Statistiques google analytics du réseau arts et lettres: 8 403 746 pages vues depuis Le 10 octobre 2009

La saison des pétards

En ce lendemain de carnaval, prendrez-vous plaisir à ces farces innocentes jouées il y a plus ce cinquante ans dans les Marolles ?  

 

LA SAISON DES PETARDS

 

De 1956 à 1958 nous avons habité rue des Tanneurs, à Bruxelles, à deux pas des Puces, appelé ici le Vieux Marché ou le Vieux Met, que nous visitions presque quotidiennement. C’était une boîte à trésors inépuisable ou nous trouvions pour quelques sous des objets sources de désir d’autant plus irrépressible que nous les avions découverts au milieu du « brol » et non dans les froides vitrines d’un magasin. A chaque fois que je cédais à ce penchant je repensais à ces vers de Lamartine : «Objets inanimés avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?».

Le quartier nous était d’autant plus cher que Jean y tournait « Le Chantier des Gosses »un long métrage de fiction avec des enfants des Marolles, dans des lieux aussi improbables que l’impasse des Escargots et du Fauconnet, la Cité Van Mons et le terrain vague en contrebas du Palais de Justice où un V1 était tombé à la fin de la guerre. Il y avait aussi réalisé « Les gens du quartier », court métrage consacré aux petits métiers de la rue.  L'immeuble où nous habitions, primitivement une fabrique de pianos, avait été transformé sommairement.  Il abritait plusieurs classes d'une école de radio ainsi que quelques appartements. Le nôtre était au deuxième étage, avec de larges fenêtres donnant sur la rue du Lavoir, au bout de laquelle se couchait chaque soir le soleil. C'était l'un de ces plaisirs simples dont nous faisions notre ordinaire, par tempérament mais aussi parce qu'ils ne coûtaient rien. 

Le premier soin de Jean avait été de ménager un cagibi dans la cuisine, dans lequel il avait installé un WC.  Ce n'était pas l'idéal mais c'était mieux en tout cas que d'utiliser le seul cabinet de l'immeuble, tout en bas dans la cour. Ces "commodités" servaient aux élèves, aux locataires ainsi qu'aux occupants de la "Récup", boutique du rez-de-chaussée, où l'on vendait du matériel de radio et de télévision de seconde main.

Un couple singulier présidait à ses destinées : Henri, beau garçon dans la trentaine, à l'allure désinvolte, et Raymond, son acolyte, dont la blouse virevoltante et la lippe gouailleuse étaient pour beaucoup dans l'entrain et la décontraction qui régnaient en ces lieux. 

Rien ne pouvait départir Raymond de sa bonne humeur.  Il gardait un souvenir enchanteur de l'orphelinat où il avait passé son enfance. Il ne manquait jamais de rappeler que là, au moins, il avait eu chaud et mangé à sa faim, sans compter les friandises de la Saint Nicolas. Il n'avait rien à redire non plus de la prison de Saint Gilles où il avait séjourné quelque temps, victime de son dévouement à Henri. Ce dévouement l'avait poussé à endosser à la place de son patron, marié et père de famille, une obscure affaire de recel. Grâce à sa bonne entente avec le directeur de la prison, il y avait réparé si pas les serrures, du moins les interrupteurs. Quinquagénaire alerte, assez proche de Quasimodo quant à la silhouette, le visage très éloigné des canons grecs mais éclairé par des yeux bleus pétillants de malice et taillés en amande, Raymond ne manquait ni de charme ni de répartie.  C'était lui qui répondait au téléphone, prêt à désarmer le client mécontent avec humour.  Un jour un quidam qui avait formé un numéro erroné s'enquit s'il était bien au Palais de Justice. Non, répondit Raymond mais on le voit d'ici ! Réflexion on ne peut plus judicieuse car le mastodonte écrase effectivement tout le quartier de sa présence babylonienne.

J’avais un penchant pour Raymond et ce n’était certainement pas pour ses genoux cagneux ni son dos voûté mais pour ses qualités humaines. Lui, de son côté, adorait les femmes, toutes les femmes. Malgré sa vive amitié pour Henri, il se rangeait du côté de l’épouse du patron lorsqu’un conflit surgissait dans le couple. Il était toujours prêt à dépanner toutes les veuves sympathiques qui avaient un robinet qui coulait. Surtout, il est vrai, si la dame en question buvait volontiers un verre. Alors, attablé en face d’elle, et dégustant des caracoles,  dans les flonflons de la Foire du Midi ou l’hiver, calfeutré dans un petit bistrot sans prétention de la rue Haute ou de la Porte de Halle, il l’écoutait se confier, raconter ses menus malheurs. Il sympathisait vraiment. Déposait-il parfois sa boîte à outils, pour un dépannage plus « intime »? Je l’ignorais et ce n’était pas mon affaire.  

