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Publications de Eric Descamps (73)

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Alvéoles - Le voyage de Judith (8)

Valérie et Judith dialoguent dans un monde, Valérie et Faustine dialoguent dans un autre...

 


— C'est bizarre, tes lèvres sont toutes froides.

Judith entendit à peine la remarque de Valérie, tant elle se concentrait pour percevoir les pulsations cardiaques de la jeune fille. Elles étaient bien présentes. Rapides, légères, pleines de vie. C'était comme des vaguelettes sur un lac chauffé par un soleil d'été. La jeune femme se surprit à revivre un fugitif instant l'époque de ses stages en tant qu'interne, dans un service dédié aux grossesses à risques, où le bruit du souffle placentaire était omniprésent à chaque consultation, comme l'évidence de la vie à venir.

La jeune fille rayonnait de la même puissance jusque dans la moindre de ses cellules. Judith sentait la vie au-travers de ses lèvres.

Et moi ? Je suis quoi ? Morte ?

Si Judith avait pu bouger, peut-être aurait-elle tenté de planter ses dents dans les veines offertes de la jeune fille. Tant de vie contre ses lèvres glacées, c'était presque indécent. La jeune femme se ravisa au prix d'un immense effort :

— On dirait bien que tu vas mieux, Valérie. Tu n'as pas l'air d'avoir de la fièvre. Mais tu dois te reposer, tu sais, pour t'aider à guérir plus vite.
— Mais je me repose : je dors, là. Je rêve de toi.

 

(...)

 

Valérie s'était réveillée en sursaut.


Les détails de son cauchemar s'effilochaient déjà, mais il lui restait l'essentiel. Judith avait raconté cette histoire de rocher, mais dès l'instant où elle avait prononcé les premiers mots, l'image du monde où la jeune femme avait erré s'était imposée à Valérie. Elle n'avait pas eu le temps de s'attarder au décor féerique qui lui avait vaguement fait penser à son film préféré, Avatar, tant la menace que représentait l'énorme masse noire glissant sous cet univers semblait n'attendre qu'une occasion pour dévorer jusqu'à la moindre trace de vie et de lumière.
 

Elle aurait voulu dire à Judith qu'elle l'avait vue flotter au gré du vent, puis, comme un avion de papier qui perd de la vitesse, aller lentement à la rencontre du ténébreux océan. Elle aurait voulu dire à Judith qu'elle avait vu ce qui s'était passé ensuite, mais qu'elle ne trouvait pas les mots tant c'était étrange.

 

(...)

 

Valérie s'arrêta de parler.
Sa maman restait muette elle aussi, mais elle avait une tête à poser plein de questions, comme quand ses notes de calcul n'étaient pas bonnes, et Valérie n'aimait pas trop cela.


Elle avait couru depuis sa chambre, de peur que les derniers souvenirs de son cauchemar ne fondent comme en hiver les flocons sur la paume de sa main. Il ne restait d'ailleurs presque rien dans sa petite tête lorsqu'elle avait bondi dans les bras de sa maman, mais la jeune fille
avait tout de suite compris qu'elle avait eu raison de raconter.

— Je lui ai parlé, avait-elle dit tout de suite.
— À qui, ma chérie ?
— À elle, avait-elle laissé tomber en montrant le lit de Judith. Elle va mourir.
 

Elle avait ensuite laissé sa maman la serrer contre elle, et l'emmener dans le fauteuil au coin de la pièce. Là, elle avait déversé en un flot continu de paroles tout ce qui n'avait pas encore été effacé par son réveil brutal : Judith allongée toute nue et immobile comme une statue, l'herbe, les étoiles en plein jour sans soleil.
 

— Et j'ai eu peur.
— À cause de quoi, ma poupée ?
 

Elle avait pris un air grave, presque torturé, comme lorsque le médecin lui avait piqué la fesse pour son dernier rappel de vaccin. Faustine avait ressenti physiquement la concentration de sa fille, car en d'autres circonstances, elle aurait certainement remarqué que sa maman était
elle aussi très bizarre.
 

— Je ne sais pas. Peur, quoi.
— Peur que la madame meure ?
— Non. C'est un truc avec Judith, mais je ne me souviens plus.
 

C'est à ce moment que Faustine s'était tue.
 

Je ne lui ai jamais dit son prénom ?

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Alvéoles - Le voyage de Judith (7)

Dans l’extrait précédent, Judith perd espoir, et plonge vers l’obscurité.

 

Le ciel était très clair, comme au beau milieu de l'été, et pourtant des milliers d'étoiles y brillaient. Judith n'aurait pu dire où était le soleil, bien qu'elle en sentît les bienfaits sur sa peau. La jeune mariée était posée là, immobile et nue, au beau milieu d'une prairie d'un vert intense. Tout autour d'elle était figé, jusqu'au moindre brin d'herbe. Aucun bruit ne semblait pouvoir troubler le monde où elle venait d'atterrir, à tel point qu'elle se mit à douter de ses capacités auditives.

Jusqu'à ce qu'une voix lui dise :

— Tu m'as fait peur.

(…)

Judith aurait donné une fortune pour pouvoir sursauter en entendant la voix qui l'avait interpellée, mais elle était restée immobile, à l'image de tout ce qui l'entourait. Elle s'étonnait même d'avoir pu entendre quelque chose, tant le monde où elle s'était retrouvée lui avait paru figé. Une vague de soulagement l'envahit lorsqu'elle put s'entendre dire :

— On se connaît, non ?

Les lèvres de Judith n'avaient pas bougé. Ses poumons n'avaient pas expulsé la moindre particule d'air. La réponse était pourtant venue immédiatement :

— Oui, j'étais avec maman dans la grande salle où il y avait tous ces gens malades. Pourquoi tu t'es battue avec les docteurs ?

La jeune fille apparut enfin dans le champ de vision de Judith. Elle s'assit, cligna des yeux comme si elle était gênée par un hypothétique soleil, et regarda Judith comme une maman son enfant malade. Elle avait le visage rond, de vilaines cernes sous les yeux. Elle pouvait visiblement se mouvoir librement dans cet environnement d'une totale immobilité.

— J'avais des convulsions, dit Judith.

— Des quoi ?

— Des convulsions. Un peu comme le hoquet, mais en beaucoup plus fort. En fait, je ne pouvais pas contrôler ce qui m'arrivait. Mes bras et mes jambes faisaient ce qu'ils voulaient. Dis-moi, tu n'as pas une mine de petite fille en pleine forme, toi. Tu manques de sommeil ?

— Je suis malade. J'ai le virus de Justine Henin, mais maman m'a dit que je m'étais trompée, que c'est la grippe.

