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L'art abstrait

Longtemps l'art abstrait, épouvantail ou bannière, suscita les passions. Les tenants de la tradition voyaient dans son apologie un parfait exemple de la confusion des valeurs esthétiques, liée à leur décrépitude, conséquence d'une liberté sans frein. Ses propagandistes, à l'inverse, estimaient acquis et irréversible l'abandon de la représentation en peinture comme en sculpture. La postmodernité a relégué le conflit entre ces positions tranchées au rang des querelles d'une époque révolue. Les artistes eux-mêmes n'en font plus la pierre de touche d'un clivage déterminant : l'abstraction est désormais une possibilité offerte, disponible parmi d'autres. Elle demeure cependant l'une des grandes aventures artistiques du XXe siècle, pleinement solidaire des ambitions avant-gardistes.

Polymorphe et polysémique, l'abstraction ne se laisse ni enfermer dans une définit ion positive, ni attribuer une fonction univoque. Lorsqu'ils cherchent à en cerner les contours, les critiques, tel Léon Degand, l'opposent à la figuration pour dire non ce qu'elle est, mais ce qu'elle n'est pas : " La peinture abstraite est celle qui ne représente pas les apparences visibles du monde extérieur, et qui n'est déterminée, ni dans ses fins, ni dans ses moyens, ni dans son esprit, par cette représentation. Ce qui caractérise donc, au départ, la peinture abstraite, c'est l'absence de la caractéristique fondamentale de la peinture figurative, l'absence de rapport de transposition, à un degré quelconque, entre les apparences visibles du monde extérieur et l'expression picturale " (Langage et signification de la peinture en figuration et en abstraction , 1956). Avant d'être adoptée par le langage courant, la dénomination art abstrait  fut elle-même critiquée. On lui opposa notamment les locutions " art non figuratif ", " art non objectif ", ou encore " art concret " - puisqu'une oeuvre est toujours " concrète ". Chaude ou froide, informelle ou géométrique, intuitive ou calculée, l'abstraction échappeà toute assignation stylistique et ne relève d'aucun champ sémantique déterminé : elle s'est montrée capable d'accueillir des intentions contradictoires, de manifester des positions philosophiques, existentielles ou artistiques antithétiques.

Bigarrée, elle provoque de moins en moins la réticence de principe des amateurs. Intégrée au monde de l'art, elle a perdu l'aura que lui conférait l'audace d'une radicalité supposée. Elle continue néanmoins à susciter la résistance d'un large public qui la trouve, au mieux, difficile d'accès. Les oeuvres abstraites s'adressent-elles plus directement que les autres à la sensibilité, ou relèvent-elles d'une approche essentiellement intellectuelle ; Tout art, même le plus réaliste, est-il toujours d'abord abstrait, comme on l'a souvent prétendu ; S'il ne semble guère possible de trancher définitivement, on peut en revanche s'efforcer de dresser un bilan rétrospectif serein : objet de l'histoire, l'art abstrait n'est plus un véritable sujet de polémique.

 

 

1. Genèse de l' abstraction

 

L'art abstrait, en tant que tel, apparaît au début des années 1910. Deux modèles explicatifs rendent compte de sa " naissance ", conséquence raisonnable d'une évolution logique ou saut inattendu dans l'inconnu. Le premier, le plus répandu, s'appuie sur une conception darwinienne de l'histoire de l'art et de la création. Au XIXe siècle, la modernité, si elle ne songe pas encore à se débarrasser de la représentation, oppose néanmoins les qualités proprement plastiques de l'image à celles de ses composantes iconiques. Delacroix évoque une " musique du tableau "qui résulte de "  tel arrangement de couleurs, de lumières, d'ombres, etc. " Si vous vous trouvez placé à une distance trop grande de la peinture pour savoir ce qu'elle représente, dit-il, " vous êtes pris par cet accord magique ". Baudelaire prolonge la pensée du peintre : " Une figure bien dessinée vous pénètre d'un plaisir tout à fait étranger au sujet. Voluptueuse ou terrible, cette figure ne doit son charme qu'à l'arabesque qu'elle découpe dans l'espace. Les membres d'un martyr qu'on écorche, le corps d'une nymphe pâmée, s'ils sont savamment dessinés, comportent un genre de plaisir dans les éléments duquel le sujet n'entre pour rien ; si pour vous il en est autrement, je serai forcé de croire que vous êtes un bourreau ou un libertin. "

