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Autour du comptoir

A ceux qui aiment les ambiances de bistrot, je propose ce texte pris sur le vif.

 

 

 

AUTOUR DU COMPTOIR

 

Willy était de taille moyenne, quand il se déplaçait comme tout le monde sur le sol carrelé de son bistrot.  Dès qu'il se retranchait derrière le comptoir il gagnait vingt centimètres, grâce au plancher.  Il n'en fallait pas plus pour qu'il regarde tout le monde de haut.

Il avait commencé par travailler en usine et par contribuer, chaque samedi et chaque dimanche, à la prospérité d'autres cabaretiers.  Cela, sans compter les lundis de kermesse.  Les jeunes filles pouvaient se désoler de voir ce garçon bien fait, aux beaux yeux gris bleu, délaisser la danse, lui tenait à vivre sa jeunesse.

Un jour, las de s'imbiber comme une éponge et de ne conserver d'appétit que pour les frites et les pickles, il s'était laissé annexer par une future mémère.  Il s'était marié, n'avait plus bu que du café fort et, grâce aux largesses de ses beaux-parents, il s'était  payé un comptoir dont il allait enfin connaître la bonne face, celle qui aligne les pompes à bière et le tiroir-caisse.

On ne voyait sa femme dans le café que le matin, à l'heure des seaux d'eau et de la savonnée ou pour servir les filtres et les bouillons que de malheureuses égarées s'aventuraient à commander dans ce temple du houblon.

Vers les onze heures entrait Joseph, le client le plus assidu.  Parfois il arrivait un peu plus tard.  Cela dépendait de l'heure à laquelle il lui fallait remplir la tâche à laquelle il ne se dérobait jamais.  Contrairement à ce qu'imaginent la plupart des gens, être chômeur n'est pas une sinécure. Ce métier, comme les autres, comporte ses tracasseries et ses aléas.  On peut vous obliger à pointer à huit heures, même par les plus froides et brumeuses matinées de novembre ou à onze heures, alors qu'il ferait si bon à ce moment-là, allumer sa pipe devant une spéciale, à la Brasserie des Sportifs.

Mais Joseph n'était ni amer ni mesquin.  Il ne parlait jamais de ses ennuis professionnels. Il tendait au discours philosophique.  Son penchant à l'abstraction et à la noblesse de pensée, il l'avait acquis durant les années où il était enfant de chœur, puis élève au séminaire, ensuite bedeau, et cette inclination ne s'était jamais démentie.

Il arrivait à Joseph, plongé dans une douce somnolence et rôtissant ses brodequins à la chaleur quasi maternelle de la massive colonne du poêle à charbon, de sourire et de hocher la tête, au souvenir des plaisanteries perfides décochées par les employés du bureau de chômage.  Il ne leur en voulait pas.  Ils n'avaient pas su se débrouiller !

Lui, Joseph, possédait un chic inné pour perdre très rapidement les places successives qu'il avait dû accepter depuis qu'il avait quitté la typographie. Son physique n'était pas son moindre atout, il le savait.  A quarante-cinq ans, sa chevelure en brosse était déjà d'un gris sale et son visage portait les stigmates de la longue malchance qui lui permettait de téter en paix le bien-être divin coulant des larges flancs du poêle, de sa vieille pipe et des fûts de spéciale.

Pendant une heure environ, Joseph avait la Brasserie des Sportifs pour lui seul. Par la porte entre ouverte de la cuisine on entendait le bourdonnement du rasoir électrique de Willy, la voix de sa femme et de sa mère.  Le poêle ronronnait et crépitait et les mêmes affiches,  sur les miroirs, à la même place que la veille, vantaient les mêmes bières et les mêmes apéritifs, par la vertu des biceps d'un malabar, amateur de bière virile, et le sourire d'une blonde évaporée, levant un verre de liquide rubis, de la même nuance que ses lèvres et ses ongles vernis.

La machine à sous, le billard, le football de table, le billard électrique étaient autant de tentations assoupies, toutes lampes éteintes, un décor dont on se demandait s'il allait se remettre à vivre.

Vers midi, le cordonnier arrivait à son tour.  Il était en pantoufles et en blouse grise.  Il avait été, lui aussi, élèves des jésuites.  C'était un homme digne, ancien combattant et, lors des commémorations patriotiques, il était aussi décoré qu'un sapin de Noël.  Il s'attablait avec Joseph.  Ils se mettaient à deviser gravement, faisant assaut de lieux communs, de maximes.  Le visage de Joseph, tandis qu'il rendait ses oracles, flottait dans un épais nuage de fumée de tabac gris, celui du cordonnier ; dans les volutes molles issues de son cigare.