À nouveau, Judith ressentit comme un sursaut immobile. H1N1. Elle serait comme moi ? Dans le coma ?

— Tu es malade ?

— Je vais mieux, a dit le docteur. Comme papa, il va mieux aussi.

— Tu vas mieux ? Tu es sûre ?

— Oui, oui, d'ailleurs, j'ai faim, j'aimerais bien que maman m'apporte quelque chose à manger, mais elle est loin.

— Tu t'appelles comment, encore ?

— Valérie.

— Valérie, je ne peux pas bouger. Tu veux bien faire quelque chose pour moi ?

— Tu voudrais savoir si je suis vraiment vivante ?

Judith marqua un temps avant de reprendre.

— Tu lis dans mes pensées ?

— Je ne sais pas, répliqua la jeune fille après une courte hésitation. Ta bouche ne bouge pas.

— Mais tu m'entends ?

La jeune fille émit un petit rire amusé :

— Ben oui, sinon, je pourrais pas te répondre !

— Bon, tu veux bien ?

— Je dois faire quoi ?

— Approche ton poignet de ma bouche, juste contre mes lèvres, comme si j'allais lui donner un bisou. Je ne peux pas bouger, mais je vais peut-être pouvoir sentir si ton cœur bat.

Valérie considéra la jeune mariée avec des yeux ronds.

— Pour quoi faire ?

— Je voudrais savoir, Valérie. Je suis docteur, donc je suis curieuse.

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Alvéoles - Le voyage de Judith (6)

Elle avait beau essayer de s'accrocher mentalement à la voix de Faustine, Judith se sentait une fois encore attirée vers l'espace limbique où elle flottait à nouveau dans une atmosphère cotonneuse et tiède. Elle aurait voulu que la voix de son homme la retienne, mais il avait quitté la pièce, la laissant seule face à ses dernières pensées. Elle avait pressenti l'arrivée de Faustine. Les dernières phrases de Mimmo s'étaient faites l'écho de ses propres pensées. Était-ce une illusion ? Judith ne savait quoi penser, à supposer que dans le monde improbable où elle s'était projetée, penser soit de l'ordre du possible. Le médecin caché en elle doutait largement de tout ceci, mais la jeune mariée, elle, en était convaincue.

Lorsqu'elle avait anticipé l'arrivée de Faustine, une image lui était venue. Elle y pensait comme à une fleur d'un jaune vif sur un fond de ciel bleu. La fleur s'ouvrait d'un coup, puis se mettait comme à résonner.

Judith se laissa fasciner par cette image, laissant son corps rêvé flotter en pente douce vers la masse noire qui semblait renforcer sa présence, plus bas. La voix de Faustine était toujours présente mais seule cette présence au loin était perceptible : Judith n'entendait presque plus rien : ni ce qu'elle disait, ni le bruit des instruments.

Si je perds le lien, je reste ici. Toute seule.

En un sursaut mental, elle jeta ses pensées vers la chambre d'hôpital, mais l'entrée lui semblait désormais interdite. Ce monde ne s'éloignait pas d'elle, mais il se refermait sur lui-même, comme un hérisson se met en boule. L'univers du réel devenait impénétrable.

Non ! Reviens, Mimmo ! Touche-moi, prends-moi la main !

Face aux cris intérieurs de Judith, les mots rassurants de Faustine perdirent toute consistance. Les derniers liens qu'elle avait jetés comme des grappins vers l'univers des mortels se transformèrent peu à peu en un brouillard dense et foncé.

L'homme qu'elle aimait ne percevait plus rien des pensées désespérées de sa femme. Elle avait été en lui et lui en elle, jadis, mais maintenant ils étaient loin l'un de l'autre. Elle errait en-dehors de son corps physique, et lui poursuivait ses chimères. Comme tous les hommes.

Et avec lui était partie la clé du monde réel.

Le fleuve noir enfla encore sous elle.

 

(...)

 

Judith avait crié, s'était révoltée. Personne n'était venu à son secours, pas même Mimmo, resté prisonnier dans la bulle du monde réel. La masse noire vers laquelle elle flottait inexorablement avait peu à peu absorbé le son de sa voix comme si elle s'en était nourrie, tout en lui restituant une vibration nauséeuse, quelque chose comme le ronronnement sourd d'un lion repu.

La jeune femme s'était peu à peu épuisée à tenter l'impossible.

Elle regardait maintenant l'immense masse noire qui venait à sa rencontre, comme une nappe de goudron qui bientôt envelopperait son corps avant de le dissoudre lentement, jusqu'à ce qu'il disparaisse.

La douleur causée par les milliers de piqûres cesserait.

Judith ferma les yeux, et se laissa aller. Bientôt elle serait libre de toute angoisse, de toute attache, et elle libérerait Mimmo aussi, car même si tout contact avait été rompu avec le monde des vivants, elle imaginait que son homme devait se faire un sang d'encre pour elle. Cela devait cesser. Il devait se détacher d'elle, vivre, rencontrer une jolie femme qui lui ferait de beaux enfants. Judith, elle, l'aimerait toujours, car elle aurait tout le temps qu'elle souhaite pour cela, mais lui devait vivre sa vie.

Elle plongea à la rencontre de la masse noire.

Lorsqu'elle entra en contact avec elle, la jeune femme entendit un gémissement de surprise.

Puis tout autour d'elle se transforma.

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Alvéoles - Le voyage de Judith (5)

 

Judith avait été comme aspirée vers le haut. La rivière noire n'était plus qu'une ombre qu'elle devinait derrière une brume légère et tiède. Elle sentait la main de son mari tout autour de la sienne, chaude, protectrice. C'était sa main qui l'avait rendue légère, qui lui avait porté secours. Mimmo lui parlait doucement, et même s'il lui était difficile de tout suivre, Judith sentait au ton de son homme que quelque chose avait changé. De toute évidence, il avait dépassé le stade de la simple culpabilité.

Son homme était préoccupé par elle, mais il y avait quelque chose de nouveau. Quelque chose qu'il ne comprenait pas, mais dont Judith savait déjà qu'il ne pourrait s'en débarrasser tant qu'il n'aurait pas été au bout des choses. Méprisant la menace noire dont elle s'était éloignée – pour combien de temps, voilà qui restait à deviner – elle se concentra sur la voix de son homme.

— Ces soit-disant sociétés n'ont aucune réalité, dit Mimmo. Leur site web n'a existé que durant quelques jours. Tout ceci a été orchestré à grande échelle. J'ai trouvé pas moins de cent sites provisoires, qui présentent tous un contenu identique aux autres. Rien qu'en France.