Dans les années 1880, alors que maints amateurs sincères ne voyaient  littéralement pas les " motifs " transcrits sur leurs toiles par les peintres impressionnistes, le critique Théodore Duret défend jusqu'aux ultimes limites alors concevables l'absolue indépendance de l'image et de la peinture. Son article consacré à Whistler et publié en 1881 dans la Gazette des beaux-arts  retrace avec une logique implacable l'évolution de l'artiste américain. Dans un premier temps, les titres de ses oeuvres en désignent le sujet. Plus tard, il ajoute un sous-titre, destiné à attirer l'attention sur " la combinaison du coloris ". Il inverse cet ordre de préséance lorsqu'il donne " l'arrangement particulier des couleurs pour titre principal à certaines de ses oeuvres, en mettant le sujet en sous-titre ". Enfin, il en viendra à " supprimer absolument toute espèce de titre, autre que celui tiré de l'arrangement des couleurs ". À la différence de nombreux hommes de lettres, qui " ne voient dans le tableau que le sujet ", les vrais connaisseurs apprécient " la qualité intrinsèque de la peinture en soi ". Cette formulation de Duret évoque irrésistiblement celle que Guillaume Apollinaire utilisera dans Les Peintres cubistes  (1913) : " Les jeunes artistes-peintres des écoles extrêmes ont pour but secret de faire de la peinture pure. " Pour eux, " le sujet, qui décidait à peu près seul des préférences des autres, n'est plus qu'un accessoire ".

L'étape suivante conduit évidemment à se défaire de cet accessoire, aboutissement logique d'une procédure de décantation. La peinture abstraite, privée de liens avec tout référent identifiable dans la réalité extérieure, ne fut pas, c'est le moins qu'on puisse dire, acceptée d'emblée. La pomme de discorde entre ses contempteurs et ses thuriféraires relève d'un différend ontologique : l'art en général - et la peinture en particulier - est-il par essence, comme toute la pensée occidentale depuis Aristote l'avait jusqu'alors expliqué, lié à la mimésis, ou bien repose-t-il sur les qualités propres du médium, capable d'incarner une pensée sensible ;

Le refus ou la reconnaissance d'une légitimité de l'art abstrait ne dépend nullement du jugement de goût. Ces deux attitudes irréconciliables restent tributaires de la réponse donnée à une question proprement philosophique : qu'est-ce que l'art ; Paul Klee, pour sa part, avait tranché  : " L'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible. Et le domaine graphique, de par sa nature même, pousse à bon droit à l'abstraction " (1920). Depuis lors, un large courant de pensée a tenté de montrer que l'art véritable est, et a toujours été, abstrait. Le sujet de la représentation, ainsi ravalé au rang de supplément inessentiel, n'aurait jamais eu une importance esthétique capitale. Une telle perception, anachronique au sens strict du terme, s'appuie sur l'idéologie anhistorique d'une universalité de l'art, confortée par le musée, lieu par excellence, ainsi que l'a expliqué André Malraux, d'une " confrontation de métamorphoses ". Rétroactive, cette vision ignore délibérément l'importance durapport entre l'image et son traitement formel dans toute peinture ou sculpture fondée sur l'imitation.

Les admirateurs de l'art abstrait manifestaient là leur volonté d'ignorer la rupture pour mieux ancrer l'innovation dans un continuum mythique et intemporel. Les résistances devant les premières oeuvres abstraites trahissaient la pesanteur des habitudes acquises, mais elles rendaient compte aussi, à leur manière, d'un fait fondamental : une fracture majeure bouleversait le monde de l'art. Kandinsky a raconté comment lui apparut la possibilité d'une conception nouvelle : " J'arrivais chez moi avec ma boîte de peinture après une étude, encore perdu dans mon rêve et absorbé par le travail que je venais de terminer, lorsque je vis soudain un tableau d'une beauté indescriptible, imprégné d'une grande ardeur intérieure. Je restai d'abord interdit, puis je me dirigeai rapidement vers ce tableau mystérieux sur lequel je ne voyais que des formes et des couleurs et dont le sujet était incompréhensible. Je trouvai aussitôt le mot de l'énigme : c'était un de mes tableaux qui était appuyé au mur sur le côté. J'essayai le lendemain de retrouver à la lumière du jour l'impression éprouvée la veille devant ce tableau. Mais je n'y arrivai qu'à moitié : même sur le côté je reconnaissais constamment les objets et il manquait la fine lumière du crépuscule. Maintenant j'étais fixé, l'objet nuisait à mes tableaux. "

Ce récit décrit une révélation. Il manifeste aussi la stupeur de l'artiste et sa plongée dans un autre univers, dont il cherche à retrouver la splendeur. La conscience d'une coupure épistémologique prévaut ici sur le désir d'affirmer une continuité que Kandinsky revendique par ailleurs. Cette seconde manière d'envisager l'abstraction s'inscrit dans le cadre de la pensée avant-gardiste, où la rupture avec le passé joue un rôle éminent, et elle s'accorde avec l'opinion commune : l'émergence de l'abstraction ne manifeste nullement qu'un pas supplémentaire sur la route du progrès a été effectué, mais qu'unpas de côté ouvre à l'art un chemin vers des terres inconnues, ou le précipite dans l'ornière.

