Quelques lettres de Voltaire furent publiées de son vivant et sans son assentiment. Ces éditeurs peu scrupuleux flairaient une bonne affaire commerciale, mais pressentaient aussi que ces textes à usage privé resteraient des documents fascinants sur l'homme et sur son temps. Voltaire n'est pas un auteur épistolaire fignolant ses missives pour la postérité. C'est un épistolier dont les qualités sont telles que sa correspondance écrite au jour le jour, et souvent sans apprêt, est une de ses oeuvres les plus attachantes.
L'histoire de sa publication est marquée par quelques grands maîtres d'oeuvre. Le corpus s'est accru prodigieusement, et sans doute s'accroîtra-t-il encore au gré des découvertes des érudits. La dernière édition, celle de Théodore Besterman pour les Oeuvres complètes de Voltaire, publiée à Genève, puis à Oxford, comprend quatre fois plus de textes que la première édition posthume, celle de Kehl, dirigée par Beaumarchais (1783-1789) et deux fois plus que celle de Moland (1877-1883). Progrès quantitatif, mais aussi qualitatif. Les premiers éditeurs furent soumis à un certain nombre de pressions, comme le démontre par exemple l'examen de la correspondance avec Frédéric II, roi de Prusse. De nos jours, des approches scientifiques sont possibles. Nos exigences en la matière sont plus contraignantes, d'où le travail immense qui a été accompli: recherche et étude des manuscrits, dépouillement de publications anciennes, relevé de variantes, propositions de datation, annotation. Et il reste beaucoup à faire.
L'édition Besterman comprend 21 221 lettres, dont plus de 15 000 de Voltaire. Depuis 1977, date de son dernier volume, d'autres textes ont été exhumés. Elle s'ouvre sur un billet signé des deux fils Arouet, Armand et "Zozo" (François Marie) du 21 décembre 1704. Les premières lettres de Voltaire datent de 1711. Ce jeune homme sait déjà conter avec humour lorsqu'il rapporte les événements du collège à un ami. Voltaire dicte son dernier billet quatre jours avant sa mort le 26 mai 1778. Il a appris la réhabilitation de Lally-Tollendal et il trouve la force de dire au fils de celui-ci qu'il "mourra content". Ces milliers de lettres adressées à 1 837 destinataires (rois, prélats, banquiers, acteurs, amis, hommes de lettres et imprimeurs) pendant plus de soixante-cinq ans résistent à toute tentative de classification. Certains correspondants sont épisodiques; avec d'autres, le dialogue s'étend sur des années.
On remarquera que la correspondance s'accroît au fil des ans: un volume pour les années de jeunesse jusqu'en 1729, un volume pour deux ans à partir de 1730, puis un volume ou un volume et demi par an à partir de 1738. Cette activité épistolaire ne se ralentit pas avec l'âge. En 1777, Voltaire écrit 655 lettres, il a 83 ans. Et pourtant, que de lacunes! Un billet de Mme du Châtelet et quelques lignes de Voltaire subsistent seulement de sa correspondance avec la "divine Émilie", sans doute détruite par M. du Châtelet. Le comte d'Argental a conservé plus de 1 200 lettres de Voltaire, mais ce dernier seulement 41 lettres de son ami. Des 200 lettres que Voltaire écrivit de Prusse à sa nièce, Mme Denis, il ne nous est parvenu que quelques-unes. La quarantaine de textes qu'avait révélés l'édition de Kehl sont dus à une supercherie: on a démontré qu'ils avaient été récrits en 1754, et qu'ils constituaient une sorte de roman par lettres où Voltaire réglait ses comptes avec Frédéric II. Plus simplement, il suffit de lire la correspondance de Voltaire sur quelques mois pour mettre en évidence de nombreuses pertes. Il fait allusion à des textes qu'il a écrits et qui n'ont pas été retrouvés; il répond à des lettres que nous ne connaissons pas. Ce corpus énorme n'est donc encore qu'une partie de la correspondance de Voltaire.