J’aimais prendre un verre avec Raymond, au bistrot qui faisait le coin de la rue du Lavoir. Il ne manquait jamais, à cette occasion, de me faire profiter de ses vues profondes sur les relations entre les hommes et les femmes. Les premiers avaient systématiquement tous les torts et il ne leur épargnait pas les réflexions narquoises ni les modes d’emploi pour réussir leur vie de couple. Pourquoi, sage et plein de science comme il l’était, avait-il  raté la sienne, n’entrait pas dans les méandres de la conversation.

Un jour pourtant l’ex-épouse perdue de vue réapparut dans la vie de Raymond qui s’en montrait tout guilleret. Il entassa les quelques meubles de la revenante dans le monte-charge qui s’arrêta sur notre palier car Raymond occupait le logement qui faisait face au nôtre. Nous pouvions l’entendre siffler gaiement tout en aménageant sa carré, car la solitude, n’est-ce-pas, ce n’est pas une vie. On aperçut une fois ou deux Thérèse mais elle était loin d’être aussi liante que son compagnon. Quelques semaines plus tard, Thérèse et ses meubles redescendirent au rez-de-chaussée, pour prendre la porte de sortie et l’opération eut lieu, cette fois encore, accompagnée de l’air joyeux qui avait accueilli son entrée mais sifflé cette fois allegretto.

Ma mère s’inquiétait. Elle me reprochait de laisser « ce vilain bonhomme » s’approcher de nos deux fillettes. Mais moi j’avais confiance en lui. Il les faisait rire et il leur tressait des « scoubidous » avec du fil électrique.

Nous avions vite sympathisé avec le duo Raymond et Henri. D'autant que Jean trouvait dans leur boutique une manne incroyable d'objets dont, à première vue, l'usage paraît lumineux mais qui finissent rarement par servir à quelque chose.

Tous ces débris des armées occidentales, portant sur leur front dédoré leur "made in USA", satisfaisaient les aspirations radiophoniques, électroniques et hétéroclites de bricoleurs impénitents. On menait là, entre deux ventes et deux réparations, franche et joyeuse vie.

Plusieurs fois par mois, Henri traînait dans une brimbalante camionnette sa longue carcasse à travers le pays, à la recherche du matériel qui grossirait son fonds de commerce, lorsqu'il avait épuisé les possibilités du Marché aux Puces. Le reste du temps, il s'attelait avec son commis à la réparation de quelque radio ou téléviseur.

Raymond, l'œil narquois, la lippe réjouie, n'épargnait pas dans ce genre d'opération son génie. Il n'était pas né pour rien – ou peu s'en faut – en plein Vieux Marché dans une caisse à savon, pleine de chiffons et de ferraille rouillée.  Nul ne savait mieux que lui manier le fer à souder, jongler avec les résistances et les condensateurs, au point d'impressionner l'appareil lui-même. Il lui arrivait couramment de faire d'un rossignol enroué un pur chef-d'œuvre de musicalité. La durée de cette transformation qui laissait baba le client lui-même, dépendait des conditions météorologiques, de l'attraction lunaire et des impondérables, microbes extrêmement vicieux.

Raymond mettait au rafistolage de ces vieux coucous une passion admirable.  Il fallait voir avec quel sourire tendre et triomphant il mettait le jus sur le miraculé, lorsqu'il n'y avait plus place en son sein pour une goutte de soudure et que toutes les ficelles, papiers collants et autres roues de secours étaient soigneusement arrimés.

    - Et maintenant, musique !

    Une fanfare à peine parasitée et nasillarde emplissait alors en apothéose l'arrière-boutique.

-  C'est comme ça ! disait Raymond, en levant le pouce dans un geste de victoire.  Volle  gaz ! Volle pétrole !

Il arrivait aussi  à Raymond d'opérer un téléviseur à bout de souffle.  Le déchaînement d'une tempête de neige sur l'écran, accompagnée d'un dégueulis sonore,  ne le démontait pas. Un simple réglage, d'après lui, allait  solder l'affaire séance tenante.

Cette scène, tant de fois vécue, inspira un jour à Henri un tour de sa façon. Son visage aux sourcils sinueux revêtit l'expression sarcastique d'un masque japonais et il nous mit aussitôt dans la confidence.  Pendant quelques jours nous vécûmes dans l'excitation et l'impatience.  Enfin Henri vint nous chercher et nous fîmes notre entrée dans leur antre, au moment même où Raymond allait tester pour l'ultime fois une radio sur laquelle sa lippe dubitative et son œil perçant se penchaient avec sollicitude depuis au moins une semaine.

