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Publications de Maurice Stencel (288)

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La femme du boxeur

 

J’ai appris très tôt à ne pas draguer la femme d’un boxeur. J’avais quinze ans et Anne de Valois en avait près de trente. Ce n’est que plus tard que j’ai su qu’elle n’appartenait pas à la noblesse mais que Valois était son nom de guerre. Bien qu’elle n’ait jamais fait de résistance, comme d’autres de ses consœurs elle s’était choisi un nom qui séduisait ses pratiques tout autant que ses charmes qui étaient bien à elle, ceux-là. 

J’avais fait sa connaissance alors que nous étions couchés, côte à côte, sur un talus, à proximité des usines Michelin que des avions bombardaient. C’était durant la guerre. Mes parents et moi étions des refugiés installés depuis peu à Montferrand. Sous de faux noms parce-que nous étions juifs.

Comme la plupart des gens du voisinage, ils avaient abandonné  leur logement  pour se réfugier sur un terrain vague et, couchés sur le sol, les mains sur les oreilles, ils s’efforçaient de ne pas entendre le sifflement des bombes et le fracas des explosions. J’imagine que ceux qui priaient étaient nombreux.  

- Blottis-toi contre moi, Anne.

Elle se rapprocha tout en gardant la tête plongée dans l’herbe. C’était bon.

- Serre-moi fort.

Je lui avais entouré le cou et je sentais son sein gauche contre ma poitrine, de la main droite je tentais de toucher le second.

Les bombardements ne cessaient pas. Ils n’étaient pas dangereux. Tant qu’on les entendait m’avait-on dit, les bombes ne vous étaient pas destinées. De toute manière je m’en moquais, j’étais atteint d’une érection exceptionnelle et je me serrais contre Anne en geignant comme si la peur me poussait à me fondre en elle. Anne geignait elle aussi, elle devait avoir peur.

Les bombardements cessèrent et il y eut ce silence d’après les bombardements. L’usine Michelin n’avait pas été touchée et il y avait du feu plus loin dans la ville. Les gens s’étaient levés mais ils restaient encore muets. Anne me regardait comme si c’était la première fois qu’elle me voyait. Elle me dit : ça va ?, et elle toucha ma joue. Tu sais, ajouta-t-elle, mon ami c’est un boxeur.

Anne de Valois n’était pas une amie de mes parents. En fait, mes parents lui cédaient leur chambre contre un avantage financier, réfugiés nous n’étions pas riches, lorsqu’Anne devait rencontrer une fois par semaine un haut fonctionnaire de la Banque de France qui craignait l’indiscrétion des gérants d’hôtels.  

 Après le départ de Monsieur Pierre, vers trois heures de l’après-midi, Anne tenait compagnie à ma mère pour bavarder entre femmes. Mon père était au travail, et parce que depuis peu c’était mon après-midi de congé, ma mère me demandait de ne pas rentrer avant trois heures et demi, quatre heures. Je prenais le café, ou ce qui en tenait lieu, avec elles.

Avant de partir, Anne nous embrassait ma mère et moi. Moi, je rêvais que je bougeais la tête pour que ses lèvres touchent les miennes plutôt que ma joue, et je rêvais qu’elle s’en rendait parfaitement compte et qu’elles les appuyaient plus longuement que si ça avait été sur ma joue. Je rêvais.

C’était mon après-midi de congé parce que j’avais demandé à mon employeur que ce soit cet après-midi là. Naturellement, je ne l’avais pas dit à ma mère, elle aurait fait le rapprochement avec la présence hebdomadaire d’Anne de Valois.

Anne de Valois était apparue dans ma vie à un moment que je qualifierais d’historique si en même temps, hélas, des évènements plus importants n’étaient en train de bouleverser la vie et l’histoire de peuples entiers. Notre histoire d’amour se déroulait dans un cadre de tragédie.

Anne de Valois, je ne connais pas son véritable nom et je ne suis même pas sûr de son prénom, était une jolie femme, et ce que j’imaginais de ce qui se passait entre elle et Monsieur Pierre, la rendait encore plus séduisante aux yeux du jeune homme que j’étais.