Devant le Carré noir  présenté par Malévitch à la fin de 1915 dans l'exposition 0,10  (Petrograd), le critique d'art Alexandre Benois écrit : " Ce n'est plus le futurisme que nous avons à présent devant nous, mais la nouvelle icône du carré. Tout ce que nous avions de saint et de sacré, tout ce que nous aimions et qui était notre raison de vivre a disparu. " Le peintre, quant à lui, oppose à l'ancien art d'imitation, " des morceaux de la nature pendus aux crochets de vos murs ", la surface picturale " plus vivante que tout visage où sont fourrés une paire d'yeux et un sourire ". Fondateur d'un mouvement qui fera date, il affirme : " Je me suis transfiguré dans le zéro des formes et je suis allé au-delà du zéro vers la création, c'est-à-dire vers le suprématisme, vers le nouveau réalisme pictural, vers la création non figurative. Le suprématisme est le début d'une nouvelle culture : le sauvage est vaincu comme le singe. [...] Le carré noir est un enfant royal plein de vie. C'est le premier pas de la création pure en art. " La rupture n'est pas seulement affichée mais revendiquée.

La comparaison avec la musique s'impose au premier rang des arguments déployés pour expliquer l'innovation et convaincre les détracteurs de l'art abstrait. Dans son plaidoyer pour la peinture cubiste, qui sera considérée comme la dernière et indispensable étape avant l'abstraction proprement dite, Apollinaire prédit : " On s'achemine ainsi vers un art entièrement nouveau, qui sera à la peinture, telle qu'on l'avait envisagée jusqu'ici, ce que la musique est à la littérature. " Bien entendu, chacun sait que la musique est rarement un art d'imitation, et le poète n'a aucune difficulté à en convaincre son lecteur : " L'amateur de musique éprouve, en entendant un concert, une joie d'un ordre différent de la joie qu'il éprouve en écoutant les bruits naturels comme le murmure d'un ruisseau, le fracas d'un torrent, le sifflement du vent dans une forêt,ou les harmonies du langage humain fondées sur la raison et non sur l'esthétique. " La doctrine de l'imitation avait conforté l'autorité du parallèle entre la poésie - peinture parlante - et la peinture - poésie muette. Avec la peinture abstraite, les organisations non référentielles d'éléments plastiques, lignes, valeurs, couleurs, textures, etc., trouvent dans la musique à la fois un modèle et une alliée : à l'antique ut pictura poesis  se substitue le moderne ut pictura musica . Ce changement de paradigme contribue à accréditer l'idée que l'art abstrait constitue bel et bien une rupture majeure avec la tradition.

 

 

2. Les formes et le sens

 

Lorsque Kant oppose la " beauté adhérente ", déterminée par la perfection de ce que doit être l'objet dans lequel elle se manifeste, à la " beauté libre ", sans concept, il prend pour exemple de cette dernière non seulement les fleurs, le colibri, l'oiseau de paradis, les crustacés marins, les rinceaux ou les papiers peints, mais encore la " musique sans texte ". L'art abstrait tout entier ne risque-t-il pas de sombrer lui aussi dans la vanité d'une satisfaction esthétique privée de tout plaisir intellectuel ; À tort ou à raison, peu importe ici, la pensée occidentale distingue la forme et le contenu et elle valorise le sens. Aussi les premiers peintres abstraits, et notamment Kandinsky, Mondrian, Malévitch, ont-ils tous insisté sur l'importance du sens  de leurs oeuvres.

Conscient d'un danger potentiel d'appauvrissement de son art, Kandinsky publie en 1912 un ouvrage au titre à cet égard significatif : Du spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier  veut éveiller la capacité à " vivre le Spirituel dans les choses matérielles et abstraites ". Afin d'éloigner le spectre d'une dégradation de la peinture en simple objet ornemental, l'artiste projette de fixer dans la forme un contenu spirituel et émotionnel. La couleur joue ici un rôle décisif. Kandinsky l'étudie en détail, et il consacre un chapitre à son action : " En règle générale, la couleur est donc un moyen d'exercer une influence directe sur l'âme. La couleur est la touche. L'oeil est le marteau. L'âme est le piano aux cordes nombreuses. L'artiste est la main qui, par l'usage convenable de telle ou telle touche, met l'âme humaine en vibration. Il est donc clair que l'harmonie des couleurs doit reposer uniquement sur le principe de l'entrée en contact efficace avec l'âme humaine. Cette base sera définie comme le principe de la nécessité intérieure. "