-  Et maintenant, mes enfants, dit-il, en accompagnant ces paroles de passes de prestidigitateur, nous allons voir ce que nous allons voir.

Il ne pensait pas si bien dire.  Le courant branché sur l'appareil, une épaisse fumée en jaillit, en même temps qu'un sifflement aigu.  Les yeux du réparateur lui sortirent de la tête, sa lippe exprima un étonnement sans bornes et il leva les bras au ciel avec désespoir.   Ensuite il débrancha la prise.  Nos mines consternées n'éveillant en lui aucun soupçon, il se décida à ausculter l'intérieur de l'appareil.  C'est alors qu'il découvrit le pétard.  C'était une chose de carton rouge, longue de cinq centimètres et qui, comble de raffinement, comportait un fil de cuivre.  Un pétard électrique, ma parole ! Henri ne reculait devant aucun sacrifice.

Notre fou rire put enfin éclater.  Raymond se montra beau joueur.  La soirée se termina joyeusement au petit café d'en face, devant une Ginder Ale.  Mais quant à s'imaginer que Raymond allait renoncer à prendre sa revanche, c'était se montrer naïf et Henri ne l'était pas.

Les quinze jours suivants, il se montra d'une extrême circonspection, sursautant au moindre bruit et ouvrant les portes d'un grand coup de pied, dans la crainte de recevoir un pot d'eau ou de farine sur la tête.  Chaque soir, avant de rentrer chez lui, il ouvrait le capot de sa camionnette, prenait la peine de vérifier l'état des pneus et s'assurait à chaque fois qu'un câble ne reliait pas le pare-chocs arrière au poteau 'Stationnement Interdit", à l'ombre duquel il avait coutume de ranger son engin.  Raymond, pendant ce temps, gardait un air tellement innocent que Henri finit par conclure que sa vengeance était probablement de n'en point prendre.  Il cessa donc de se tenir sur ses gardes.

Le soir, dans la quiétude du foyer où sa fillette de trois ans jouait avec la mitraillette qu'il lui avait offerte pour la Saint Nicolas, Henri avait parfois la nostalgie de sa boutique et cela surtout si les gags de la télévision lui paraissaient d'une platitude désolante.  Il se découvrait alors une occupation urgente : la vitrine à faire, une réparation à terminer.  Nanti de la bénédiction de son épouse, il sautait alors au volant et n'omettait pas de s'arrêter à la papeterie du coin, en quête de sa nourriture intellectuelle : Tintin, Vaillant, L'Intrépide, Spirou et tutti quanti.

Ensuite, loin de la mollesse des fauteuils du foyer, loin de sa chaleur débilitante, Henri s'étendait sur deux chaises dans l'arrière-boutique et, bercé par le ronflement du poêle à mazout et peut-être par ses effluves, il se plongeait dans la lecture.  Au bout d'une heure ou deux, la conscience en paix, il s'endormait.

L'un de ces soirs, Raymond vint frapper à notre porte avec des mines de conspirateur, dont il portait d'ailleurs le signe distinctif le plus certain : la bombe ou plutôt, pas de lyrisme, un superbe pétard, plus rudimentaire que celui dont Henri avait usé mais deux fois plus long. Nous le suivîmes allègrement.

Un instant la vue de la victime dormant d'un air angélique, les mains frileusement logées au creux des aisselles et ses longues jambes repliées m'attendrirent.  Je tentai de fléchir l’assaillant mais il me rétorqua qu’on voyait bien que je n’avais pas fait la guerre.  Lui non plus ne l'avait pas faite, mais dans l'état d'excitation où il se trouvait, il était inutile de le lui faire remarquer.

Rangés derrière la porte de l'arrière-boutique, au travers de la vitre de laquelle nous pouvions tout observer, nous attendîmes une longue minute que la mèche fut consumée.  Après quoi une terrible déflagration se produisit et la vitre nous tomba sur la tête.

Quant à Henri, il dégringola à bas de ses chaises qui perdirent trois pieds dans l'aventure et il se convulsa durant au moins trente secondes, en jappant des paroles sans suite, desquelles il semblait ressortir qu'il se croyait victime d'une attaque de Martiens. Pourtant le bruit que nous faisions en nous gondolant derrière la porte lui frappa soudain les oreilles par sa sonorité humaine.  Il se mit sur son séant et nous couva d'un œil noir.  Je me précipitai alors pour panser ses plaies et ses bosses et lui affirmai que j'avais tenté en vain de le défendre.  Il consentit à s'asseoir sur l'établi et je tamponnai  à l'eau froide la bosse la plus importante qui couronnait son sourcil gauche.