Un jour, c’était après la nuit du bombardement, je lui ai demandé si je pouvais l’accompagner jusqu’à son domicile

- Cela me fera une promenade, tu veux bien ?

Elle voulait bien.

- Mais ne te fais pas d’illusions. Ami, ami, tu promets ? J’aurais promis n’importe quoi pour la ramener chez elle. Chez elle, après une bataille de pure forme, elle m’avait laissé me serrer contre elle en répétant:

- Tu avais promis, tu avais promis.

J’étais à ce point excité que je ne l’écoutais  même pas. Soudain, cela arrive aux jeunes gens de quinze ans, j’avais perdu tous mes moyens. J’étais honteux et je n’avais plus qu’à me suicider.

- Cela arrive, m’a dit Anne, en souriant, elle avait mon visage contre sa poitrine.

- Ne t’en fais pas, est-ce que c’est la première fois que tu aurais fait l’amour ? Tu sais, cela vaut mieux. S’il l’avait appris, mon ami ne nous l’aurait pas pardonné. C’est un boxeur, je te l’ai dit. Il est jaloux, et il tape dur. Soyons amis, tu veux bien.

J’ai fait connaissance de son ami le mercredi suivant.

Ah, c’est donc toi, dit-il ? Il avait embrassé Anne  en lui entourant la croupe. J’ai une faim de loup. Il m’a regardé : Cela t’intéresse la boxe ? J’ai une faim de loup, répétât-il, et pas seulement de manger. Si tu veux, je t’emmènerai  avec moi. D’accord ? Et il me tendit la main. J’étais à peine à la porte qu’il avait glissé sa main entre les seins de son amie visiblement consentante. 

Il se nommait Henri Petitjean mais dans le milieu, on le connaissait sous le nom de Petit Riri. Il était poids léger et, entre les matches pour le titre, il gagnait sa vie en se produisant dans des salles spécialisées, souvent des arrière-salles de café, devant des amateurs et leurs amies qui appréciaient son jeu de jambes et son sens de l’esquive. Un véritable danseur, disait-on. La preuve, son visage indemne de marques de coups.  Il haussait les épaules avec modestie et il me montrait, les deux poings l’un derrière l’autre devant son visage de biais, comment il fallait se tenir.

J’aimais beaucoup petit Riri. Moi aussi désormais, je l’appelais par son nom de guerre. A croire que personne n’était heureux de celui dont la nature l’avait doté. J’avais le sentiment inavoué que de la sorte je devenais plus âgé et que je partageais avec lui une partie des relations qu’il entretenait avec Anne. En moins réel peut-être mais pour un garçon de quinze ans, c’était très confortable et sans danger.

En revanche, à mesure que l’amitié que me portait Petit Riri se développait, avec des tapes dans le dos, des clins d’œil complices de je ne savais quelles aventures clandestines, j’avais le sentiment que le regard d’Anne se modifiait à mon égard. Quand elle me regardait désormais, ce n’était plus avec une curiosité amusée mais, le dirais-je, elle me regardait avec ce que je devinais être de l’intérêt.  Dieu, que j’en étais fier.

Peu à peu, ils s’habituèrent à moi et je devins un intime. Je leur racontais  des anecdotes de travail et Petit Riri me parlait de ses matches et de l’admiration qu’il suscitait. Et il arrivait qu’à force de parler et, surtout d’écouter, l’heure du couvre-feu nous surprenait.

Petit Riri me retenait et faisait de la baignoire un lit improvisé. Je ne m’endormais pas facilement, la salle de bains était près de leur chambre à coucher et Petit Riri était comme un gosse qui détaille à haute voix tout ce qu’il contemple à la vitrine d’un magasin de jouets.

Un jour, tous les trois, Anne, Petit Riri et moi, nous avons assisté à un match de boxe où se confrontaient ceux qu’on appelait des espoirs. Cela tapait ferme et la salle, elle n’était pas très grande, s’excitait comme devant un match de championnat.

Lorsqu’un des garçons, il devait être âgé de dix-sept ans environ, se fît ouvrir l’arcade sourcilière  par son adversaire soudain plus hargneux, ce fût du délire. Les femmes s’accrochaient au bras de leurs compagnons vraisemblablement pour les protéger tandis que leurs compagnons s’arrachaient de leurs bras pour se pencher vers le ring et crier plus fort.

