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L'art du roman selon Milan Kundera

12272756878?profile=originalLe romancier Milan Kundera a regroupé dans "L'art du roman" (1986) sept textes qui développent la "vision implicite de l'histoire du roman" contenue dans sa propre oeuvre romanesque. A travers les auteurs qui l'ont le plus marqué, de Cervantès à Kafka, il dégage l'esprit de la tradition dans laquelle il s'inscrit. "Esprit de complexité", parce que le romancier explore les possibilités de l'existence dans un monde divers, ambigu, où tout n'est que doute, relativité et interrogation. "Esprit de continuité", parce que "chaque oeuvre contient toute expérience antérieure du roman".

Esprit menacé dans notre monde actuel, où le "prêt-à-penser" conditionne l'essentiel de la production livresque. C'est pourquoi l'art du roman actuel doit se penser à contre-courant de notre modernité.

 

Une histoire du roman européen.


L'essai de Kundera se fonde sur la notion de "roman européen", ce qui implique une continuité historique du genre à l'échelle "européenne" (étendue aux Amériques).

Cette histoire du roman européen porte en elle l'esprit des aventures européennes depuis l'avènement des Temps modernes. Cervantès, avec "Don Quichotte", inaugure cette "sagesse de l' incertitude". Une fois envolées les valeurs de la Chevalerie européenne, s'ouvrent les grands espaces fictionnels de l' errance et du doute qu'explore le roman picaresque avec les oeuvres de Rabelais ou "Jacques le fataliste" de Diderot. Au XIXe siècle, l'espace romanesque se borne à la reproduction du réel et le héros balzacien inscrit son aventure dans l'Histoire. Avec Flaubert, le champ se réduit à la quotidienneté: seul subsiste "l'infini de l'âme", du rêve individuel, ou des profondeurs psychologiques proustiennes. Ce dernier espace se trouve anéanti avec le héros de Kafka, dépossédé de sa vie privée, englué dans la matérialité inextricable et dérisoire de sa situation.

Du point de vue de Kundera, l'histoire du roman européen se déploie dans l'histoire de l'Europe, qu'elle interroge. De la crise des valeurs des Temps modernes (Cervantes) à la négation de l'espace privé qui caractérise le totalitarisme (Kafka), le roman a exploré, via ses personnages, les possibilités de la conscience européenne.

Aujourd'hui, cette conscience pourrait bien se trouver engluée dans les "paradoxes terminaux" qu'ont mis en lumière les romanciers d'Europe centrale de la première moitié du XXe siècle (Kafka, Broch, Musil, Gombrowicz): crise du sens de l'histoire, de la conscience morale, de la notion d'individu social. Ces "paradoxes terminaux" constituent l'arrière-plan de l'univers romanesque de Kundera. Constituent-ils l'horizon indépassable du roman?

 

L'avenir du roman?


En fait, d'autres voies romanesques que celle de l'exploration sociale ont depuis longtemps été ouvertes: voie "ludique", par le jeu avec le lecteur, façon Sterne ou Diderot; voie "onirique", dans la transfiguration épique du réel comme chez Kafka; voie "gnoséologique", tentative d'un roman comme "suprême synthèse intellectuelle" avec Broch et Musil; voie historienne, roman de la mémoire collective, chez Aragon et Fuentes.

"La femme du roman est liberté quasi illimitée. Le roman durant son histoire n'en a pas profité. Il a manqué cette liberté. Il a laissé beaucoup de possibilités formelles inexploitées."

L'histoire du roman les exploitera peut-être.

En fait, les deux dangers que rencontre aujourd'hui le roman sont liés à deux formes de la modernité: le totalitarisme et le "kitsch". Totalitarisme politique, bien sûr, qui détruit effectivement les romans "subversifs" (Kafka a été censuré dans tous les pays totalitaires). Mais aussi intellectuel: celui d'une critique qui réduit les oeuvres d'art à leur interprétation et qui décrète que le roman est mort.

L'autre danger se nomme le "kitsch", cette attitude du public définie comme "le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s'y reconnaître avec une satisfaction émue". Les écrivains avides de renom (les "graphomanes" entretiennent l'attitude "kitsch" en présentant aux lecteurs un monde dépourvu de complexité, qui flatte un imaginaire "romantique" relayé par les médias.

 

L'esprit du roman.


"L'esprit du roman est l'esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur: "Les choses sont plus compliquées que tu ne le penses." Cette définition a de multiples implications.

D'abord, le monde du roman est fondamentalement ambigu, multiple, paradoxal. Le romancier ne cherche pas à imiter la "réalité", mais à explorer "l'existence", définie comme "le champ des possibilités humaines, tout ce que l'homme peut devenir, tout ce dont il est capable". Il n'est donc pas sociologue, ni historien.

Ni philosophe: car le philosophe propose une pensée cohérente, là où le romancier fait seulement parler des personnages, dont les discours, les attitudes le dépassent. Dépassé par la complexité des choses humaines, il ne peut que "porter l'écho du rire de Dieu" devant les vains efforts de l'homme pour les comprendre, pour se comprendre.

Cette "sagesse du roman" possède de ce fait une portée plus globale que les productions intellectuelles héritées de la "division du travail" (philosophiques, sociologiques, historiques): "Le roman connaît l' inconscient avant Freud, la lutte des classes avant Marx", et il est en même temps "un des derniers postes où l'homme peut encore garder des rapports avec la vie dans son ensemble." C'est cette autonomie souveraine par rapport au réel et aux systèmes de pensée qui lui donne souvent, comme chez Kafka, sa force prophétique.

Toutes ces considérations amènent Kundera à formuler un "art du roman", qui est une théorisation de sa pratique propre, mais dont plusieurs aspects peuvent éclairer le roman moderne en général.

Ainsi, la composition romanesque est présentée comme une orchestration de "mots-thèmes", dont l'oeuvre s'évertue à donner la "définition fuyante" (par exemple, chez Kundera lui-même: "Destin, Frontière, Jeunesse, Légèreté, Lyrisme, Trahir"). Les personnages y sont conçus non pas comme des êtres réalistes, mais comme des "egos expérimentaux", des consciences possibles qui parlent et agissent. L'intrigue est "vaudevillesque", en ce sens qu'elle échappe à la vraisemblance pour mieux servir le projet exploratoire de l'oeuvre. Cet art se double d'une éthique. L'auteur doit s'effacer derrière son oeuvre et ne laisser à la postérité que ses oeuvres achevées: ni brouillons, ni esquisses, ni rien qui serve à l'établissement d'éditions critiques. Tel se présente l'idéal du romancier pour Kundera. Car "les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs oeuvres devrient changer de métier".

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