L'intérêt de Mondrian pour la spiritualité et l'ésotérisme le conduit à adhérer, en 1909, à la Société de théosophie d'Amsterdam. Le néo-plasticisme, dédié en 1920 " aux hommes futurs ", tire les conclusions du combat entre l'objectif et le subjectif, l'universel et l'individuel : à l'harmonie de la nature, Mondrian oppose l'harmonie d'un art qui ne doit rien à l'exercice de la mimésis. Fondé sur un équilibre dynamique, le tableau néo-plasticiste recourt exclusivement à l'opposition de la verticale - principe masculin - et de l'horizontale - principe féminin. Outre les lignes noires sur fond blanc, parfois le gris, Mondrian n'emploie que les couleurs fondamentales, le jaune, le rouge et le bleu, car elles diffèrent de celles de la nature, qui utilise le spectre tout entier, avec toutes ses nuances. Mondrian entretient des relations avec les artistes des groupes Cercle et Carré et Abstraction-Création, mais, bien qu'il bénéficie d'expositions importantes, il demeure isolé en France, où il travaille. Ce trait biographique n'est pas lié aux contingences du temps. Dans une lettre écrite au début des années 1910, l'artiste précisait : " Je pense que l'être humain ordinaire recherche la beauté dans la vie matérielle mais selon moi l'artiste ne devrait pas le faire. Il ne devrait rien attendre du monde matériel : il doit être seul et lutter seul. Sa création doit se situer à un niveau immatériel : celui de l'intellect. S'il se contente d'obéir à cette force créatrice et, à cette fin, de rester aussi libre que possible, il en fait assez. Et c'est ainsi qu'il apportera sa contribution à l'humanité. "

Malévitch stigmatise la " voie figurative " et prône une " philosophie de la création picturale qui parvient au sans-objet ou à l'absolu ". En 1919, il présente à Moscou une série d'oeuvres blanches, dont le fameux Carré blanc sur fond blanc  (1918). Dans le catalogue de l'exposition, il s'enthousiasme :" J'ai troué l'abat-jour des limitations colorées, je suis sorti dans le blanc, voguez à ma suite, camarades aviateurs, dans l'abîme, j'ai établi les sémaphores du suprématisme. J'ai vaincu la doublure du ciel coloré après l'avoir arrachée, j'ai mis les couleurs dans le sac ainsi formé et j'y ai fait un noeud. Voguez ; L'abîme blanc, l'infini sont devant vous. " Ces accents mystiques prennent leur dimension religieuse dans un essai publié en 1922, Dieu n'est pas détrôné. L'art. L'Église. La fabrique , dans lequel on peut lire : " L'homme a divisé sa vie en trois voies : spirituelle (religieuse), scientifique (la fabrique) et l'art. Que désignent ces voies ; Elles désignent la perfection, c'est par elles que se meut l'homme, qu'il meut son moi comme principe parfait allant vers la représentativité finale, c'est-à-dire vers l'absolu ; trois voies par lesquelles se meut l'homme vers Dieu. " De là à considérer le Carré noir  (1915) comme une icône apophatique - " révélation négative de ce qui est , manifestation de ce qui n'apparaît pas " (J.-C. Marcadé) -, il n'y a qu'un pas, franchi par plusieurs commentateurs. L'arrière-plan du suprématisme serait alors la théologie négative dont les mystères se révèlent " dans la Ténèbre plus que lumineuse du silence ", une Ténèbre qui brille de la plus éclatante lumière " tout en demeurant elle-même parfaitement intangible et parfaitement invisible ", et dont Denys l'Aréopagite précise qu'elle " emplit de splendeurs plus belles que la beauté les intelligences qui savent fermer les yeux ".

L'invisibilité qui hante l'art abstrait dès lors qu'il manifeste des ambitions spirituelles ou religieuses provoque des réticences ou des rejets. Ainsi, l'artiste américain Frank Stella disait apprécier les peintures de Kandinsky, Mondrian et Malévitch, mais éprouver des difficultés à accepter leurs arguments en faveur de l'abstraction, " étayages théoriques marqués de théosophie et d'antimatérialisme ". Stella est représentatif d'une revendication de littéralité  qui souhaite éradiquer toute manifestation de type symboliste. Au cours d'un entretien avec Bruce Glaser, il explique : " J'ai toujours été en désaccord avec les gens qui veulent conserver les valeurs traditionnelles de la peinture : ces valeurs humanistes qu'ils découvrent toujours sur la toile. Si vous les poussez dans leurs retranchements, ils finissent tous par déclarer qu'il y a quelque chose, en dehors de la peinture, là, sur la toile. Ma peinture est fondée sur le fait que seulement ce qui peut être vu là est  là. C'est réellement un objet. "