- Ce n’est rien, tu dois les voir quand c’est un vrai match. Elles font dans leur culotte.

Puis en se levant, il ajouta :

- Tu vas ramener Anne, moi, je dois parler aux organisateurs.

Il se tourna vers Anne pour lui dire :

- Je ne rentrerai pas très tôt, tu les connais, et avec le couvre-feu …. Mais je te laisse en de bonnes mains.

Il avait raison. Je lui promettais intérieurement  que je veillerais sur Anne  comme sur ma sœur.

Je ne sais comment l’expliquer: j’avais envie de rentrer avec Anne au plus tôt et, en même temps, de ne pas le faire immédiatement. Rentrer, soit ! Pour faire quoi ? Ou plutôt pour ne pas faire quoi.

C’est terrible d’avoir quinze ans et de se trouver face à une telle alternative. Je me souviens que bien plus tard dans le cours de ma vie professionnelle, j’ai pris plus rapidement des décisions qui me paraissaient plus importantes.

Nous sommes rentrés. Je lui tenais le bras, sa cuisse parfois frôlait la mienne, j’avais le sentiment qu’elle s’abandonnait. Chez elle, elle a fermé la porte, elle s’est retournée, elle m’a souri, elle a dit :

- Tu n’as pas envie de m’embrasser ?

Je me suis approché. Quand elle a touché mon sexe, elle s’est mise à rire.

- Ce n’est pas vrai, tu es toujours come ça ?

C’est au moment où elle a ouvert la braguette de mon pantalon que petit-Riri a frappé à la porte. C’est moi a-t-il crié. Et Anne lui a ouvert la porte.

Il a dit : j’ai pu me dégager et en me regardant, il a ajouté : Tu vas dormir ici, c’est plus prudent à cause du couvre-feu.

Anne a placé un oreiller dans la baignoire, elle a ajouté une couverture, elle m’a dit : tu n’auras pas trop froid ?, et elle est allée rejoindre petit-Riri qui ôtait son pull.

C’est ainsi que je n’ai pas été déniaisé par une femme de boxeur et que j’ai cessé de m’intéresser à un sport dont finalement, je ne sais pas ce que les femmes lui trouvent.

 

 

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D'étranges retrouvailles

.

 

Je voulais changer la moquette de la chambre à coucher. Bogdan à qui je faisais appel à chaque fois qu’il y avait une réparation à effectuer avait commencé à soulever la partie la plus usée.

- Vous devriez quitter l’appartement pour quelques jours. Je vais soulever des tonnes de poussière.

Bogdan exagère toujours. J’ai haussé les épaules :

- Tu exagères toujours. Je n’ai pas l’intention de partir.

Il voyait que mon attention était fixée sur un morceau de papier qui émergeait du tapis. Il a soulevé délicatement le tapis qui l’enserrait, il a retiré le morceau de papier et me l’a tendu après l’avoir frotté  contre son bras. Ce n’était pas du simple papier, c’était du papier bristol imprimé. Mon nom figurait en première ligne, tracé à la main, et à l’encre, à peine défraîchi.

Le texte parfaitement lisible était le suivant.

Cher condisciple Marcel nous sommes tous sortis la même  année. Vingt cinq ans ont passé. Nous éprouvons le besoin de nous retrouver le vingt-cinq du mois prochain. Réunion au bar 25 pour l’apéro. Hop-la, disions-nous le dernier jour des cours.  Hop-la, disons nous aujourd’hui.

Nous étions le 24 du mois. J’ai dit à Bogdan qu’il avait raison. Je lui laissais l’appartement durant deux jours.

Après m’être renseigné quant à l’horaire des trains, j’ai appelé mon taxi habituel pour me conduire à la gare et j’ai préparé une petite valise. Je logerais, ais-je pensé, à l’hôtel de la Cathédrale. Pour le repas de ce soir je déciderais du restaurant sur place.  

Il y a très longtemps  que je n’avais été animé d’une telle vigueur. Ma femme, elle est morte depuis plus de vingt ans, se serait moquée de ma fébrilité.

