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Eloge de l'ombre par Tanizaki Junichirô

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« Eloge de l’ombre » est un recueil d'essais de l'écrivain japonais Junichirô Tanizaki publié en 1933. Parvenu au seuil de la vieillesse, le romancier qui, jusque-là, professait une admiration quelque peu sophistiquée et volontiers provoquante pour les techniques littéraires occidentales, s'est rendu compte peu à peu de tout ce qu'il doit au fond à la culture ancienne de son propre pays. Déjà dans le "Goût des orties", il avait placé un long développement sur l'art des marionnettes d' Osaka; dans le "Dit de l'aveugle", il avait tenté d'analyser la séduction des femmes de jadis.

"Eloge de l'ombre" sera cette fois une analyse systématique des principes
de l' esthétique japonaise classique, analyse du reste très personnelle, qui frappe et séduit par ses aperçus originaux et percutants, volontiers paradoxaux, mais presque toujours convaincants. Au fil de la plume, dans cette suite d'articles écrits d'une encre légère et sans idée préconçue, l'auteur découvre lentement les raisons pour lesquelles lui-même, jusque dans ses oeuvres qu'il croyait les plus éloignées de la tradition, a toujours cherché à estomper les angles trop vifs, à jeter une ombre tamisée sur les scènes trop colorées.

Partant de réflexions d'apparence banales sur les difficultés qu'il a éprouvées à marier, dans une maison qu'il vient de faire construire, les éléments du confort moderne (éclairage, chauffage, appareillage sanitaire) aux matériaux et aux proportions de l' architecture nationale, il en vient à rechercher les raisons d'être de certaines dispositions ancestrales. De là il passera à l'examen systématique des accessoires de la vie courante, des matières dont ils sont faits: bois, laques, céramiques, métaux, papiers. Puis il compare l'usage que les Occidentaux ont pu faire des mêmes matières, comparaison dont il retire une première constatation: si l' Occidental recherche le brillant, l'éclat, la netteté, le Japonais (et le Chinois souvent aussi: témoin son goût pour les jades "ces blocs de pierre merveilleusement troubles, qui emprisonnent dans le tréfonds de leur masse des lueurs fuyantes et paresseuses, comme si en eux s'était coagulé un air plusieurs fois centenaire") préfère les reflets adoucis, la patine, voire "le lustre des mains" qui n'est jamais "que la crasse des mains".

Mais dans ces conditions, pourquoi ces laques rutilantes, ces ors des paravents, ces brocarts ruisselants d'or et d'argent? Il suffit de les replacer dans l'ambiance à laquelle ils étaient destinés pour le comprendre: voyez "les plateaux et les bois à la lueur vacillante de la flamme d'une chandelle, leur éclat profond et épais ainsi que celui d'un étang"; admirez dans un antique monastère le "rayonnement doux et mystérieux" d'une cloison dorée qui parfois "s'illumine d'un soudain flamboiement", ou bien l'harmonie que forment "la peau ridée des vieux moines, le scintillement des lampes devant les statues des bouddhas et la texture des brocarts des étoles".

Bref, il convient ici de réexaminer l'architecture ancienne, les temples, mais aussi bien les palais et les
"demeures du commun des mortels, où ce qui d'abord frappe le regard, c'est le toit immense, couvert de tuiles ou de roseaux, et dessous, dès l'auvent, l'ombre épaisse". C'est pour s'adapter à cette architecture,
conditionnée par l'emploi exclusif du bois, que les Japonais "ont de nécessité fait loi, car ce que l'on appelle le beau n'est d'ordinaire qu'une sublimation des réalités de la vie, (...) et en sont venus à se
servir de l'ombre pour obtenir des effets esthétiques". Ce principe dégagé, l'auteur passe en revue les aménagements intérieurs de la maison, les règles traditionnelles de la décoration, pour en arriver enfin aux habitants, ou plutôt aux habitantes, car si, comme dans la Grèce antique, l'homme vivait et s'activait hors de la maison, la femme, dans les classes supérieures du moins, y restait confinée.

Et l'éloge de l'ombre fait alors place à un développement éblouissant sur l' "esthétique de la femme japonaise", qui par la même occasion nous livre les clés pour la compréhension d'un des types de femmes qui hantent la plupart des romans de Tanizaki. C'est celle qu'à la lumière de ce texte, l'on pourrait appeler "la femme de l'ombre", celle qui atteindra sa parfaite incarnation dans Yuki la blanche, cette dame des temps jadis égarée dans le monde moderne qui, parmi ses nombreux prétendants, choisira un aristocrate blasé, mais artiste et esthète, seul capable de subir son charme désuet.

Je suis loin d'avoir évoqué tous les sujets effleurés, voire traités en profondeur dans ces essais par ce magicien, ce jongleur prodigieux d'images et d'idées que fut Tanizaki; ainsi de ses affirmations surprenantes -mais fort solidement argumentées concernant l' "érotisme du nô", de son éloge lyrique et d'une poésie certaine des lieux d'aisance de style ancien, d'un développement plus discutable sur "l' ombre" que jetterait sur l'homme d' Orient la couleur de sa peau, d'un autre, amusant, sur les malheurs des vieillards dans une civilisation d' emprunt; ainsi et surtout du brillant paradoxe sur ce que pourrait être la
civilisation japonaise si au lieu de s'être "irréversiblement engagée sur les voies de la culture occidentale", elle avait elle-même inventé, ou du moins adapté à son propre génie lorsqu'il en était encore temps, les
sciences modernes et plus particulièrement leurs connaissances techniques, pratiques et esthétiques. Et l'on ne saurait mieux conclure qu'en empruntant à l'auteur les dernières lignes de son oeuvre: "Pour tout dire,
mon intention en écrivant ceci était de poser la question de savoir si, dans tel ou tel domaine, par exemple dans les lettres ou les arts, il ne subsistait pas quelque moyen de réparer les dégâts. Pour moi, j'aimerais
tenter de faire revire au moins dans le domaine littéraire cet univers d'ombre que nous sommes en train de dissiper. J'aimerais élargir l'auvent de cet édifice qu'est mon oeuvre littéraire, en obscurcir les murs,
plonger dans l'ombre ce qui est trop visible et le dépouiller de tout ornement superflu. Car il est bon, je crois, qu'il reste ne fût-ce qu'une seule maison de ce genre. Et pour voir ce que cela peut donner, et bien,
je m'en vais éteindre ma lampe électrique." La lecture des oeuvres complètes de Tanizaki, auxquelles la mort vient de mettre le point final, nous permet d'affirmer que l'on ne pourrait mieux définir l'art et la
méthode de cet écrivain exceptionnel, l'un des plus grands de notre siècle.

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