Judith perçut dans sa voix la même détermination qu'il avait manifesté lorsqu'ils s'étaient rencontrés. La même curiosité dévorante, aussi. Si à cette époque, Mimmo n'était pas entré dans la maison de Judith par effraction, jamais il n'aurait pu la sauver de la noyade. À cette idée, Judith sentit la rivière noire enfler, loin sous elle, mais toujours menaçante. Elle renonça à penser  davantage à cet épisode.

— Je vais tenter d'en savoir plus avec les moyens du bord, mon amour. J'ai besoin de comprendre tout ça.

Le jeune femme se sentit basculer. Elle connaissait son mari : s'il le fallait, il s'éloignerait d'elle, pour chercher, poser des questions, réfléchir, agir. Et, d'expérience, les moyens du bord tels que Mimmo les concevait pouvaient être parfois bien ambitieux. Elle ne se sentait pas assez forte. S'il partait, son corps serait plus lourd à nouveau, il glisserait sous la brume et s'approcherait une fois encore de la rivière noire, jusqu'à la toucher. Et elle se perdrait.

Judith décida de fuir ce décor où elle se sentait bien trop seule et revint vers la chambre d'hôpital où elle était allongée.

— Je veux pouvoir tout te dire, tout t'expliquer. Je veux trouver ceux qui organisent tout ça. Ceux qui détruisent des essaims par milliers. Qui les font fuir, qui les affolent et les rendent dangereux. Je veux savoir qui a osé s'attaquer à... nous.

À ces mots, Judith sentit la chaleur de ses mains la pénétrer plus avant. Il venait de le dire : c'était à leur couple que l'on avait porté atteinte. Pas à elle seule, pas à son corps allergique, pas à son métabolisme imprévisible, non : à eux. Le couple qu'ils étaient jusqu'au tréfonds de leur âme et de leur corps. Elle sentit toute son âme s'orienter vers Mimmo, comme une évidence, lui envoyer tant et tant de signaux mentaux, mais une fois encore, Judith se heurta aux limites de son corps inerte : ni sa respiration, ni son rythme cardiaque ne se modifièrent.

Elle aurait voulu hurler sa rage et déception, lui dire comme elle regrettait de ne pas pouvoir l'aider, mais au lieu de cela, son esprit continua à rebondir aux murs capitonnés de son coma. Je suis là, Mimmo ! Merde, pourquoi ma voix ne peut-elle t'atteindre ? Je suis vivante ! Je t'entends, je te comprends ! Ma main dans la tienne, je la sens ! Dis-moi que tu sens cela aussi, je t'en prie !

— Je suis sûr que tu ferais la même chose, à ma place, poursuivit Dominique. Je n'accepte pas qu'on menace notre couple. Et toi non plus, j'en suis sûr.

Non, mon amour, je ne l'accepte pas.

— Judith... Les médecins peuvent dire ce qu'ils veulent, mais moi, je sais que tu es là. Je le sens.

C'est ma main dans la tienne, Mimmo.

— Je tiens ta main.

On ne se lâche pas.

— On se bat ensemble. Toi dedans, moi dehors. On ne se quitte pas, on ne se lâche pas.

Toujours. Je voudrais tant t'aider, Mimmo.

— Je suis sûr que si tu le pouvais, maintenant, tu ferais n'importe quoi pour m'aider. J'imagine ta frustration si tu entends tout ce que je dis. Ne te laisse pas aller, Judith. Promis ?

Je vais faire de mon mieux. Oh mon Dieu, si tu pouvais encore me dire des choses qui me font croire que tu m'entends un peu ! Parle-moi, Mimmo, donne-moi de l'espoir !

— Tu te souviens de ce que tu m'as dit, au fond de notre petite maison de pierre ? Après avoir envoyé valser la bouteille de Limoncello au pied de notre lit ?

J'étais en toi.

— Tu m'as dit que tu étais « en moi ».

Nous n'étions qu'un seul.

— C'est aussi ce que j'ai ressenti.

Je reste en toi. Où que tu sois. Tu entends ce que je pense. Faustine va arriver.

— Je reviens un peu plus tard. Je dois encore poser quelques questions à mon seul témoin. Je ne serai pas long. Je t'aime.

Moi aussi je t'aime. Qu'est-ce que je viens de dire ?

— À tout à l'heure. Tiens bon, ma petite alpiniste.

Judith sentit les doigts de son homme glisser sur son poignet, puis sur sa paume. La caresse provoqua une vague de chaleur dans sa colonne vertébrale, mais comme elle s'y attendait, rien ne fit changer la mélodie artificielle des instruments de mesure. Mais pour Judith ce n'était plus l'essentiel.

Quelques instants plus tard, de grands frissons – était-ce un léger courant d'air ? – la parcoururent toute entière, et soulevèrent à nouveau tous les poils de son corps, au moment où elle entendit la voix de son homme dire tout bas :

— Votre mari dort ? Non ? Tant mieux. J'aimerais lui parler, j'ai d'autres questions à lui poser. Et j'appellerai Louis, si vous croyez que je peux le déranger à cette heure. Oui, oui, entrez, c'est gentil à vous. Parlez-lui. Beaucoup.

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Alvéoles - Le voyage de Judith (4)

C'était une voix de femme.

Judith avait sursauté. Elle avait failli lâcher prise. Elle s'imaginait glisser le long de la paroi de granit, sa chute s'accélérer, son corps fondre à la rencontre des ténèbres. Et en même temps Judith s'entendait aussi, immobile sur son lit, accrochée à ses appareils de mesure, sa poitrine se soulevant paresseusement au rythme du respirateur. Judith mélangeait tristesse et colère, car la panique intérieure provoquée par cette voix inconnue n'avait pas modifié son rythme cardiaque d'un iota.

— Je m'appelle Faustine. C'est ma voix que vous avez entendue tout à l'heure. Vous vous imaginez bien pourquoi je suis là, n'est-ce pas ?

(— Où est Mimmo ? C'est sa voix que j'ai envie d'entendre, pas la vôtre.)

— J'ai parlé à votre mari.

Judith se raidit, et une fois encore, déplora que rien dans les sons électroniques qui l'entouraient, ne manifeste une quelconque trace de sa réaction.

— Il se sent terriblement coupable. Il a du mal à trouver les mots, tant il croit avoir tout gâché. Et moi je vous dois des excuses. Je ne sais pas si je suis pour quelque chose dans votre réaction en salle de soins intensifs, mais voilà, je vous demande de me pardonner.

(— Répondez à ma question. Où est mon mari ?)

— Votre mari est allé récupérer sa voiture. Il va faire un saut chez un ami, qui pourra peut-être l'aider à comprendre ce qui s'est passé.