- Un gamin, tu es resté un gamin. Ah, revoir ses petits copains.

La ville avait bien changé. Je n’imaginais pas qu’elle ait pu se transformer aussi rapidement, c’est ma mémoire sans doute qui me jouait des tours. En outre, il pleuvait. Le col relevé, les bords de mon chapeau rabattus, je n’y voyais rien. Et moins encore parce que les verres de mes lunettes retenaient la pluie qui tombait à verse. A chaque fois que je voulais les essuyer, je devais m’arrêter. Sans l’aide de mes verres, j’étais plongé dans le brouillard.

Il y avait un café un peu plus loin. J’y suis entré.

Le hasard, ou la chance,  avait bien fait les choses. Le café se trouvait sur le coin de la place Saint-Pierre : chez Nelly. C’est là que pour la première fois de ma vie, je m’étais enivré au point qu’il avait fallu qu’on vienne m’y chercher.

En face devait se trouver le café de la grosse  Nini, celui sur les marches duquel j’avais embrassé Thérèse pour la première fois.

Lorsque la pluie a cessé, je suis monté jusqu’au bar 25 qui se situait derrière la Grand Place à cent mètres des boulevards qui ceinturaient la ville. C’est là que, il y avait quelques temps sans doute, j’avais bu un verre d’Orval ambré dans lequel on avait déposé une tranche de citron. 

- Il n’existe plus depuis vingt ans.

Le propriétaire de la boutique qui avait remplacé le 25, une épicerie, se trouvait devant son étal.

Il me regardait avec curiosité. 

- Vous n’êtes pas de la région ?  Auparavant, peut être ?

- Oui, auparavant. Enfin, je pense.

Durant un moment, je me suis demandé si je ne m’étais pas trompé de ville. Mais je me suis éloigné sans me tromper pour revenir à la place Saint-Pierre. C’était bien la preuve que cette ville dans laquelle je me trouvais était bien la mienne.

Il avait cessé de pleuvoir. Le pavé était mouillé mais le soleil faisait briller le tout. Je suis entré chez Nelly et j’ai commandé une Orval à la couleur ambrée. La décoration avait changé. Le patron aussi.

- Nelly ?

Il souriait en déposant mon verre.

- Je l’avais dit à ma femme. Nous aurions du changer l’enseigne. Mais les clients y sont habitués. Vous savez, ce nom existe depuis toujours.

- En face c’est bien la grosse Nini ?

- La patronne est un peu forte c’est vrai mais son prénom c’est Georgette, je crois. Je vais demander à ma femme. Ce sont des amies.

J’ai levé la main.

- N’en faites rien. Je crois que je me suis trompé d’endroit.

Je fis semblant de plaisanter.

- A mon âge, cela arrive souvent. J’ai nonante ans…enfin presque.

Je voyais bien que ça lui était indifférent. Il souriait tout en faisant un salut à l’intention d’un client qui lui faisait signe.

Je commençais à m’inquiéter. J’ai déposé un billet de cent euros sur table. Je n’étais plus sûr du montant que j’avais à lui payer. Si je disais : combien vous dois-je ? De quoi aurais-je l’air ?

J’ai repris l’argent qu’il m’a remis et je suis sorti.

Il valait mieux que je rentre. J’ai repris le train.

J’ai vaguement reconnu mon immeuble. C’était la fatigue sans doute. Pour quelle autre raison, aurais-je hésité ? J’ai sonné. Un homme jeune m’a ouvert la porte. Son visage m’était familier mais je ne l’ai pas reconnu. Je devais probablement lui ressembler il y a longtemps, il y a très longtemps. Souvent, les jeunes gens se ressemblent. Je me suis excusé et je suis reparti.

Je suppose que j’ai rêvé. Rien de tout cela n’est vrai ? Et pourtant ! J’ai lu un jour que le temps est étale. Il ne retient rien de ceux qui ne font que passer. Ont-ils seulement existé ?

 

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Hommes, mes frères !

 

 

 

C’est dans la maison de retraite où ses enfants l’avait placé à la mort de sa femme qu’il me l’a raconté.

