Statistiques google analytics du réseau arts et lettres: 8 403 746 pages vues depuis Le 10 octobre 2009

12272721665?profile=originalAntigone est une tragédie en prose de Jean Anouilh (1910-1987), créée à Paris au théâtre de l'Atelier le 4 février 1944, dans une mise en scène d'André Barsacq, et publié à Paris aux Éditions de la Table ronde en 1946 (la page de titre porte 1945).

 

D'emblée, avec sa réserve habituelle et la secrète inquiétude qui l'anime devant les bassesses inévitables du quotidien, Anouilh met en scène des héros qui refusent de s'adapter aux contraintes du monde comme il va et à s'accoutumer aux compromis. Ainsi dans l'Hermine (1932) et surtout dans la Sauvage (1934) où l'héroïne, devant l'exigence de pureté et d'absolu qui est la sienne, est incapable de tricher et de se mentir à elle-même. L'intransigeance la porte ainsi à choisir lucidement la solitude et le malheur puisqu'"il y aura toujours un chien perdu quelque part qui [l]'empêchera d'être heureuse".

 

Le fait que chacun d'entre nous se retrouve être l'exécuteur d'un destin déjà tracé inspirera encore à Anouilh Y'avait un prisonnier (1935), le Voyageur sans bagage (1936), où l'amnésie prive précisément le héros de tout ancrage dans le passé, Eurydice (1941) où la mort, en purifiant les amants, leur donne l'absolu. Autant de thèmes, de personnages, de réflexions qui préfigurent Antigone. Une pièce que l'ambiguïté des réponses proposées par Anouilh plaça d'emblée, malgré le succès remporté, au coeur d'une polémique, la censure des occupants allemands ayant autorisé la représentation après avoir lu, semble-t-il, la victoire finale de Créon comme une justification de l'ordre.

 

Au lever du rideau, le Prologue présente au public les personnages qui vont interpréter la pièce en décrivant à grands traits leur caractère; ils sont onze en tout qui s'éclipsent au fur et à mesure pour laisser la scène vide. La tragédie peut commencer.

La nourrice, scandalisée, surprend Antigone qui au petit matin rentre subrepticement au palais. La jeune fille rassure la vieille femme et inquiète sa soeur Ismène par sa détermination d'aller enterrer leur frère Polynice mort dans un combat fratricide contre Étéocle, et cela, malgré l'interdiction de Créon qui promet la mort à celui qui enfreindrait ses ordres. Après s'être réconfortée auprès de la nourrice, Antigone reçoit son fiancé Hémon, fils de Créon et d'Eurydice, et lui annonce, après lui avoir fait jurer de ne pas la questionner, qu'elle ne pourra pas l'épouser. A Ismène revenue, Antigone avoue alors qu'elle est allée, pendant la nuit, enterrer son frère. Les deux jeunes filles une fois sorties, arrivent Créon et un garde. Ce dernier annonce à Créon que quelqu'un a recouvert le cadavre de terre. Dans un premier mouvement, Créon, en voulant garder la chose secrète, tente d'éviter le scandale. Arrive alors le choeur qui entame des réflexions sur la tragédie, puis Antigone, menottes aux poignets, qui vient de se faire surprendre par les gardes en train de terminer son travail de la nuit. Créon, de retour, découvre, stupéfait, une Antigone dans les fers et qui avoue son crime. Suit une longue entrevue pendant laquelle Créon va tout tenter pour sauver Antigone: successivement, il cherchera à étouffer l'affaire, mais Antigone affirme vouloir recommencer; à minimiser ce qu'il considère comme une étourderie d'enfant, mais Antigone lui oppose qu'elle a agi en toute connaissance et en toute lucidité; à lui prouver que les rites imposés par les dieux ne signifient plus grand-chose, mais Antigone lui rétorque qu'elle ne l'a fait que pour elle, affirmant ainsi sa propre liberté; à lui expliquer comment on gouverne un État et les raisons qui président aux choix, mais alors Antigone fait la sourde oreille; à lui montrer enfin, en lui dévoilant toute l'histoire, l'indignité des deux frères. Cette fois Antigone est prête à céder quand Créon, voulant parfaire sa victoire a un mot de trop, un mot malheureux, celui de "bonheur". Antigone alors se rebiffe et ne sortira plus de sa logique butée, même devant sa soeur Ismène revenue et qui demande aussi la palme du martyre. Créon, excédé par les provocations et les insolences d'Antigone, finit par appeler ses gardes. Le choeur fait alors des reproches à Créon qui doit aussi faire face à la révolte désespérée d'Hémon. On verra encore Antigone dicter à un garde une lettre pour Hémon, dans laquelle elle avoue ne plus savoir pourquoi elle meurt. On vient la chercher pour l'exécution de la sentence. C'est le messager qui racontera sa mort. Enterrée vivante dans un tombeau, Antigone, au lieu d'attendre la mort, a choisi de se pendre et Hémon, qui l'avait accompagnée, s'est jeté sur son épée. A l'annonce de la mort de son fils, Eurydice, en silence, s'est aussi tranquillement coupé la gorge. Créon, resté seul avec son petit page, se rend au Conseil pendant que les gardes continuent à jouer aux cartes.