L'optical art, le minimal art, comme bien d'autres mouvements issus de l'abstraction, ont tenté de s'en tenir strictement au visible. Force est de constater, cependant, un réel penchant des artistes abstraits pour l'expression, terme aux acceptions multiples. L'une d'elles renvoie à l'expression de soi. Traditionnel depuis le XIXe siècle, l'enregistrement des états d'âme de l'artiste a souvent servi d'alibi aux divers expressionnismes. D'autres formes d'expressivité dépassent largement la personne privée de l'artiste pour atteindre, dans la droite ligne du surréalisme, les profondeurs de la psyché humaine, ou encore pour transcrire dans la matière les émotions et les angoisses d'une époque. Après la Seconde Guerre mondiale, en Europe, et tout spécialement en France, les abstractions gestuelles, tachistes, informelles ou lyriques inversent, ainsi que l'explique Georges Mathieu, le processus traditionnel : le signe précède alors sa signification.

Aux États-Unis, l'expressionnisme abstrait apporte également sa contribution au problème du sens de l'oeuvre d'art. Mark Rothko et Adolf Gottlieb affirment dans une lettre ouverte adressée en 1943 au New York Times  : " Une idée largement répandue chez les peintres consiste à croire que ce que l'on peint n'a pas d'importance du moment que c'est bien peint. Cela est l'essence de l'académisme. Il n'existe pas de bonne peinture sur rien. " La génération des myth-makers  (faiseurs de mythes), c'est-à-dire celle des fondateurs de la peinture " à l'américaine " dont font partie non seulement Gottlieb et Rothko, mais encore des artistes aussi différents que Jackson Pollock ou Barnett Newman, recourt à l'abstraction mais revendique la présence, dans ses oeuvres, d'un contenu . En 1948, Newman convainc Baziotes, Hare, Motherwell et Rothko, qui ouvrent à New York une école, de la nommer Subjects of the Artist (Les sujets de l'artiste). Quant à Jackson Pollock, dont la technique du dripping , projection de la peinture sur une toile posée à plat, a suscité un déferlement de commentaires, il affirme : " Peu importe la manière dont la peinture est appliquée du moment que quelque chose a été dit. "

 

 

3. Abstraction et formalisme

 

Il va de soi que ce que dit  la peinture ou la sculpture ne peut pas être communiqué par le langage verbal. S'il en était autrement, il serait inutile de peindre ou de sculpter. Abstrait ou non, l'art, quand il aspire à devenir cosa mentale , ne cherche pas à transcrire ou à illustrer une pensée préexistante ; il est pensée en acte, incarnée dans un médium spécifique. C'est pourquoi il ne saurait être question de démontrer sa signification. Toujours immanente à sa forme, celle-ci affecte l'émotion et ne peut être pleinement saisie que dans l'intuition d'un rapport aux qualités sensibles de l'oeuvre. Ce type d'argumentation a un défaut patent. Privilégiant l'indicible, il ouvre la porte à l'irrationnel et, pire encore, aux effusions d'une sensiblerie vague qui se satisfait d'une pensée molle. Le formalisme réagit contre l'abandon aux charmes délétères de l'ineffable. Il fait sienne la célèbre proposition de Wittgenstein - " Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire " - et il s'en tient à l'analyse du visible stricto sensu.

L'art abstrait, précisément parce qu'il paraît sans référent extrinsèque, offre un excellent terrain d'investigation au formalisme. Le critique américain Clement Greenberg demeure, dans ce domaine, la référenceessentielle. Contemporain des expressionnistes abstraits, il a contribué à clarifier les interrogations suscitées par la notion de tableau. Son argumentation est construite comme un grand récit unifiant au sein duquel le modernisme  ne concerne pas seulement la peinture et la sculpture, mais tous les arts, emportés par une tendance à l'autocritique qui les conduit à faire retour sur eux-mêmes. Selon un schéma explicitement kantien, chaque discipline utilise ses méthodes spécifiques pour s'auto-analyser, et parvient ainsi à s'" enchâsser plus profondément dans son domaine de compétence propre " afin de définir ses caractéristiques spécifiques, de dégager ce qu'elle a d'unique et d'irréductible.