Jerry qui fût son ami d’enfance avait été parmi les premiers à étrangler un soldat allemand pour lui prendre son arme. D’autres juifs l’ont fait après lui. Et la révolte du ghetto de Varsovie a éclaté.

Ce sont des juifs qui craignaient pour leur vie qui l’ont dénoncé. Il leur en restait si peu en réalité. Ils le savaient mais l’espoir fait vivre. Peut être lui ont-ils rendu service.

Les Allemands l’ont collé  contre un mur. Un officier a crié : feu ! L’un des soldats s’est retourné, la main au ventre, et a vomi. Il a dit : j’ai du manger quelque chose que mon estomac n’a pas supporté, saleté de nourriture polonaise. 

Ils l’ont abandonné. Il est resté replié contre le mur jusqu’à ce que la nuit tombe. Les rares passants s’écartaient. L’un d’eux s’est approché et a craché sur son visage.

- Un juif aurait été dénoncé par un autre juif ? Il le condamnait à mort ?

- Oui.

- Un juif ? Un autre juif ? Son frère ?

Il secoua la tête.

- J’y ai beaucoup réfléchi. C’est quoi un juif ?

Il y eut un moment de silence.

- Niemeyer, un pasteur je crois, en a accompagnés au camp, une femme, elle aussi en a accompagnés au camp.

Il se tut à nouveau.

- Cela ne compte pas qu’ils fussent juifs ou non. Ce qui compte, c’est qu’ils soient des hommes, des frères. Oui, je sais. Ceux qui l’ont dénoncé, celui qui a craché, jusqu’à ceux qui ont tiré et jusqu'à l’officier qui a crié feu avant de lamper une rasade de schnaps, tous étaient des hommes. Ses frères !

- Tous les hommes se ressemblent depuis toujours.

 

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Une histoire de juif.

Il y a longtemps que je souhaitais d'aller en Israël. Non pour y vivre comme Hector qui en était revenu, ni comme Michel qui y était enterré sous une stèle marquée du Magen David quoiqu’il ne fut pas juif. Je me demandais si Israël ressemblait à l'idée que je m'en faisais. Un Israël mythique avant d'être un territoire.

C'est l'image qui me venait sous la plume. Une terre où des intellectuels s'étaient faits agriculteurs, envahie par des malheureux qui n'avaient pour but que de vivre comme des êtres humains après avoir vécus comme des bêtes.

C'était aussi une formule qui pouvait s'inscrire dans un article. Mais dans cet Israël là, terre de Sion et des Hébreux,  les palestiniens avaient une présence qui tenait du théâtre, et perturbait mon raisonnement.

Peut être que l'incroyant que j'étais avait envie de mettre ses pas dans ceux du christ.

Le rédacteur en chef avait approuvé.

- Un article sur Israël, ce n'est pas une mauvaise idée. N'oubliez pas de parler des Arabes.

Je suppose qu’il y en avait, mais je n'ai pas rencontré d'Arabes en Israël. A Jaffa peut être, à proximité de la mer, dans un établissement semi-restaurant, semi-bistrot, où un employé du consulat m'avait invité à manger une friture. C'était à la fois le patron et le serveur.

- Il n'est pas juif? Je ne vois pas de différence entre lui et ceux que vous appelez des Sabras.

- Je n'en vois pas non plus. Il n'est pas juif, c'est sûr, mais les israéliens ne sont pas juifs non plus, dans leur majorité je veux dire. Ils ne sont pas très portés sur la religion, vous savez. Et ils n'apprécient pas tellement les juifs qui ne vivent pas en Israël, religieux ou non. C'est une nation qu'ils s'efforcent de créer. Ils prétendent d’ailleurs, pour se distinguer des juifs de l'étranger, qu'ils ne sont pas juifs mais israéliens. Cet homme là, il est israélien, si vous lui posez la question.

-  C'est compliqué d'être juif. Mon père disait qu'un juif, lorsqu'il veut se gratter l'oreille gauche passe le bras droit derrière la tête. C'est pour eux qu'on a inventé la formule: pourquoi faire simple quand on peut faire " compliqué ".

-Tu es juif, toi aussi?