La porte à présent s'ouvrait sans arrêt et d'autres habitués prenaient place, sans prêter grande attention au menu fretin des clients de passage que sans doute on ne reverrait pas demain.  Ecoliers échappés du collège, ouvriers des chantiers de construction, petits employés, couples furtifs dont la communion n'irait pas au-delà d'une heure passée sur la banquette inconfortable, main dans la main.

A la table voisine des deux compères se tenaient un homme et une femme, dans la trentaine.  Ils venaient de temps à autre chez Willy, manger un sandwich et boire un verre durant leur heure de table.  Ils étaient mariés mais pas ensemble, ce que n'induisait pas leur allure tranquille.  Ils étaient simplement collègues.  C'était une amitié quiète, pleine de silences.  S'il existait entre eux une attirance physique, elle ne s'exprimait pas.  Rien qu'une sympathie, des affinités littéraires, comme le goût partagé de la Vouivre de Marcel Aymé, les livres échangés, une certaine aptitude à la contemplation. Sympathie renforcée par le mépris commun des cancans de bureau.

Lui, réservé, secret, avec un humour froid, une contenance flegmatique et ne perdant jamais de vue qu'il se trouve dans son quartier ou peu s'en faut, qu'il lui faut saluer tout le monde et serrer des mains.

Elle, souriante, animée, attentive comme au spectacle, détendue mais observant tout.

Lorsqu'elle était là, Joseph, pourtant misogyne, à la fois par conviction et par commodité, se surpassait. Il rappelait désespérément à lui son intelligence, sa mémoire, toutes les réminiscences utiles, perdues dans les brumes de la spéciale. Il s'astreignait à une élocution laborieuse, fatiguait sa voix enrouée tandis que son nez rougissait dans son visage blême et il était drôle par éclipses.  Lorsqu'il avait réussi une boutade qui avait fait rire sa voisine, il tirait de sa pipe une large bouffée, pour masquer peut-être la lueur de satisfaction qui luisait sur sa physionomie.

-         Tu crois peut-être, disait-il au cordonnier, que c'est facile d'être bedeau et qu'il  suffit, pour s'enrichir, de voler les fleurs défraîchies des cimetières pour les refiler aux bigotes ? D'abord, moi je suis honnête.  Ma vieille tante m'a élevé comme ça. "Qui vole un œuf, vole un bœuf."  Ca ne m'intéresse pas ! Un œuf, passe encore, tu le mets en poche, mais un bœuf ?  C'est voyant… Bien sûr, il m'arrivait de vendre plusieurs fois le même cierge mais je n'ai jamais trafiqué de l'encens, des hosties ou des choses de ce genre, j'ai trop le respect de la religion ! Le sens du sacré, comme disait François "Maurois", c'est ce qui manque le plus à nos contemporains.  Des gaillards comme toi, vous n'avez le respect de rien.

-         Pardon, intervenait le cordonnier en tendant son cou de poulet déplumé.  La patrie est sacrée à mes yeux.

-         La belle blague ! Tu devrais postuler pour la place de Soldat Inconnu.  Une petite flamme, des fleurs, de temps à autre un discours, voilà qui t'irait comme un gant.

-         Tes plaisanteries sont de mauvais goût.  Chaque fois que la patrie m'a appelé, j'ai répondu présent !

Et le cordonnier se battait vigoureusement la poitrine, d'un air offensé.

Les yeux aqueux de Joseph frémissaient alors, comme un lac qui se ride sous la brise.  Il faisait un signe à Willy et celui-ci s'empressait de remplir les verres.  Il en profitait pour serrer la main du couple voisin, en affectant d'appeler la jeune femme  "Mademoiselle".  Il professait qu'il faut plaisanter avec les clients et, pas très sûr du bon accueil que recevraient des blagues salées, il se bornait à cette taquinerie, après tout flatteuse pour la dame.

Un jour, celle-ci entra seule et parut désorientée en n'apercevant pas Joseph.  Willy se sentit obligé de lui faire la causette, appuyé à la table voisine, sans lâcher son torchon.

-         Tu n'es pas avec ton amoureux aujourd'hui ?