Par-delà la diversité exceptionnelle des textes s'impose la qualité d'une présence. Chaque lettre s'inscrit dans un réseau de circonstances précises (destinataire, question traitée, date). Mais du plus court billet griffonné à la hâte à la missive la plus élaborée, mêlant parfois vers et prose, du texte à usage strictement privé à celui qui sera divulgué, Voltaire s'implique, à la fois spontané et calculateur. L'écriture vibre de toute son ardeur de vivre, de son besoin de communication, de ses curiosités. Par son ampleur, par la longévité de son auteur, par le rôle que celui-ci tient dans la république des Lettres, cette Correspondance est une voie d'accès privilégiée à la connaissance du XVIIIe siècle.
On pénètre dans les coulisses des théâtres (rivalités d'acteurs et d'auteurs, réactions du public), dans les salons à la mode, dans les cercles littéraires. On suit Voltaire à la cour de France, lorsqu'il est devenu "baladin des rois", assez mal vu du maître de céans, surtout à celle de Prusse où le chambellan adulé fait place à un trublion persécuté par son "Salomon du Nord". On le voit s'agiter dans l'ombre, offrir ses services en matière de diplomatie secrète. On suit pas à pas la chronique du temps où s'inscrivent les faits marquants de la politique intérieure et extérieure des États européens, mais aussi des modes de vie et de penser, des faits divers, mille et un détails du quotidien. Voici mis au jour les circuits des idées, le jeu des institutions; voici prises sur le vif la vie parisienne dont cet exilé de la capitale se languit, la vie à l'étranger (Angleterre, Prusse, Suisse), la vie provinciale en Alsace ou à Ferney. Rien de synthétique, mais une suite d'instantanés et de multiples variations.
Chaque époque est dominée par les préoccupations du moment, qu'il s'agisse d'une édition, d'une tragédie, de démarches personnelles, d'événements comme l'établissement aux Délices, puis à Ferney, de préoccupations scientifiques, historiques ou philosophiques suivant les travaux en cours. Dans cette existence tumultueuse, les affaires s'enchaînent sans répit: luttes contre Maupertuis, La Beaumelle ou Lefranc de Pompignan, campagnes d'opinion en faveur des Calas, des Sirven, de Gaillard d'Étallonde rescapé du drame d' Abbeville (voir le Cri du sang innocent). Le même thème est traité suivant des optiques différentes; le ton varie, s'adapte à chacun, prend en compte ses intérêts, reflète la place que chaque correspondant occupe dans la pensée de Voltaire. Au fil des mois, voici des lettres de direction adressées aux "frères" engagés dans la lutte contre l'Infâme, des discussions sans fin sur tel détail de mise en scène avec d'Argental chargé du "tripot", des réflexions à l'usage de Mme du Deffand, aveugle et désabusée, des demandes d'information auprès d'un historien comme le président Hénault, des commandes urgentes, Mme Denis ayant besoin de mille et une bagatelles, des remontrances aux imprimeurs, des billets aux banquiers, des tours d'horizon politiques et philosophiques avec le disciple admiré, haï et secrètement chéri, Frédéric II, des conseils à La Harpe ou Marmontel, des remarques sur la Providence dépêchées aux pasteurs suisses. Aucune de ces lettres n'est sans objet. Voltaire s'est astreint à ne jamais écrire pour écrire, ce serait "mâcher à vide". De là une correspondance d'homme d'action, ce qui n'implique nullement que la sensibilité en soit absente. Mais elle s'exprime de manière détournée, se masque d'humour, cultive surtout les joies de l'amitié, se complaît dans des jeux ou des coquetteries ou se déchaîne en violences verbales contre les bêtes noires de l'auteur. L'essentiel reste la tâche à accomplir, le message à diffuser. Ces lettres mettent en contact avec une personnalité hors de pair, révélée dans ses multiples facettes, qui réagit de manière vigoureuse et qui sait plaire. Elles procurent aussi tous les plaisirs d'une oeuvre qui jaillit de la vie. Une pratique de l'écriture où l'art est devenu pour Voltaire une seconde nature fait que l'on se trouve devant une réalité littéraire très différente du simple document. Chaque texte mérite d'être décrypté: Voltaire vaut d'être connu dans ses vérités successives, apprécié pour son usage souverain de la langue, et peut-être est-ce à travers la "lentille déformante" de la lettre qu'on peut le mieux le saisir. Il reste sans doute l'un des maîtres du dialogue des absents.
Commentaires