-  A la condition d'être soigné par une femme aussi charmante, je veux bien qu'on me mette tous les soirs un pétard dans les pieds.

Mais le regard dont il accompagnait cette déclaration galante était plutôt féroce.  Sans nul doute, n'étaient les conventions, la politesse et la pudeur,  Henri m'aurait volontiers passée par la fenêtre, pour l'avoir surpris dans une situation aussi ridicule.  Toutefois ce fut à partir de cet instant que notre ami se passionna vraiment pour les pétards.  Son premier soin, pour éviter la dispersion des efforts et se préserver des attaques surprises de Raymond, fut de s'assurer de son entière collaboration.  Un code fut solennellement approuvé. Nul ne « pétardrait » individuellement, l'effet des pétards ne serait essayé que sur des tiers.  Le couple ami que nous étions serait exclu des opérations offensives mais admis comme observateur des dites opérations.

La voiture du plombier fut la première mise à l'épreuve.  Une roquette – tel était le nom dévolu aux pétards, en raison de son accent martial propre à intriguer les oreilles indiscrètes – fut branchée sur le carburateur et ne manqua pas de fumer, siffler et tempêter dès le démarrage. Manque de chance, notre plombier était tellement habitué aux caprices de sa guimbarde qu'il ne daigna s'arrêter que deux rues plus loin, pour flanquer tout un seau d'eau sous le capot,  dans l'intention d'étouffer ce qu'il prenait pour un début d'incendie.

Après cet échec relatif, la boîte aux lettres du propriétaire explosa et nous eûmes la satisfaction de lire le lendemain dans le journal : Nouvel attentat au plastic… Dégâts matériels importants… L'enquête se poursuit.

Et je compte pour rien la jouissance de voir la victime réclamer le terme avec une demi moustache noire et une demi moustache grise car l'attentat l'avait surpris en pleine opération rajeunissement. 

Grisés par ce total succès, les deux acolytes nous convièrent à les accompagner au petit café  qu'ils avaient élu pour l'opération suivante.  Il y avait peu de monde mais les réactions du chien de la maison, dès le premier essai, nous consolèrent de ce public réduit. Il se précipita tout droit en s'égosillant sur un paisible consommateur, dans l'intention évidente de déguster un morceau de son pantalon.  L'homme réagit violemment, à coups de pied. 

Et la patronne donc ! Elle referma d'un coup sec la pompe à bière et se précipita dans la bagarre. Comment ! On faisait des niches à son chien ! Elle se plaindrait à la Croix Bleue ! Et un bon conseil pour les ennemis de nos frères inférieurs : qu'ils se rafraîchissent le gosier ailleurs.

Le malheureux se trouva expulsé et veuf de son demi, avant d'avoir eu le temps de dire ouf.

Raymond, placide, amorçait sous la table une seconde roquette, tout en approuvant bruyamment la patronne.  Henri, secoué par le fou rire, se leva et se dirigea vers la porte. Sous peine d'exploser lui aussi, il lui fallait prendre l'air.  Mais ce qu'il vit n'était pas pour calmer son hilarité.  Au coin de la rue se pointait le personnage le plus pittoresque du quartier. Annoncée par la pointe acérée de son pied gauche, chaussé d'une bottine à boutons, "notre" vieille dame tournait le coin et s'avançait d'un pas martial vers Henri, sans se douter qu'elle allait au devant du plus grand drame de sa vie.

Nous avait-elle assez déridés, avec ses bas en cachemire prune, sa cape d'ecclésiastique espagnol et  ses deux minuscules chiens ressemblant à s'y méprendre à des sauterelles aux yeux exorbités. Ces avortons s'appelaient Pierre et Pierrot et leur maîtresse les engueulait comme s'il s'agissait de personnes humaines.  Sous son tricorne de feutre noir, les yeux de jais d'Elisabeth – ainsi l'avions-nous baptisée – flamboyaient alors et son visage, convulsé de fureur, évoquait une gargouille très gothique. Nous inclinions à croire que les  cabots étaient à ses yeux la réincarnation de son défunt mari, tant leur moindre incartade la déchaînait.  Terrorisés, les deux clébards avançaient parallèlement au bout de la double laisse, tâchant de régler leur pas sur celui de la patronne et surveillant du coin de l'œil les souliers noirs qui martelaient le pavé.