Le processus d'" autopurification " n'est pas nouveau. À partir du XIXe siècle, la peinture moderne se dissocie de la littérature, rompt ses liens avec les textes canoniques et puise ses sujets tout d'abord dans le seul domaine du visible, puis en elle-même. N'ayant plus besoin de rendre lisible quelque récit que ce soit, elle peut cesser de représenter l'espace tridimensionnel. Elle se sépare donc du théâtre comme de la sculpture pour concentrer son attention sur les caractéristiques de son médium, " la surface plane, la forme du support, les propriétés du pigment ". Après que cette purification a été menée à son terme, Greenberg se risque à définir la spécificité de la peinture : " Il a été établi à présent, semblerait-il, que l'irréductibilité de l'art pictural ne consiste qu'en deux normes ou conventions qui lui sont propres : la planéité et la délimitation de la planéité. "

Littéralement impensable avant l'apparition de la peinture abstraite, l'impératif de planéité renvoie à des idéaux moraux et à des considérations ontologiques. Dans leur lettre au New York Times  déjà citée, Gottlieb et Rothko stigmatisent l'illusionnisme parce qu'il relève de la duperie : " Nous voulons réaffirmer le plan du tableau. Nous sommes pour les formes plates parce qu'elles détruisent l'illusion et révèlent la vérité. " L'artiste polonais Wladyslaw Strzeminski s'en tenait lui à une analyse strictement artistique. Après avoir travaillé auprès de Malévitch, il revendique pour la peinture la plus grande autonomie. Il récuse " l'introduction dans l'expression plastique d'éléments tels que : objet, littérature, psychologie ". L'Unisme répond à sa quête d'une " peinture absolue ", exclusivement destinée au regard. À la fin des années 1920, il prône " la création d'un tableau homogène, où toutes les parties forment un tout sur la base du quadrilatère des limites de la toile et de la surface plane ". Dans ce " tableau-organisme pictural " expurgé de tout dramatisme baroque, la planéité est une qualité essentielle : la peinture doit " créer une surface uniformément plane ". Si, comme le remarque Donald Judd en 1965, " deux couleurs appliquées sur une surface se trouvent presque toujours situées à des profondeurs différentes ", l'unique solution réside dans la monochromie radicale, aboutissement et terme de la " réduction moderniste ".

Le dernier tableau  - cette problématique n'a aucun équivalent en sculpture - est l'un des mythes récurrents de l'avant-gardisme pictural. En 1921, Alexander Rodtchenko expose à Moscou trois petites peintures, Couleur rouge pure , Couleur bleue pure , Couleur jaune pure . Chacune des trois toiles est entièrement couverte d'une unique couleur. Peu après, Nicolas Taraboukine publie Du chevalet à la machine  (1923), ouvrage dans lequel il discute les thèses constructivistes, critique les Contre-Reliefs  de Tatline au nom du " productivisme ", et analyse les trois oeuvres de Rodtchenko. Selon le théoricien russe, " chaque fois qu'un peintre a voulu se débarrasser réellement de la représentativité, il ne l'a pu qu'au prix de la destruction de la peinture et de son propresuicide en tant que peintre ". Dépourvu de tout contenu, chacun de ces monochromes est " un mur aveugle, stupide et sans voix ". Pour Taraboukine, il ne fait pas de doute que cette dernière étape ne pourra être suivie d'aucune autre. Il s'agit là du dernier pas, du " pas final après lequel la peinture devra se taire ". En fait, la monochromie a connu de nombreux rebondissements. Les conditions drastiques imposées aux artistes par ses contraintes ne les ont nullement empêchés d'inventer des moyens de diversifier ses effets sans contrevenir aux lois du genre. Il reste cependant vrai que le monochrome atteint une limite.

 

 

4. Abstraction, monochromie et fin de l'art

 

La réduction moderniste conduit la peinture à la stricte monochromie, et on s'est demandé s'il s'agissait encore là d'art abstrait. Dans son journal, Yves Klein répond par la négative : il s'avoue " heureux de ne pas être un peintre abstrait ". Le premier tableau qu'il soumit à l'approbation du monde de l'art ne fut pas acceptée au Salon des réalités nouvelles de 1955. Les membres du comité d'organisation de ce salon exclusivement dévolu à l'art abstrait répugnaient en effet à considérer l'oeuvre comme un tableau, ou du moins comme un tableau achevé, complet. Si Klein avait consenti à ajouter au " fond " orange une forme - un point, une ligne ou encore une tache d'une autre couleur, peu importait -, le comité aurait accepté cette Expression de l'univers de la couleur mine orange , qui restait cependant datée en noiret signée par les initiales Y. K . disposées en monogramme. Par la suite, Yves Klein supprimera date et signature de la surface tout unie du tableau.

