Le cueilleur des mémoires
Un roman de Charles Bottin publié chez Memory Press, août 2011
« Le rêveur est le gardien des mémoires. »
Voici un roman étrange et par là attachant car il sort des sentiers battus. Un roman qui fait vibrer les cordes intimes de l'être humain. Un roman qui entraîne le lecteur dans le foisonnement de l'Histoire tout en lui permettant d'explorer le rêve, l'imaginaire, la mémoire, l'essence que d'aucuns nomment âme.
L'histoire commence en 116 avant Jésus-Christ, en Gaule celtique dans une tribu éburonne avec la naissance de Bronde (« la Source »). Suite à l'assassinat de ses parents par une bande de pillards, Bronde et sa sœur Micha seront recueillis par le clan des Chantoires, terre de druides réputés qui cultivent la méditation par la voie des rêves. Bronde unira sa destinée à celle de Souffle (« l'Air »), une Chantoire. Le chemin initiatique pour devenir un druide célèbre ou une médecin, sage-femme reconnue, sera éprouvant et parsemé de nombreux rebondissements. La vie s'écoulera au gré des naissances, des deuils, des trahisons, des séparations volontaires ou contraintes, de longs voyages (après une visite chez les Esséniens, Bronde rencontrera César chez son ami Poseidonios à Rhodes), des retrouvailles flamboyantes à travers les convulsions de l'Histoire... avant que l'unité ne s’effondre sous les dissensions, les coups de buttoir des Germains et la colonisation sauvage de César.
Ce roman dense et très documenté nous fait découvrir l'histoire d'une civilisation méconnue, celle des peuples premiers, des mythes fondateurs. Sous une trame historique, l'auteur[1] touche à l'essentiel, « choisissant » (comme il l'écrit dans sa note en fin d'ouvrage) « le point de vue de ceux qui croient plus en l'être d'esprit que dans le faire tranchant. » A travers un questionnement humain l'auteur scrute le sens de l'Histoire et atteint par là l'universel. En nous invitant à mettre nos pas dans ceux de Bronde, le romancier nous fait découvrir le monde mystérieux et envoûtant des druides et des devins, détenteurs d'un savoir empreint d'une grande sagesse, explorateur de rêves parfois prémonitoires. Ces maîtres ès-méditation, « cueilleur de mémoires », nous interrogent sur la connaissance intérieure et nous entraînent dans une spiritualité qui transcende le temps, les civilisations et les religions tout en vivant ancrés dans le fonctionnement de la société celte. Le passage par l'univers imaginé n'est-il la meilleure façon de faire émerger le réel ?
Véhicule de l'âme, la parole occupe aussi une place importante dans ce roman. Tantôt prophétique, tantôt récit des temps premiers, elle se veut rassurante et tendre. Parfois violente et provocatrice, elle suscite la haine, la trahison, la dissension et la guerre. Souvent conciliante, elle permet de structurer et de ritualiser la société avec ses nombreuses assemblées tribales. Experte, elle exerce sa diplomatie parmi des clans qui s’entre-déchirent. Dans tous les cas elle se fait libératrice des pulsions internes qu 'elles soient salvatrices ou destructrices. On ne peut s'empêcher d'établir un parallélisme entre ce roman et Œdipe sur la route d'Henri Bauchau où le roi aveugle et maudit au prix d'une longue errance faite d'épreuves initiatiques, de rêves porteurs de signes et de dépassement de soi parviendra à se libérer de son passé meurtrier pour atteindre la clair-voyance. L'une et l'autre œuvre explorent le champ de l'âme qu'elles sondent et scrutent avec acuité.
Roman du passage de l'enfance à l'âge adulte lorsque Souffle vit une expérience solitaire et fondatrice en pleine nature – une nature omniprésente décrite avec des accents poétiques – Le cueilleur des mémoires pose aussi le problème de l'apprentissage avec ses tourments amoureux, ses doutes, ses découragements, ses questions lancinantes sur la formation reçue et son utilité voire encore sur le rôle du destin dévolu à chaque être humain.
D'ailleurs celui-ci immergé dans les vicissitudes de l'Histoire nous plonge dans une vaste réflexion sur son sens. Les peuples celtes après avoir vécu en paix et en bonne entente vont se disputer et se faire la guerre (préfiguration de la (dés)union européenne actuelle ?), attaqués d'un côté par les Germains, de l'autre par les Helvètes, envahis par la force brutale de César qui excelle à appliquer le principe de diviser pour régner. Le lecteur lira avec intérêt la description très vivante des batailles de César, un César bien différent de la vision propagandiste et scolaire de la Guerre des Gaules. L'auteur nous donne ici le point de vue des vaincus, ceux qui sont exclus de l'histoire officielle... Les « grandes » civilisations ne peuvent-elles se construire qu'à travers la violence, la destruction, le massacre, l'exclusion et la radicalisation ?
« Lire[2], c'est presque toujours se confronter à un personnage ou à une situation dont on éprouve intimement les vibrations. Rencontre, découverte, complicité, refus voire hostilité : quelque chose fait écho à sa propre subjectivité. » Longtemps encore après avoir refermé ce roman, les personnages de Bronde et de Souffle continuent à hanter la mémoire du lecteur et à féconder son âme. La littérature, c'est de la force que l'on vous dit et de la force que l'on vous donne !
WILLD[3]
[1] Charles Bottin après une formation de céramiste, travaille pendant 7 ans parmi les Twas, un peuple premier d'Afrique centrale. Revenu en Belgique en 1987, il entame des études d'infirmier. Aujourd'hui ses activités autour de l'argile se partagent avec l'accompagnement de la fin de vie et l'écriture. Il est aussi l’époux de Ruhina et le papa (entre autres) de Jehan.
[2]Monique Verdussen, critique littéraire.
[3]Dominique Willem est professeur de français, latin et grec au collège Saint-François Xavier I de Verviers.
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