Judith orienta ses pensées vers Dominique, sans toutefois qu'elle puisse le sentir près de lui. Instantanément, elle sentit la masse des ténèbres enfler sous elle. Judith prit peur et se recroquevilla autour de ses prises mentales.

— Accrochez-vous. Il sera bientôt de retour. D'ici là je reste près de vous.

Faustine lui prit la main. Judith en absorba la chaleur avec avidité.

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Alvéoles - Le voyage de Judith (3)

Nous remontons dans le temps... Judith vient de tomber dans le coma.

 

Les bourdonnements s'éloignaient. Judith n'aurait pu dire si c'était grâce aux injections. Elle avait bien senti son corps se révolter, puis d'un coup, se relâcher en désordre, comme si l'on avait déréglé tout son système nerveux. Elle n'entendait plus la voix de Dominique, et cela lui faisait peur. Le noir progressait tout autour d'elle. Les ténèbres qui l'entouraient étaient visqueuses. Si elle les laissait agir, elles lui pénétreraient le corps, l'empêcheraient de respirer, se glisseraient sous ses paupières, envahiraient son ventre. Elle ne mourrait pas, mais elle serait comme une momie envahie par un coma glauque et poisseux.

 
Que faisait son Mimmo ? Il discutait avec le médecin. Judith aurait dû dire « peut-être » car au fond elle n'en savait rien, mais cela lui paraissait assez logique. Mais le fil de ses pensées se divisait en deux parties : la souffrance et les certitudes. Les hypothèses semblaient être bannies du fonctionnement de son cerveau. Elle souffrait et Dominique discutait avec le médecin. Deux faits au même niveau de réalité, deux affirmations criantes de vérité. Et de quoi parlaient-ils ?
De venin. De son allergie. Encore une certitude.

Une troisième personne était là. Une femme, inquiète elle aussi. Judith ne pouvait rien deviner d'elle – d'ailleurs comment avait-elle deviné sa présence depuis son lit et malgré le bruit du respirateur, impossible à deviner – mais elle parlait à son homme et générait des sentiments contradictoires en lui. Elle et le médecin, ensemble, constituaient un espoir, ou quelque chose qui y ressemblait.

Tout cela, Judith le ressentait sans savoir pourquoi cela était possible. L'inquiétude de son mari semblait émettre des vagues courtes vers elle, des vaguelettes comme aux abords d'un petit lac en altitude, qui vont et viennent à fréquence élevée et donnent des frissons aux chevilles des baigneurs. Judith entendit une infirmière dire à une autre :

— Couvre-la. Regarde, elle a la chair de poule.

En bonne alpiniste, Judith s'accrocha mentalement à cette phrase comme à une fissure dans le granit. Elle avait ressenti quelque chose à l'idée de Dominique parlant d'elle, et sa peau avait réagi. Tout n'était pas perdu.

Avec toute l'énergie mentale dont elle disposait encore, Judith se cramponna à cette idée : tenir le plus longtemps possible hors de portée de la masse noire qui venait vers elle. Si elle s'approchait,
Judith devrait s'accrocher à d'autres pensées, et monter. S'accrocher et monter. Chercher d'autres choses dans le cerveau de son homme, lui en donner, essayer de communiquer, échanger des idées solides, auxquelles s'agripper, sur lesquelles prendre appui.

Ne pas laisser la marée goudronneuse la toucher. Jamais. Sinon elle serait perdue.

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Alvéoles - Le voyage de Judith (2)

Nous retrouvons Judith, un peu plus tôt dans le récit. Elle reçoit de la visite au fond de son coma.

 

Valérie considérait toujours Judith d'un air à la fois curieux et amusé.

Son visage se détachait avec netteté sur le ciel d'un bleu parfait.

— À quoi tu penses ? demanda-t-elle à la jeune femme.

— Je pense à mon mari.

— C'est le monsieur qui s'est mis en colère contre maman ?

— Oui. Je n'arrive plus à sentir sa présence. Pendant un bon bout de

temps, je l'ai senti près de moi, mais depuis que je suis ici, j'ai perdu

tout contact.

— C'est normal, dit la jeune fille avec simplicité. Ici, c'est nulle part.

Judith se tut pendant un instant.

— Tu as l'air fâchée, reprit Valérie.

— Non, non... Je réfléchissais. Pourquoi tu dis qu'ici c'est nulle part ?

— Ma maman dit que c'est ici qu'on fait tous les rêves dont on ne se

souvient pas. On ne sait pas comment on y arrive, on ne sait pas

comment on en part, et quand on se réveille, on a tout oublié.

— Moi, je sais comment je suis arrivée ici.

— Oui, mais toi, ce n'est pas pareil, dit Valérie. Toi, tu ne rêves pas.

Judith fut une fois encore frustrée de ne pas pouvoir exprimer sa

surprise.

— Pourquoi je ne rêve pas, Valérie ? Comment le sais-tu ?

— Tu ne bouges pas. Moi je rêve que je fais une grimace, et je fais

vraiment une grimace, regarde !

Valérie se pencha au-dessus de Judith et lui tira une langue

kilométrique, tout en se bridant les yeux avec les index. La jeune

femme voulut sourire, mais rien n'y fit : mis à part Valérie, rien dans

ce monde étrange semblait ne jamais pouvoir quitter cette parfaite

immobilité.

— Tu vois ? J'ai raison : tu ne bouges pas. Tout le monde rit toujours

quand je fais cette grimace.

Mon Dieu. Si ça se trouve, je suis en état de mort cérébrale ?

— Pourtant je te parle, reprit Judith. Et je sais aussi par où je suis

passée pour venir ici.

— Tu es venue à pied ?

— Pas en voiture, ça c'est sûr, dit Judith d'un ton ironique qui pourtant

laissa la jeune fille indifférente. Pendant quelque temps, j'ai entendu et

senti ce qui se passait autour de moi, à l'hôpital. J'entendais

Dominique, les médecins, ta maman, les instruments électroniques

qui m'entouraient. Et en même temps j'étais dans un autre monde, en

train de flotter dans les airs, tu vois ?

— Oui, dit la jeune fille, soudain mal a l'aise.

— Je flottais et parfois je m'accrochais à un rocher, poursuivit la jeune

femme, sans se rendre compte de la gêne de son interlocutrice. J'aime

bien grimper sur les montagnes, je me sens en sécurité quand je

touche de la roche. En fait, je m'accrochais parce qu'en-dessous de

moi...

— Je ne veux pas savoir, dit Valérie d'un ton ferme.

— ...il y avait..., continua Judith.

— Je ne veux pas. S'il te plaît.

— Pardon. Ça ne va pas, Valérie ?

— Non ! Je ne veux pas !

— Tu ne veux pas quoi ?