Le refus opposé au jeune artiste n'était nullement immotivé. En 1955, la peinture abstraite jouissait d'une tradition et d'une légitimité. Inscrite dans le droit fil du long procès d'autonomisation de l'art, elle ne contrevenait pas à la définition de toute peinture donnée naguère par Maurice Denis, et qui fut longtemps une référence majeure pour les défenseurs de l'abstraction : " Se rappeler qu'un tableau - avant d'être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote - est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. " L'importance du sujet avait pu être remise en cause, mais la nécessaire diversité des couleurs, leur indispensable pluralité, restait constamment affirmée.

Lors de l'exposition dite du Vide (galerie Iris Clert, Paris, 1958), Klein prétend manifester directement, sans recourir à l'artifice du tableau, la " sensibilité picturale immatérielle ". L'immatérialisation du bleu le conduit au-delà de la peinture et même, dit-il, " au-delà de la problématique de l'art ". La fin de l'art connaît d'autres versions, au cours du siècle, toutes liées à l'abstraction. En 1918, les oeuvres blanches de Malévitch projettent le suprématisme aux confins du visible. Peu après, le peintre suit la logique historiciste mise en place par Hegel : il envisage de substituer la plume acérée au pinceau ébouriffé, car " la peinture a depuis longtemps fait son temps et le peintre lui-même est un préjugé du passé ". Cet abandon fut provisoire. Mais Malévitch n'a jamais cesséd'écrire. Mondrian se situe dans une perspective différente mais qui aboutit, elle aussi, à la fin de l'art. Ascète, il ne se détourne pas de la vie. Il appelle au contraire de ses voeux l'avènement d'un monde nouveau, toujours différé, et auquel il travaille néanmoins sans relâche : " L'art est seulement un succédané, et il existera aussi longtemps que sera insuffisante la beauté de la vie. Il disparaîtra au fur et à mesure que la vie gagnera en équilibre. Aujourd'hui, l'art est encore de la plus grande importance parce que, libéré des conceptions individuelles, il montre plastiquement d'une façon directe les lois de l'équilibre. "

Les Ultimate Paintings  de Reinhardt, toutes identiques, carrés au format constant divisés en neuf carrés égaux, si sombres qu'ils ne sont guère perceptibles, présentent la dernière formulation majeure de la peinture conduite à sa fin par l'abstraction. Reinhardt coupe résolument l'oeuvre de ce qui n'est pas elle. Ni signe, ni symbole, encore moins expression de l'artiste, l'" art-en-tant-qu'art " (Art-as-Art ) se veut autarcique. Surnommé " le moine noir " par ses contemporains, Reinhardt professe la religion de l'art. Comme les scolastiques, il crédite l'activité artistique, cette vertu de l'intellect pratique, d'une " rectitude infaillible ". Sa foi est inébranlable, et pourtant il prétend peindre les " ultimes " peintures dans un monde qui affirme de plus en plus fréquemment : " La peinture est morte. " Réponse à ce paradoxe, les Black Paintings  projettent la peinture dans une quasi invisibilité. Dernier rempart avant la disparition dans l'objet, la pure marchandise, le panneau décoratif, ou les diverses occurrences de la vacuité monochromatique, ces " ultimes " peintures procèdent d'une double nécessité logique : le développement de l'oeuvre singulière du peintre et la résistance au piège du mur aveugle.

 

 

5. Peindre la peinture

 

Le succès du formalisme, qui considère la pratique artistique comme une activité réflexive, et la menace d'une vacuité monochromatique ont conduit artistes et critiques à envisager prioritairement les oeuvres comme un discours sur l'art dont elles relèvent. Ce mode d'appréhension reste évidemment plus justifié quand les peintures ou les sculptures ne représentent rien et ne racontent aucune autre histoire que celle de leur propre création. À l'interrogation de leurs aînés sur le sujet - " Quoi peindre ; " - des artistes qui commencent à se manifester dans les années 1960 ont substitué une autre question : " Comment peindre ; "

La réponse qu'ils proposent, en peinture, s'inscrit dans le cadre d'une esthétique sensualiste. Comme Brice Marden ou Robert Ryman, la plupart de ces artistes ne considèrent plus le monochrome comme un terminus ad quem , mais comme une plate-forme de départ. Les peintures blanches de Ryman, par exemple, aiguisent nos regards. Elles invitent aux plaisirs d'une délectation dans laquelle la réflexivité n'a plus que des vertus apéritives. La sévérité de bon aloi de ses oeuvres paraît être le tribut payé à leur insertion historique pour pouvoir répondre au voeu de Matisse, qui rêvait d'" un art d'équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet inquiétant ou préoccupant ". Autoréférentielles et analytiques, les peintures de Ryman relèvent néanmoins de l'hédonisme : la peinture picturante  ouvre ici l'esprit au bonheur de voir.