Nous avions fait sur Elisabeth un tas de suppositions.  Elle avait alimenté les plus drôles de nos gags.  Nous lui avions prêté les passés les plus divers.  Un jour elle était évêque défroqué, le lendemain, conspirateur en mal de complot, le troisième, altesse incognito mais jamais, au grand jamais, nous n'avions pu nous résoudre à accorder un sexe vraiment féminin à cette  créature.

-  Voilà Elisabeth, chuchota Henri à notre adresse, tout en nous régalant de joyeuses grimaces.

Raymond sourit, cligna de l'œil et fit rouler prestement jusqu'à ses pieds le pétard qu'il venait d'amorcer.  Henri ne s'aperçut de rien car il était tout entier à l'approche d'une si singulière personnalité. Lorsqu'ils furent face à face le pétard explosa.  Quant à Elisabeth… Est-ce qu'un cyclone éclate, est-ce qu'un ouragan se déchaîne, est-ce qu'enfin un cataclysme naturel se déclare ?  Non, n'est-ce pas ?  Soudain il est là, il fond sur vous, il vous anéantit.  Pierre et Pierrot, brusquement débandés, flairèrent dans cette odeur de poudre le parfum de la liberté.  Ils s'empressèrent de disparaître et nul ne les revit plus jamais.  La canne à pommeau d'argent d'Elisabeth se brisa net sur le dos d'Henri.  Ensuite elle employa à cette correction les pieds, les mains, les griffes et ce fut pis. Par bonheur pour sa victime, elle se rappela qu'elle était vieille, faible et cardiaque et tandis qu'elle reprenait son souffle, Henri prit la fuite.

Voyant l'émotion de la vieille dame, de bonnes âmes la firent entrer au café.  On lui offrit un cordial qu'elle balaya du geste, en se réclamant de son abstinence. Quant à nous, il ne nous restait qu'à transporter notre blessé dans son arrière-boutique où nous fîmes de notre mieux pour le recoller.

Ces avanies ne détournèrent toutefois pas Henri du projet juteux qu'il ruminait.  Il avait décidé de régler leur compte aux "commodités" de la cour, endroit qu'ils évitaient, lui et Raymond.  Il n'y avait que la rue à traverser pour utiliser les toilettes bien entretenues de notre petit café, et pour y entrer il était inutile de mettre des bottes en caoutchouc.  Il y alla un peu fort.  Le pot, déjà fort branlant, fut projeté, ainsi que la porte, à plusieurs mètres de là tandis que quelques-unes des vitres environnantes se brisaient. Le propriétaire qui avait entendu des rumeurs concernant les innocentes distractions des deux complices fit une enquête.  Personne ne vendit la mèche mais le proprio avait désormais la puce à l'oreille et le mieux était de ranger les pétards, pour d'autres temps et d'autres lieux.

La police alertée avait eu la naïveté de croire à la fable du transformateur qui aurait explosé par accident mais il valait mieux en rester là. Les deux loustics s'y résignèrent et la rue des Tanneurs reprit son calme, en dehors des heures où le Vieux Marché poussait jusque sur ses trottoirs l'écume de son animation bon enfant. Ensuite régnait une torpeur propre à vous faire songer à vos fins dernières. Le dimanche après-midi j’avais souvent un passage à vide, causé par ce calme soudain que seule venait troubler la mélopée déchirante de la vendeuse de caricoles poussant sa charrette ou celle des deux marchandes ambulantes un  peu mûres, poussant elles aussi leur étal en vantant, à voix aiguë, la qualité des prunes, des pommes et des poires qu’elles proposaient au chaland, avant de ranger jusqu’au lendemain leur voiturette dans quelque proche remise.

 

                                                                                                       MARCELLE DUMONT

 

Envoyez-moi un e-mail lorsque des commentaires sont laissés –

Vous devez être membre de Arts et Lettres pour ajouter des commentaires !

Join Arts et Lettres

Commentaires

  • Bonjour Marcelle ,

    Grand merci pour cette souvenance que tu nous offres en partage . Succulent !

    Merci pour ton commentaire lors de mon 'absence involontaire' ,une pensée , une attention , un mot , voilà ce qui tisse la belle trame de l'amitié.

    A très vite .

    Amitiés .

    Liliane.

  • J'aime beaucoup cette histoire de pétard pleine d'humour.

    Et puis tous ces petits détails de la vie des Marolles me replongent dans une ambiance que j'ai bien connue car j'étais aussi une fureteuse de brol.

This reply was deleted.

Sujets de blog par étiquettes

  • de (143)

Archives mensuelles