— Faire un cauchemar ! Je ne veux pas ! J'ai peur !

 

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Alvéoles - Le voyage de Judith

Un autre extrait de l'ouvrage: nous sommes bien loin du monde des vivants, à l'orée du dernier chapitre du roman. Judith a sombré dans l'inconscience.

 

Le temps n'en finissait pas de ralentir.


Depuis que Valérie avait disparu, les pensées de Judith étaient comme empêchées. Cela avait commencé par la difficulté de faire coller des mots à ce qu'elle ressentait. S'il lui avait été possible de formuler cela correctement, elle aurait dit que ses pensées étaient devenues glissantes, que plus rien ne semblait y adhérer. Au moment où la jeune fille s'était caché le visage – elle avait pris peur, mais de quoi, impossible à dire – Judith avait pensé quelque chose comme « pourquoi pleure-t-elle ? est-ce à cause de moi, de quoi a-t-elle... », mais le mot « frayeur », trop long et  mal placé, avait fait une sortie de route.

 

Un à un, les mots étaient tombés du fil de ses pensées comme les feuilles d'un arbre en novembre. Ses souvenirs les plus forts, eux, réussissaient encore à faire se rassembler quelques syllabes simples. Mimmo, maman... Il semblait bien que le dernier carré, la garde rapprochée, résistait encore à l'automne qui lui avait envahi l'âme – même si sa propre mère était morte des années auparavant.

 

Alors c'était cela qui se passait lorsque l'on prenait le temps de mourir ? On perdait peu à peu ses mots comme un vieillard ses cheveux, jusqu'à ce que l'âme, dépouillée des ultimes notions terrestres, en revienne à sa virginité ? Les mots que l'on avait mis dans notre tête, que l'on avait laborieusement babillés, répétés, appris à écrire, étaient-ils là juste pour nous maintenir conscients ?

 

Judith trouvait l'idée séduisante, mais à présent que ses pensées s'effilochaient avec lenteur, en faire sa conviction était bien au-dessus de ses capacités.

 

Elle se demanda si quelqu'un l'accompagnerait, au dernier moment, et en y pensant, se rendit compte qu'elle n'aurait peut-être pas le temps de faire le tour de la question.

 

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Le temps n'en finissait pas de ralentir.

Depuis que Valérie avait disparu, les pensées de Judith étaient comme
empêchées. Cela avait commencé par la difficulté de faire coller
des mots à ce qu'elle ressentait. S'il lui avait été possible de
formuler cela correctement, elle aurait dit que ses pensées étaient
devenues glissantes, que plus rien ne semblait y adhérer. Au moment
où la jeune fille s'était caché le visage – elle avait pris
peur, mais de quoi, impossible à dire – Judith avait pensé
quelque chose comme «
pourquoi
pleure-t-elle ? est-ce à cause de moi, de quoi a-t-elle...

», mais le mot « frayeur », trop long et mal placé, avait fait
une sortie de route.

Un à un, les mots étaient tombés du fil de ses pensées comme les
feuilles d'un arbre en novembre. Ses souvenirs les plus forts, eux,
réussissaient encore à faire se rassembler quelques syllabes
simples.
Mimmo,
maman...

Il semblait bien que le dernier carré, la garde rapprochée,
résistait encore à l'automne qui lui avait envahi l'âme – même
si sa propre mère était morte des années auparavant.

Alors c'était cela qui se passait lorsque l'on prenait le temps de
mourir ? On perdait peu à peu ses mots comme un vieillard ses
cheveux, jusqu'à ce que l'âme, dépouillée des ultimes notions
terrestres, en revienne à sa virginité ? Les mots que l'on
avait mis dans notre tête, que l'on avait laborieusement babillés,
répétés, appris à écrire, étaient-ils là juste pour nous
maintenir conscients ? Judith trouvait l'idée séduisante, mais
à présent que ses pensées s'effilochaient avec lenteur, en faire
sa conviction était bien au-dessus de ses capacités.

Elle se demanda si quelqu'un l'accompagnerait, au dernier moment, et en y
pensant, se rendit compte qu'elle n'aurait peut-être pas le temps de
faire le tour de la question.

Le temps n'en finissait pas de ralentir.

Depuis que Valérie avait disparu, les pensées de Judith étaient comme empêchées. Cela avait commencé par la difficulté de faire coller des mots à
ce qu'elle ressentait. S'il lui avait été possible de formuler cela
correctement, elle aurait dit que ses pensées étaient devenues
glissantes, que plus rien ne semblait y adhérer. Au moment où la
jeune fille s'était caché le visage – elle avait pris peur, mais
de quoi, impossible à dire – Judith avait pensé quelque chose
comme « pourquoi pleure-t-elle ? est-ce à cause de moi, de
quoi a-t-elle... », mais le mot « frayeur », trop long et mal
placé, avait fait une sortie de route.

Un à un, les mots étaient tombés du fil de ses pensées comme les feuilles d'un arbre en novembre. Ses souvenirs les plus forts, eux, réussissaient encore
à faire se rassembler quelques syllabes simples. Mimmo, maman... Il
semblait bien que le dernier carré, la garde rapprochée, résistait
encore à l'automne qui lui avait envahi l'âme – même si sa
propre mère était morte des années auparavant.

Alors c'était cela qui se passait lorsque l'on prenait le temps de mourir ? On perdait peu à peu ses mots comme un vieillard ses cheveux, jusqu'à ce que
l'âme, dépouillée des ultimes notions terrestres, en revienne à
sa virginité ? Les mots que l'on avait mis dans notre tête,
que l'on avait laborieusement babillés, répétés, appris à
écrire, étaient-ils là juste pour nous maintenir conscients ?
Judith trouvait l'idée séduisante, mais à présent que ses pensées
s'effilochaient avec lenteur, en faire sa conviction était bien
au-dessus de ses capacités.

Elle se demanda si quelqu'un l'accompagnerait, au dernier moment, et en y pensant, se rendit compte qu'elle n'aurait peut-être pas le temps de faire le
tour de la question.

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Alvéoles - Premiers pas

Voici les premières pages de mon roman, dont vous pouvez découvrir la critique par deashelle sur ce site (groupe "dis-moi ce que tu lis" ou sur le site critiqueslibres.

 

L'homme achevait lentement son ascension. Il avait surestimé le poids de son fardeau : finalement il s'acquitterait de sa mission bien avant le lever du soleil.

Sa lampe frontale hasardait un halo gris entre broussailles et cailloux. À partir de cet endroit, le chemin se raidissait pour aboutir quelques dizaines de mètres plus haut, juste au col.