 

La liberté de construction de la pièce sert en fait le propos général. On enferme mal une interrogation sur le destin de l'homme dans un carcan trop géométrique d'actes et de scènes. En revanche, comme le fait le Prologue, on peut en présenter les personnages comme des pupazzi de la commedia dell'arte ou comme des acteurs pirandelliens qui vont endosser un rôle, et qu'un montreur non identifié va animer tout à l'heure. S'accentue ainsi l'impression de déréliction générale et s'affirme la nécessité pour chacun de jouer "son rôle jusqu'au bout". Cette théâtralisation des comportements est encore accentuée par le jeu des anachronismes délibérés (à la création, les gardes, par exemple, étaient vêtus d'imperméables noirs et jouaient du revolver alors que Créon était en frac) qui portent la force du mythe jusque dans le vécu du spectateur, et disent autrement que le prestige des dieux et de leur éternité s'est enfui des cités où désormais la raison plus que la foi dicte des lois ineptes.

 

On accède ainsi au coeur même de la tragédie: la quête d'une vérité insaisissable mais partout présente dans la pièce, symbolisée par le jeune page; la nostalgie d'une enfance perdue où le beau et le lumineux paraissent plus essentiels que le bien et la tranquillité. Certes, on peut ne voir dans la révolte d'Antigone qu'une résistance contre toute forme d'oppression, contre les lois absurdes et indispensables édictées par des hommes pour construire des cités heureuses, et l'affirmation d'une liberté individuelle contre le destin collectif. Si elle n'était que cela, la lutte d'Antigone serait vaine. Elle déboucherait au bout du compte sur ce qu'elle refuse même d'entendre, le bonheur, parce qu'il est chargé de toutes les compromissions dont la première est l'acceptation de vivre et de vieillir. L'absence de transcendance dans la pièce d'Anouilh rend la quête d'Antigone encore plus désespérée. Elle n'a même plus recours à l'amour contre la haine. Elle réclame simplement "tout et tout de suite" comme une justice parce qu'elle ne croit en définitive qu'à l'éternité du présent, refusant un passé chargé de meurtres et d'incestes et un avenir promis au charlatanisme de la philosophie, du stoïcisme à la Créon par exemple.

 

Finalement, le sacrilège, aux yeux de Créon, consiste moins à braver une loi qu'à vouloir soi-même dégager l'itinéraire de son propre malheur, et y trouver sa dignité en se donnant l'illusion suprême de la liberté. Pour Antigone, vivre consiste à "dire non", et à ne pas vouloir comprendre, pour échapper définitivement aux sophismes qui justifieraient un bonheur à la petite semaine. Jusqu'au bout, bien qu'elle ait reconnu reconnu l'inanité de ses actes, Antigone, en définitive bourrelée de doutes, obéira à sa nécessité intérieure en se donnant elle-même la mort. Dans leur dialogue de sourds, Créon lui reproche cette retraite désespérée et élitiste. Pour le commun des mortels (Hémon, Ismène, Eurydice, le peuple), il faut des repères et quelqu'un qui se retrousse les manches pour conduire le troupeau. Comme Sisyphe remontant son rocher, Créon va présider le Conseil. Pour lui comme pour Antigone, au bout du compte, la solitude. Dans la pièce, le dérisoire mot de la fin semble revenir aux gardes qui abattent leurs atouts: "Eux, tout ça, cela leur est égal; c'est pas leurs oignons."

 

Cette pièce qui n'est finalement qu'une longue conversation pourrait se lire aussi comme une tragédie où le langage jouerait le rôle de fatum. Puisque toute transcendance est ici délibérément niée, c'est la rhétorique seule qui anime le débat, somme toute byzantin, entre l'homme d'État qui cherche des compromis et l'adolescente têtue qui ne sait que dire non, et qui meurt d'une querelle de mots, en butant sur le seul qui ne soit pas de son vocabulaire: "bonheur". Dans ce contexte, il n'est pas innocent que la dernière action d'Antigone soit une tentative d'écriture: elle dicte un billet pour Hémon, qu'elle rature en demandant au garde devenu scribe de rayer "Je ne sais plus pourquoi je meurs" et d'écrire à la place "Pardon, je t'aime", abandonnant ainsi toute prétention à la rhétorique, renonçant à expliquer ("Raye tout cela, il vaut mieux que personne ne sache"), pour utiliser délibérément les mots les plus usés, sinon les plus vides. Puis la marionnette n'a plus qu'à se pendre à ses propres fils.

Annexe:


Michel Fagadau : son admiration pour Jean Anouilh


Rencontre exclusive avec Michel Fagadau lors de la mise en scène de Colombe en 2010. Entretien avec Jacques Paugam

Au cours de cette rencontre datée du 1er avril 2010, Michel Fagadau (1930-2011), directeur de la Comédie des Champs-Élysées, évoque son travail sur la mise en scène de Colombe, de Jean Anouilh, son admiration et son attachement pour l’auteur. Michel Fagadau revient aussi sur son parcours de metteur en scène. Dans cette rencontre exclusive, il se livre au micro de Jacques Paugam. (Source: Canal Académie -écoute: 47 minutes)

Envoyez-moi un e-mail lorsque des commentaires sont laissés –

Vous devez être membre de Arts et Lettres pour ajouter des commentaires !

Join Arts et Lettres

Sujets de blog par étiquettes

  • de (143)

Archives mensuelles