-         Non.  Il paraît qu'il a la grippe.  Et Joseph, que lui est-il arrivé ?  Je ne le vois pas à son poste.

-         Il aura dormi trop longtemps.  C'est pour lui que tu viens ?  Je vais lui dire, il sera très flatté.

La conversation se poursuivit sur ce ton pendant un moment. La femme avait des yeux chaleureux et vivants,  et il lui était très difficile de feindre l'indifférence ou de cacher ses impressions.  Elle avait aussi un corsage plein que Joseph lui-même avait remarqué et dont, dans un accès de lyrisme, il lui avait fait compliment.  Elle n'y avait pas été insensible, cependant que son compagnon habituel avait tiqué devant cette familiarité.  A présent elle écoutait  Willy avec indulgence. On avait parlé un moment de Joseph, tellement serviable, bon enfant, doué même mais si paresseux !

-         C'est un Aztèque, répétait Willy avec conviction, un vrai  zigoto Avec ses mains à l'envers, il est capable d'enfoncer les clous par la tête.  Vingt fois il est tombé sur une bonne place et à chaque fois il a laissé choir.  Sais-tu qu'il a failli se marier ?  Il avait déjà acheté les meubles et tout et puis la donzelle a foutu le camp.

-         Il a eu du chagrin ?

-         Au fond, je crois qu'il était bien content.  Se marier, c'est avoir des obligations, devoir travailler, se laver et tout ça ! Tandis que maintenant il mange à peine et dort tout habillé. Quand tu bois, tu ne penses pas tellement aux femmes.  Ca ne doit pas fort le tourmenter. Sur ce plan-là, les hommes sont bizarres.  Moi, à six ans, j'essayais déjà de m'en servir.  Ce n'était pas plus gros que ton petit doigt mais j'essayais de le mettre à ma petite voisine.  Une vieille a tout vu, a couru le raconter à ma mère.  Qu'est-ce que j'ai pris comme raclée ! Je crois bien que j'ai passé trois jours à la cave.

Tandis que Willy rit, tout épanoui au souvenir de cette lointaine précocité, la jeune femme sourit du bout des lèvres, un peu gênée. Comparer le sexe d'un garçonnet à son propre petit doigt lui paraît d'un étrange mauvais goût.  Quel paysan, se dit-elle ! Tous ses souvenirs d'amour doivent être du même ordre.

-         Quand tu es petit, tu en remarques des choses à la campagne.  J'ai vu combien de fois égorger des cochons, tuer des poules ou des lapins.  Alors tu imites, tu veux faire la même chose. Une fois, chez mon oncle, toute une portée de petits cochons a crevé.  Avant qu'on les enterre, j'ai essayé de leur ouvrir le ventre.  Ca n'a pas marché.  Je n'avais qu'un coutelas en caoutchouc !

Willy, pour une fois en veine de confidence, aurait continué à brasser ses souvenirs d'enfance si un client n'était entré, un fan du foot et les deux hommes se sont plongés dans les mérites comparés du Standard et d'Anderlecht. 

La jeune femme retombe alors dans ses pensées.  Son collègue lui a téléphoné la veille.  Elle en a d'abord été flattée puis un peu mal à l'aise.  Etait-ce l'effet de la fièvre ?  Voilà qu'il lui avouait avoir rêvé d'elle, coiffée du petit chapeau blanc qu'elle a porté tout l'hiver, faisant de l'ombre sur sa vie. La formule était jolie mais inquiétante.  Il vaudrait mieux ne plus s'accorder ce coude à coude d'une heure.  Elle soupire.  Elle se plaisait pourtant bien chez Willy.  Comment dire cela à son copain ?  Trouver un autre intérim alors qu'elle a si bien fait son trou dans ce bureau ?  Merde ! Ces relations de travail qui deviennent trop tendres finissent généralement par tourner au vinaigre.  Perdre un ami pour une amourette ? Le jeu n'en vaut pas la chandelle.  Elle s'arrangera pour garder ses distances.  Elle se le promet avec élan mais il y a au fond d'elle un léger doute.  A-t-elle jamais pu se refuser un gâteau ?  Un sourire creuse une fossette dans le visage si mobile.  En voilà une comparaison pâtissière !