C'est là qu'il se débarrasserait de son chargement. Il le sortirait de son sac à dos, le déposerait sur le sol, ajusterait avec patience les trois pieds pour stabiliser l'appareil en position horizontale. Un niveau d'eau intégré au toit plat de la forme – un cylindre obèse qui lui rappelait vaguement un aspirateur – l'aiderait pour cette opération, puis il rebrousserait chemin.


Il devrait s'éloigner assez vite après avoir amorcé le système. Sa présence pouvait perturber l'établissement de la communication avec le satellite – surtout, lui avait dit son commanditaire, s'il disposait d'un téléphone portable.

À l'approche du col, les reflets rosés de l'aube baignaient déjà une bonne partie du ciel. Quelques caresses de vent frais accueillirent le grimpeur. Lorsqu'il entamerait sa descente, l'air serait déjà étouffant. Une fois de retour au village, ce serait une vraie fournaise. Vivement un bon orage.


Les instructions étaient simples : poser, amorcer, s'en aller. Le reste était automatique. Interdiction formelle de revenir sur les lieux avant la fin de l'expérience. Quelqu'un d'autre reviendrait rechercher l'engin.

De temps à autres au cours de sa marche, le randonneur avait eu l'impression de percevoir comme une vibration dans son dos. Peutêtre y avait-il quelques pièces en mouvement dans son étrange matériel.

Il posa son sac et l'ouvrit. La petite bulle d'air entourée de cercles concentriques constituant le niveau d'eau lui firent fugitivement penser à un viseur. Il se souvenait en avoir vu un jour, fixé sur une mitrailleuse, au musée de l'armée.

En deux temps trois mouvements, l'appareil fut installé. Le métal de sa paroi bombée était brossé comme celui de certains appareils électroménagers. Il ajusta rapidement les pieds, vérifia la stabilité de l'ensemble, jeta un dernier coup d'oeil : tout était prêt.


Il était temps de partir. Il appuya sur le bouton dissimulé au bord inférieur de l'appareil. Un « bip » discret se fit entendre. Sans plus attendre, il ramassa son sac à dos et descendit en contrebas du col.

En marchant d'un bon pas, il serait de retour au village juste pour l'ouverture du bar-tabac. Il pourrait attendre son commanditaire – et l'argent promis – en savourant un café serré.

Une sympathique balade nocturne, somme toute bien rémunérée.


Ce que l'homme ignorait, c'est qu'en cette fin de nuit, dix-neuf autres personnes avaient déjà répété les mêmes gestes dans un rayon de quelques dizaines de kilomètres.


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Poussière d'aiguilles (texte intégral)

Vous voici donc, aiguilles de granit qui jaillissent vers le ciel. Vous voici donc ces tant aimées que je hais. Vous êtes fières dans le soleil naissant, et votre couleur chaude est trompeuse. Là-haut, là où je vais pour toi mon aimé, il gèle à pierre fendre. Nous sommes loin d'être seuls dans la benne. Tu es serré contre moi, je te sens dans mon dos. Je me raidis un peu. Si je me retourne je ne verrai qu'un alpiniste de plus et je n'y tiens pas. Je me sens si étrangère à cette ambiance. Face à ces conversations de conquérants je pense à toutes ces nuits où je m'endormais avec toi dans mon dos, où tes bras m'entouraient et me protégeaient. Nuits de chaleur de douceur de tendresse qui jamais ne se sont taries. Tes mains qui m'ont toujours aimé et que je n'ai jamais voulu voir gantées. Merveilleuses mains que les tiennes. J'ai compris peu à peu ce que signifiaient nos massages, nos longues conversations au lit, où elles tournoyaient sur ma peau même si nous parlions beaucoup, ce que signifiaient nos merveilleux câlins. J'ai compris que chaque déclinaison de notre gestuelle intime était ta manière d'exprimer ce que tu ressentais pour moi. J'ai appris à aimer l'idée selon laquelle il y avait plus de « je t'aime » dans tes mains sur mon visage lorsque nous faisons l'amour qu'il n'y en aurait jamais sur tes lèvres. Tout comme il y avait plus d'amour dans une rose venant de toi que dans un bouquet offert par qui que ce soit d'autre.Et tu m'as tellement bien fait l'amour. Ce n'était jamais comme une drogue, mais il y avait toutefois un peu de cela: j'avais ce besoin cette envie ce désir d'être prisonnière de tes bras d'être vulnérable et protégée en même temps. Au-delà du plaisir il y avait l'harmonie: je sentais mon corps résonner contre le tien, c'était d'une extraordinaire simplicité, mais maintenant que nous atteignons notre but, glacial et mécanique, je ne vois plus que la gare d'arrivée, accrochée au granit. Et le vide au-dessous de nous. Comment as-tu pu aimer ce monde vertical, minéral et froid, et ce vertige qui me prend le ventre à l'instant? Je descends de cette benne pleine d'alpinistes. Je te sens derrière moi, bien assuré au milieu des tintements des mousquetons, piolets, broches et autres objets de métal, carbone, kevlar, gore-tex, polar, que sais-je encore, dont tout ce petit monde se pare avant d'aller se greffer à Mère Nature et gratter ses excroissances. Voici le début de la pente. Une arête de neige à suivre comme un funambule sa corde. Tu restes derrière moi comme la fois précédente, et puisque nous descendons... Tu m'assures. Si on peut dire, car cette fois-ci la corde ne se tendra pas. Je ne trébucherai pas. Et nous voici déjà en pente douce en direction du glacier du Géant. Ces noms aussi je les ai trop entendus. Tacul, Maudit, Grépont, Cosmiques, pourquoi pas « Cornofulgur » ou « Astéro-Hache »? Mon Dieu comme je déteste votre vocabulaire.Et notre intimité faisait en sorte que tu m'entretenais de toutes ces « courses » avec les noms et les expressions qui s'y associaient, comme si j'y étais initiée... Non mon bel amour, je ne connaissais pas Goldorak personnellement, et encore moins le nom du type qui a enchaîné les quatorze sommets de plus de huit mille mètres de la Terre en moins de temps qu'il ne faut pour le blablabla... Moi mon bel alpiniste je voulais juste le revoir au plus vite, mais ça c'était difficile à envisager, n'est-ce pas? A de rares exceptions près, aucune femme ne pouvait rivaliser avec « ça »... Heureusement pour toi que jamais je ne t'ai senti « là-haut » lorsque nous faisions l'amour. Je t'aurais tué. Plus sûrement que si tu avais eu une maîtresse à forme humaine. Oui j'en veux plus à la montagne qu'à toutes mes sœurs de cette planète, et j'entends lui réclamer tout le temps que nous n'avons pas eu. Mais je n'aurai rien car c'est une sans-pitié. Tout ce temps où je t'aurais fait l'amour, sans fin, jusqu'à l'épuisement, jusqu'à ton épuisement, tout ce temps que je n'ai pas eu à te convaincre de me faire un bébé. Cette petite âme d'enfant que j'ai tant espérée, que je n'ai pas eue, et que je n'aurai pas de toi. Nous arrivons au glacier. Je m'approche de cette crevasse béante comme si ton doigt s'était dressé par-dessus mon épaule droite et me l'avait désignée. J'ai froid. Je me plonge dans mes souvenirs de chaleur pour avancer encore, pour m'approcher lentement de la bouche grande ouverte sur des reflets bleus. Ils ont du mal à revenir mes souvenirs, mais ils reviennent tellement je les appelle. J'entends la mer et je fais la sieste. C'est à ce point agréable que j'en oublie l'univers blanc et froid autour de moi, que j'en oublie mon sac que je fais glisser de mon dos, et que je ne te vois même pas. Je ferme les yeux et... ...et tes mains sont sur mes hanches. C'est magique. Tu posais toujours tes mains là où je les attendais sans vraiment en être consciente. C'était un peu comme un jeu. A chaque fois je feignais la surprise, à chaque fois j'étais aussitôt ravie. Parfois je me disais que tes mains étaient distinctes de toi, que tu les laissais errer sur moi alors que le reste de ton corps se préparait en silence à me donner le doux plaisir. Et j'attendais patiemment ce moment. Tout comme la dernière fois où je t'ai attendu, de retour de montagne. Tu m'avais appelée pour me dire combien tu étais fier d'avoir été au sommet de l'aiguille Verte, ta « première course vraiment difficile », et tu disais que tu volais à ma rencontre, que tu m'aimais à chaque fois plus intensément, au retour de chaque ascension. Et c'est vrai que tu revenais toujours plus attentionné et doux, fort aussi dans nos retrouvailles, j'aimais ton corps durci par la montagne, et j'aimais l'amour que nous faisions à ton retour, il me comblait de tout ce manque de toi, apaisait la jalousie que j'avais nourrie au fil de ton absence, et je me donnais à toi comme jamais.Je suis au bord de cette crevasse car tu me l'as demandé, mon aimé qui est juste à mes côtés, et je pleure la tendresse que nous n'avons pas partagée à ce retour-là. J'avais mis ma robe d'été bleue, celle qui compte trente boutons. Juste pour qu'après avoir roulé comme un fou, tu t'arrêtes face à mon défi à moi, celui de me déshabiller avec une infinie lenteur. De me caresser comme tu le fais si tendrement pendant que moi, je découvre les petites blessures que la protogine chamoniarde a laissées sur le dos de tes mains, parfois sur le bas des jambes. J'avais mis cette robe d'été et j'attendais de l'entendre tomber pour me laisser aimer comme jamais tu ne m'aurais aimée. J'aurais été ta prisonnière et j'aurais joui de tout ton poids sur moi, j'aurais attendu ta délivrance comme on prie, je l'aurais accueillie comme on triomphe. C'était compter sans ce camion qui a déchiré notre désir. Et te voici en cendres, là où tu voulais, mon aimé. Et je verse les cendres de ton corps dans cette crevasse qui cet hiver se refermera, et je quitte cet endroit que je ne reverrai pas avant le matin où, fatiguée de ma vie creuse de toi, je descendrai ici au fond de la bouche bleue, et m'endormirai à tes côtés.  Chamonix, le 26 août 2008.
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L'appel de la sirène (2)

