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Chartreuse

Il y a des histoires qui durent, il y a aussi des histoires d'amour, et parfois, heureusement, des histoires d'amour qui durent.

Sur le bord du verre, l'alcool pleure en de fines rivières. L'averse s'est éloignée: le noir des nuages vire au gris-brun, et au-dessus des arbres un arc-en-ciel vient lentement se peindre. Sous l'érable boule coulent de grosses larmes tièdes, comme autant de gouttes de thé gorgées de soleil.

Mes mains en coupe soutiennent ce verre aussi gros et fragile qu'une boule de Noël. La ligne d'horizon se déforme, puis se met à tanguer au rythme des révolutions circulaires que j'imprime doucement au liquide vert.

Autant de plantes pour m'aider à t'attendre.

La lumière rasante m'oblige à plisser les yeux. Elle souligne les petites rides que j'ai aux coins des yeux, celles que tu aimes tant car, comme tu le dis souvent, tu les as vues naître. Elles sont d'abord apparues au soleil, puis se sont peu à peu senties chez elles sur mon visage, au rythme des rires qui accompagnaient nos soirées.

Ce sont mes mains qui sont les plus impatientes. Dame Chartreuse dans son grand ballon de cristal s'emploie à les occuper, mais elles me murmurent toute l'envie qu'elles ont de se poser sur toi. Bien sûr je commencerai par t'ouvrir mes bras, et pourtant mes mains savent qu'elles seront à la fête dès ton arrivée.

Dès l'instant où nous serons réunis, elles ne te quitteront plus, tu le sais déjà. Elles seront dans ton dos lorsque nous nous embrasserons, elles tiendront tes poignets lorsque nous serons à table. Et nous rirons des regards amusés ou perplexes des convives assis à côté.

Plus tard, ce sont encore mes deux mains qui t'inviteront à te lever, puis à passer au bar avant de nous retirer dans notre chambre. Je sais qu'en mettant ta petite robe d'été ce matin, tu auras aussi pensé à mes mains qui la feront glisser sur tes épaules cette nuit.

Nous étions en vacances à ce même endroit lorsque pour la première fois nous nous sommes parlés. Je dégustais déjà le même breuvage, et tu avais commandé « la même chose » sans savoir de quoi il s'agissait. Je me souviens du rouge qui t'était monté aux pommettes alors que tu faisais tout pour que je ne remarque pas ta surprise.

Le lendemain soir, tu portais une jolie robe blanche, dont le décolleté semblait lutter contre le petit cordon noir qui lui imposait la sagesse. C'était toi tout entière qui étais tournée vers moi, c'était moi tout entier qui voulais te couvrir de caresses. Et pourtant, la soirée durant, nous avons joué l'un et l'autre au jeu de la patience et de la séduction, à n'en plus finir, comme si nous avions deviné à l'avance que nous serions d'accord, et que toute notre vie ne consisterait qu'à faire monter nos enchères amoureuses.

Ce soir-là nous avons dégusté longuement notre verre de Chartreuse face à la montagne. Au lieu de nous jeter l'un sur l'autre une fois montés, nous avons prolongé nos jeux de patience jusque dans le moindre de nos gestes.

Ta jolie robe n'est tombée qu'au milieu de la nuit. Non pas que le petit cordon de cuir noir ait tant résisté, mais goûter à la découverte de toi fut un ravissement, tant au travers de l'étoffe qu'ensuite.

Et c'est pour cela aussi que tu me fais patienter, maintenant. Tu veux me découvrir comme jadis tu m'as découvert, assis au même endroit, avec le même verre à la main. Depuis tout ce temps nous avons partagé des vacances ici et là, mais nous sommes toujours revenus ici, ne fût-ce que pour une seule nuit.

Être les pèlerins de notre amour né ici nous semble une évidence, et cette fois-ci comme chaque année, nous ne dormirons pas avant le chant du coq.

Ce n'est vraiment plus de notre âge, paraît-il. Mais nous le savons, toi et moi: nous resterons complices d'âme et de corps jusqu'au dernier jour.

J'entends ta voiture approcher. Si je m'écoutais je serais déjà debout, mais je veux être comme chaque année, et plein d'autres encore: tel que tu m'as vu pour la première fois.

Et toi tu seras telle que je t'ai aimée depuis ce premier soir.

Allons mes mains, portez à ma bouche les dernières gouttes de ce délicieux mélange, et préparez-vous à retrouver celle qui vous émeut depuis si longtemps.





Bruxelles, le 1 février 2009.

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Commentaires

  • On va dire que je joue une mi-temps dans chaque camp...
  • Très beau texte aussi, merci !  (et là, vous n'êtes pas une femme, pour une fois !)

  • Quelle finesse!! merci , je reviendrai me ressourcer...

  • Merci pour vos commentaires, c'est un plaisir de partager ces textes.

    Pour la petite histoire, à peine écrit, ce pélerinage amoureux est devenu réel... et il se perpétue aussi souvent que possible, aux Tines (à deux pas de Chamonix), face à la Verte et aux Drus.

  •  

     

    Merci encore pour ces écrits plein de délicatesse

    Assia

  • merci pour le partage ! Très beau texte et belle histoire d'Amour... Sincèrement,

  • Bonjour Renée,

    Merci pour votre gentil commentaire.

    Vous pouvez à tout moment créer un billet de blogue pour publier vos écrits. ces billets sont ensuite soumis à approbation avant d'être visible pour les autres. Vous pouvez aussi publier une photo directement dans le billet, le petit éditeur de texte vous le permet...

    Bien cordialement,

    Eric

  • Magnifique et si doux! Merci pour ce beau texte. Renée Fuks.  (P.S. J'ai un problème technique: comment faites-vous pour faire paraître votre texte ici? Je n'arrive pas à mettre quelques lignes que j'ai écrites récemment, en rapport avec la photo que je viens de placer, mais, pour le texte, bernique, je crains d'être nulle de chez nuls!)

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