 

                                                                                                MARCELLE DUMONT

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Commentaires

  • Merci, Liliane, d'avoir partagé avec moi cette halte, devant un verre, dans un bistrot, centre culturel informel où il se passe finalement beaucoup de choses.
  • Cher Gil,

    Merci beaucoup pour ton message de sagesse si chaleureux. L'écrivain a besoin de solitude mais cette solitude risque de l'étouffer. J'ai beaucoup d'amis plasticiens et je suis soufflée de constater qu'il y en a très peu, à la notable exception de Lisette Delooz qui m'a poussée à m'inscrire sur Arts et Lettres, qui prennent la peine de me lire. La lecture qui fut et reste une de mes grandes joies est-elle devenue un exercice si pénible, alors que l'image prend tellement de place dans nos vies ?

    Je suis très sensible à ton poème sur ton Nord natal, dans lequel transparaît tant d'amour. Je suis moi-même de la frontière, étant née à Erquelinnes et le Nord est très proche de mon coeur. Dimanche passé, mon mari et moi avons visité l'expo "Esprit Mine", au Centre minier de Lewarde, près de Douai. L'aménagement de cet endroit est vraiment remarquable. Le grand-père de Jean était mineur de fond à Anderlues. Il est mort de la silicose, comme l'un de ses beaux-fils. Quant à la grand-mère, elle est descendue - clandestinement - dans la fosse à neuf ans.  Les Français et les Belges, originaires des bassins miniers, sont du même sang car ils ont le même passé. Mais je m'arrête et je me dis que mes impressions, après notre visite à Lewarde, pourrait faire l'objet d'un prochain billet.

  • Bonjour Marcelle ,

    Merci, j'ai aimé vos mots autour d'un comptoir ...j'y ai même pris l'apéro ..puisque j'y étais !

    Bravo !

     

  • Bonjour Marcelle

     

    Arts et Lettres est un formidable outil d’exposition pour les artistes. Mais effectivement, il faut faire avec plus de 2000 personnes qui en premier lieu publient leurs œuvres, leurs événements et qui ne prennent pas forcément un double statut, un temps artiste et un temps public pour d’autres artistes.

    J’ai vite compris que je ne pourrais tout lire, répondre ou participer à tout. J’ai ainsi décidé de publier à un rythme raisonnable me permettant de répondre aux commentaires et de rester dans un cercle restreint d’amis pour être dans un autre temps admirateur ou critique amical de leurs œuvres. Malgré cela, ce n’est pas facile sans prendre beaucoup de temps.

     

    Pour autant, je ne pense pas que le temps explique tout. J’ai l’impression que les écrivains ont plus de mal que les autres dans les contacts. Je constate que nombre d’entre eux ne les cherchent pas et même les repoussent. J’ai moult exemples d’auteurs qui ont tout laissé en plan et que je vois ailleurs ou qui ne répondent même pas à un commentaire. Ce n’est pas spécial au réseau Arts et Lettres, mais c’est dommage.

     

    Il ne faut pas vous étonner non plus que des poèmes longs ou des nouvelles en fassent fuir plus d’un. Combien de fois on m’a donné cette réflexion pour mes textes, et c’est stupéfiant quand ça vient de personnes qui disent écrire par passion, par plaisir. Je vais finir par répondre : au bout de combien de vers avez-vous réglé votre zapette fonction lecture? Etait-elle donc déréglée que vous êtes allé à la fin quand même? Désolé, ne vous avoir fait tant souffrir. Mais je n’ai pas eu à le faire sur Arts et Lettres, et les échanges que j’ai ont dépassé mes espérances.           

     

    Le seul conseil que je puis donner, c’est d’attirer l’attention sur vos publications par message. Ne vous découragez pas, ce serait vraiment dommage. J’aime beaucoup ce que vous écrivez et je prends chaque fois une leçon qui me servira peut être pour oser aussi écrire en prose …

     

    Bonne journée. Amitiés. Gil

  • Merci, Gil, de ton message, court, sincère et encourageant. Encourageant car, à part les réactions nombreuses à mon texte sur la précarité, j'ai peu d'échos sur les autres textes publiés jusqu'à présent. Je ne suis pas seule, c'est vrai, à m'exprimer sur le réseau et chaque envoi est sans doute une bouteille dans la mer de plus de 2000 membres nageant à la rencontre d'affinités !
  • Bonjour Marcelle

     

    J'aime beaucoup votre façon d'écrire. Vous m'avez embarqué sans problème dans votre histoire autour d'un comptoir.

    J'aime cette façon dont vous campez chaque fois tous vos personnages.

     

    Bonne journée. Amitiés. Gil

     

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