Pierre entrevoyait tour à tour de visage de Francesca, de Cécile, de Sixtine, et bien d'autres visages encore, au fur et à mesure que Nausicaa les lui présentait. Les mains de Pierre parcouraient avec lenteur le corps étrangement attirant de Nausicaa. La sensation de sa peau de dauphin au bout de ses doigts faisait sourdre de délicieux frissons qui lui remontaient dans les bras, se rassemblaient dans le haut de son dos, puis se jetaient vivement vers son cerveau. Les deux danseurs improbables échangèrent un regard sans équivoque. Le moment était venu. Sans hésiter une seconde, Pierre s'invita dans le ventre de Nausicaa. Ses oreilles furent aussitôt envahies par un essaim de soupirs :toutes les femmes que sa maîtresse polymorphe lui avait présentées vinrent en cœur lui murmurer leur impatient désir. Pierre aurait pu se sentir submergé par tant de voix simultanées, mais elles ne firent que renforcer son envie d'elles toutes. Il s'empara de la bouche de sa partenaire et elle lui répondit avec un mélange épicé de fougue et de soumission. Pierre sentit très vite les frissons s'accumuler dans ses reins somme des nuages d'orage au fond d'une haute vallée. Nausicaa dut le sentir elle aussi, car elle s'agrippa à son amant avec force, tandis qu'il fermait les yeux. Il n'en fallut pas plus pour qu'il jouisse avec violence, laissant Nausicaa opposer la souplesse de son corps à ses sursauts. Mais son amante n'en resta pas là. Tout en souriant de plus belle, Nausicaa maintint en elle son cavalier. Pierre ouvrit les yeux et lui lança un regard étonné. Il entendit la voix de Francesca lui dire « encore », bientôt suivie par celle de Céline. D'autres voix vinrent résonner dans sa tête, des voix jeunes, des voix douces, des voix qu'il ne connaissait pas – ou peut-être bien après tout – des voix de désir et d'impatience, des voix qui promettaient encore une nouvelle salve de soupirs à damner un saint. Pierre n'aurait pu dire si c'étaient ces voix qui le motivaient, ou la chorégraphie de Nausicaa, ou l'ivresse d'être sous l'eau, mais il se sentit aussitôt prêt à entrer dans la danse une fois encore. Nausicaa le comprit au premier coup de reins. Elle embrassa son partenaire avec passion puis se saisit des rennes. L'improbable amante prit la tête de Pierre avec empressement et vint la poser entre ses seins tandis que ses mouvements s'accéléraient. Face à tant de désir, Pierre se sentit redoubler d'énergie, mais Nausicaa la confina entre ses cuisses. Elle l'embrassa encore. Il voulut bouger, mais elle l'en empêcha avec une force insoupçonnée. Dans son regard vint briller un appel impérieux à la satisfaire. Prisonnier de son étrange chorégraphe, Pierre sentit toute l'énergie qu'il ne pouvait libérer s'accumuler à nouveau dans son bas-ventre. Une fois encore il lui sembla que Nausicaa anticipait cela, car elle fit en sorte de maintenir plus fermement encore son amant en elle, où l'instant d'après il se perdit avec une incroyable violence. Les voix dans sa tête se teintèrent d'accents de triomphe.
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L'appel de la sirène (1)

