de trouver la vérité de ce monde des corps étendus dont il a au moins l'image. Mais la méditation de l'espace géométrique le conduit à une deuxième preuve de l' existence de Dieu. Car si l'idée du triangle me contraint à reconnaître que la somme de ses angles est égale à deux droits, rien en elle ne m'assure qu'il ait jamais existé de triangle dans le monde. L'idée de Dieu au contraire impose son existence avec la même force que celle du

triangle, l'égalité de ses angles à deux droits. Elle est en effet si "abondante", comme Descartes le dira à ses objecteurs, qu'elle inclut l'existence comme l'accomplissement même de sa perfection.

Existence plus certaine que celle des corps, dont nous avons bien une assurance morale, mais sur laquelle nous ne pouvons avoir de certitude intégrale, c'est-à-dire métaphysique, tant que l'existence divine ne nous garantit pas la validité de nos évidences claires et distinctes. Elle seule nous permet de compter sur un monde extérieur, dans la mesure où il est compris par l'entendement comme une pure substance étendue dont tous les modes sont réductibles à la figure et au mouvement; car il est impossible de supposer que le Dieu tout parfait me laisse dans l'illusion au moment où l'évidence m'est présente. Si le Dieu qu'atteignait la preuve par les effets signifiait l'infinité de l'Esprit, le Dieu de la "vérité divine", selon le mot de Brunschvicg, n'est plus qu'un bon diable.

La cinquième partie ébauche le développement de cette vision mécaniste du monde corporel par des aperçus sur la physique et sur la physiologie. Elle rend flagrante la secrète contradiction entre la première règle de la Méthode et les deux suivantes: la confiance souvent naïve que Descartes accorde au crière de l' évidence l'a conduit à trahir sa consigne de prudence et à construire une physique imaginative, faisant crédit à "certaines lois que Dieu a tellement établies en la nature et dont il a

imprimé de telles notions en nos âmes, qu'après y avoir fait assez de réflexion, nous ne saurions douter qu'elles ne soient exactement observées en tout ce qui est ou qui se fait dans le monde". Et sans doute la sixième partie, conclusion de ce manifeste de la révolution cartésienne dont "Le discours de la méthode" a tenu le rôle, fait-elle appel aux mécènes de la science en invoquant l'utilité des expériences, "d'autant plus nécessaires qu'on est plus avancé en connaissance". Mais la jonction de l'expérimentation et de l' hypothèse n'est pas encore réalisée dans la méthode cartésienne. Il reste qu'elle a permis le renouvellement de l' analyse sans laquelle la constitution d'une physique mathématique, dans les siècles suivants, eût été impossible. Et la grandeur de sa démarche métaphysique nous est toujours présente.

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