Selon Naomi Spector (Macula , no 3-4), cependant, un " changement radical " est intervenu dans le dessein de l'artiste, à partir de 1965 : " Désormais son travail concerne la nature de la peinture : celle-ci est tout ensemble la forme et le contenu des tableaux. Ils ne tirent plus leur sens que de la peinture,de son support, de l'histoire de son procès d'application. Il s'agit de peindre la peinture (to paint the paint ). " Dans cette perspective, chaque tableau résulte d'une invention fabricatrice jubilatoire, que le spectateur doit comprendre pour en jouir : " "Voir" consiste à identifier le "faire". " Au début des années 1970, la critique d'art se transforme souvent en ethnographie des pratiques d'atelier, et les artistes, experts en la matière, encouragent volontiers cette approche descriptive qui suspend le jugement de goût.

Claude Lévi-Strauss avait condamné par avance ce mode de compréhension. Dans une note de La Science du concret , il épingle ainsi l'abstraction : " La peinture non figurative adopte des "manières" en guise de "sujets" ; elle prétend donner une représentation concrète des conditions formelles de toute peinture. Il en résulte paradoxalement que la peinture non figurative ne crée pas, comme elle le croit, des oeuvres aussi réelles - sinon plus - que les objets du monde physique, mais des imitations réalistes de modèles non existants. C'est une école de peinture académique, où chaque artiste s'évertue à représenter la manière dont il exécuterait ses tableaux si d'aventure il en peignait. " Lévi-Strauss vilipendait encore l'abstraction pour une autre raison : elle favoriserait la perte des valeurs liées au métier , réputé plus difficile et exigeant quand il reste stimulé par les difficultés propres à l'imitation. À l'inverse,on peut soutenir que l'abstraction a libéré l'invention formelle et qu'elle a corrélativement favorisé l'essor d'une inventivité technique sans précédent.

 

 

6. L'art abstrait et la modernité

 

L'avant-gardisme triomphant considérait chaque rupture comme un pas en avant irrévocable, aussitôt transformé en conquête définitive. Dans le droit-fil de cet état d'esprit, les militants de l'abstraction croient la création figurative périmée à jamais : après Kandinsky ou Mondrian, nul ne saurait être de son temps s'il recourt à la représentation. Tout retour  à la figuration d'un artiste abstrait devient alors une trahison. Cette manière de penser semble aujourd'hui révolue. Depuis le retour à la figuration de Jean Hélion, dans les années 1930, de nombreux artistes ont imposé l'idée d'une totale liberté face au clivage entre art abstrait et art figuratif. Willem de Kooning refuse de se laisser enfermer dans quelque carcan que ce soit : " Le style est une supercherie. J'ai toujours pensé que les Grecs se cachaient derrière leurs colonnes. " Il n'admet aucune restriction, et il peint sur fond de désespoir conjuré et de dérision assumée : " D'une certaine façon, tremper son pinceau dans la peinture pour peindre le nez de quelqu'un, c'est assez ridicule, d'un point de vue théorique aussi bien que philosophique. C'est vraiment absurde aujourd'hui de vouloir reproduire une image, comme l'image de l'homme, avec de la peinture, puisqu'on a le choix de le faire ou ne pas le faire. Mais, tout à coup, il m'est apparu que c'était encore plus absurde de ne pas le faire. Alors je crains de devoir obéir à mes désirs. "

Le changement d'attitude devant la conjugaison de l'abstraction et de la modernité se trouva grandement facilité quand l'art abstrait cessa d'être une conquête héroïque. Au fil du temps se constituait une rhétorique. L'art abstrait s'enseignait et se dégradait en académisme. Dans les années 1950, alors qu'il triomphait, les signes d'académisation étaient assez manifestes pour provoquer de nombreux débats sur ce thème, tant en Europe qu'aux États-Unis. Aujourd'hui, il n'est pas rare de voir des artistes créer une oeuvre protéiforme, qui ignore les barrières entre abstraction et figuration. Gerhard Richter, le plus fameux d'entre eux, estime que l'on " peut tout peindre ", et il ne s'en prive pas. L'abstraction n'a pas davantage périmé la figuration que le ready-made et ses conséquences n'ont rendu caduques la peinture et la sculpture. Néanmoins, l'émergence, en Occident, d'un art sans assise représentative fut un choc considérable. Les passions qu'il a déchaînées ont considérablement stimulé la réflexion esthétique. Au-delà des opinions et des préjugés, dûment informé des intentions des artistes et des analyses des commentateurs, chacun doit se livrer devant les peintures et les sculptures abstraites comme devant les autres, à ce que toute ouvre d'art appelle : l'exercice du jugement de goût.

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