Pierre se sentait merveilleusement bien. La sensation d'épuisement qui l'avait accompagné durant son voyage avait disparu. Son corps était en apesanteur, et il n'avait pas froid. Il se souvenait vaguement d'avoir plongé depuis l'embarcadère. Pierre avait entendu le feulement de chat qu'il avait émis en prenant une profonde inspiration, puis tous les sons s'étaient tus en même temps. Pierre avait pénétré l'élément liquide comme au ralenti. Ni bruit, ni choc. Dans un silence absolu, l'eau s'était écartée sur son passage, puis l'avait enveloppé comme la foule laisse passer un cortège. La surface du petit lac n'avait même pas frémi.Pierre avait d'abord fermé les yeux et retenu sa respiration, mais après quelques secondes à peine, l'étrangeté de son nouvel environnement s'était imposée à lui. Il y voyait parfaitement, et n'éprouvait aucun besoin de respirer. L'eau à laquelle il s'était abandonné était étrange, différente: elle donnait l'impression d'être plus dense, d'avoir une consistance presque gélatineuse, mais en même temps son contact sur la peau faisait penser à une huile légère. Pierre demeurait en suspension : il ne montait pas, ni ne descendait. De la surface venait une lumière douce et blanche, qui tournait au gris foncé, puis au noir, au fur et à mesure que son regard s'orientait vers ses pieds. Il ne voyait plus les bords du lac, ni les pieds de l'embarcadère. Il fit un tour complet sur lui-même, mais ne vit pas la moindre trace d'une berge.— Je suis heureuse que tu sois venu.Pierre reconnut aussitôt la voix de son rêve. Il regarda sur sa gauche. Sa sirène échouée lui faisait face, nue, son corps en apesanteur tout comme le sien.Ses cheveux noirs ondulaient doucement dans l'élément liquide, et mettaient en valeur la pureté virginale de son visage. Il se dégageait d'elle une impression de calme et de sérénité à l'opposé de son souvenir. Pierre était trop loin pour distinguer la forme elliptique des pupilles de l'ange qui se présentait à lui, mais ses iris mauves étaient encore plus lumineux sous l'eau que dans son rêve.— Dans mon monde je n'ai pas de nom. Tu peux m'appeler Nausicaa si tu veux.Elle avait vaguement remué les lèvres, mais ses mots étaient parvenus à Pierre exactement comme dans un rêve : l'image – ou l'idée – avait navigué jusqu'à lui, et c'était son cerveau qui ensuite lui avait donné ce timbre de voix doux et très particulier.Sa silhouette était parfaite. Souple et athlétique, Nausicaa avait un corps fait pour vivre et aimer.Surtout aimer.Pierre s'était délesté de tout souvenir en pénétrant dans l'eau. Il savait que Nausicaa y était probablement pour quelque chose, mais il n'en avait cure. Elle était venue à lui et lui à elle, c'était tout ce qui comptait.En s'approchant, Nausicaa fit un discret geste de la main. Comme si l'eau changeait de consistance autour de lui, Pierre sentit comme une caresse en plusieurs endroits de son corps. Ses vêtements le quittèrent presque instantanément, livrant sa nudité à d'autres caresses auxquelles le regard de Nausicaa vint donner une nouvelle dimension.Pierre laissa l'étrange femme venir à lui. Elle arborait un délicieux et rassurant sourire. Si Pierre avait eu encore conscience de son rêve, il aurait presque cru ne pas avoir affaire à la même femme. Tout était douceur et chaleur dans la merveilleuse image qui lui était présentée, et qui s'approchait maintenant si près que Pierre redoutait presque son contact.Les ondes de plaisir que lui procurait l'eau sous les ordres de Nausicaa eurent bientôt raison de ses craintes. Au fond des étranges pupilles de la femme, Pierre vit palpiter comme une ombre qu'il ne connaissait que trop, même si tout-à-coup il se sentit incapable de se souvenir de celles qui lui avaient déjà offert un tel regard en frissonnant de plaisir.Nausicaa l'appelait.Elle disait viens, elle disait je te veux, elle disait je t'en prie, maintenant.Pierre se sentit prêt comme jamais il ne l'avait été.
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L'appel de la sirène (3)

Pierre était pris en étau entre les cuisses de son amante. Ses reins agissaient en solo et s'épuisaient à satisfaire sa belle avec une énergie aveugle. Nausicaa l'encourageait, lui donnait sa bouche, se saisissait des mains de Pierre et les plaquait sur ses fesses. Son corps tout entier n'était qu'un immense encouragement à ruer encore et encore contre elle, en elle, à la prendre pour qu'elle redonne, à s'abandonner pour mieux revenir. Le frénétique échange d'énergie semblait ne pas avoir de fin. Chacun de leurs mouvements en appelait un autre, chaque regard vers Nausicaa renvoyait à Pierre une décharge de désir pur. Et encore et toujours son visage angélique et fragile, son regard comme un appel, son sourire comme un encore, ses soupirs comme une supplique. L'étrange sirène se muait lentement en vampire, mais ce n'était pas son sang qu'elle convoitait. Pierre sentit qu'à l'exception de ses reins, le reste de son corps s'engourdissait comme il l'avait fait maintes fois ces derniers jours. Pour la première fois il prit vraiment conscience que Nausicaa en était la cause. C'était elle qui à chaque reprise l'avait paralysé – ou lui avait fait perdre conscience, comme la première fois. Ses pensées retrouvèrent un instant leur cours normal. Que faire ? Nausicaa revint aux commandes instantanément, et Pierre oublia jusqu'à l'idée d'y penser. Après tout, quelle importance cela avait-il ? Les lourdeurs passagères de ses membres ne lui empêchaient pas de lutter encore et encore pour le plus grand plaisir de son amante. Pierre décida de plonger une fois encore dans les eaux noires et violacées des yeux de Nausicaa. Il monta à l'assaut de sa cavalière, qui, feignant une délicieuse surprise, écarta les bras en croix, lui offrit sa gorge et sa poitrine en signe de soumission. Elle sentit monter en Pierre une nouvelle vague de plaisir, et feignit un abandon tel qu'une fois encore il ne put se retenir plus longtemps. Ses reins se vidèrent instantanément de toute leur énergie. S'il lui avait été nécessaire de respirer dans cet étrange environnement, il aurait dit à sa belle qu'il lui fallait reprendre son souffle. Toujours prisonnier, il voulut se dégager doucement. Elle le gratifia d'un sourire comblé, tandis qu'au fond de son regard vint se peindre la réponse sans équivoque à la tentative de Pierre. Non.
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