C'était un garçon de grande taille, blond et les yeux rieurs.

- Pourquoi. Je n'ai pas le type?

Je suis resté trois jours en Israël. Le temps de mettre mes pas, effectivement, dans ceux du christ, et de visiter Jérusalem où se côtoyaient juifs orthodoxes et arabes.

L'article que j'ai écrit en rentrant, après un tableau d'ambiance, insistait sur l'entente des juifs avec les arabes, et celle des arabes avec les juifs. Deux peuples sans doute, mais une seule nation. J'en ai eu beaucoup de compliments.

Lorsque des amis m'ont proposé d'adhérer aux amitiés belgo-palestiniennes, j'ai signé une pétition qui prônait l'amitié entre les peuples, et j'ai proposé d'assister à un colloque qui devait avoir lieu au Caire.

Finalement, je ne suis pas parti. Jean Clément, un jeune avocat qui était devenu mon ami, le secrétaire du mouvement, après une réunion du bureau, m'avait demandé de rester. Il avait l'air ennuyé.

- Ca ne va pas, Jean?

- Ils ne t'ont pas accordé de visa.

- Quel visa? Qui ça ils?

- Ce n'est pas notre faute, Pierre. Ils m'ont téléphoné de l'ambassade. Ils disent que ce ne serait pas indiqué qu'un juif participe à ce colloque, au Caire.

- Ils t'ont demandé si j'étais juif? Tu leur as dit que j'étais juif? Je rêve, dis-moi. C'est la guerre, et les allemands sont toujours là.

J'avais le cœur qui battait, mes joues étaient brulantes.

- Je t'en prie Pierre. J'ai demandé tous les visas, pour chacun d'entre nous, dans le même courrier, en même temps. C'est ton nom qui les a frappés. Je ne savais même pas que c'était un nom juif. Je ne me suis jamais posé la question de savoir si tu étais juif ou non. Et même si tu es juif, c’est ton droit, ça n'empêche pas.

- Alors, qu'est-ce qu'on fait.

- Pour le bien du mouvement, les choses sont déjà tellement avancées, et nous avons des idées à défendre, je pense que tu aurais fait comme moi, j'ai dit: d'accord.

Le colloque, à ce que j'ai appris, avait été un succès. On avait cité la délégation belge dans la presse, et un officiel avait félicité Jean pour la hauteur de son intervention. J'aurais été satisfait, Jean avait utilisé certaines de mes formules dans son intervention.

Je n'ai plus participé aux réunions du bureau.

Un jour, j'ai cessé de proposer des articles au rédacteur en chef du journal. Je suis retourné à l’anonymat du secrétariat de rédaction. Je n’avais plus à me préoccuper de la signature apposée au bas de l’article. Pierre Berger en entier ou les seules initiales P.B. Il paraît que monsieur Balder, le patron du journal, en avait été surpris. Il aimait bien la manière dont, en quelques lignes, j'évoquais une atmosphère, une ambiance.

- En quelques lignes, Pierre se fond dans un milieu. On dirait qu'il en fait partie.

Oui, pensais-je, mais qui est Pierre?

Hélène était une collègue de bureau. Séparée de son mari, sans enfant, elle restait assez tard au bureau. Moi même, je ne quittais le journal que lorsque les rotatives étaient prêtes à tourner. Ensemble, nous allions prendre un verre avant de rentrer. Nous nous sommes mariés au désespoir de ma mère. 

- Souviens-toi. Lorsque nous avons passé la frontière en 1942. Souviens-toi des soldats allemands. Est-ce qu’elle aurait risqué sa vie pour toi ? Seule une mère juive est capable de le faire. Est-ce qu’elle risquerait sa vie pour quelqu’un dont tous ses frères disent qu’il n’est pas leur semblable ?

Et moi, pensai-je, est-ce que j'avais réellement envie d'être de ce peuple dont l'histoire baigne dans le sang?

Nous étions mariés depuis près de vingt ans lorsque les prémices du cancer se sont déclarés. Nous n'avions pas d'enfants. J'étais d'une génération où on associait les mots enfant à ceux de guerre et de mort. On disait: faire des enfants afin de nourrir la guerre. Ce sont toujours les jeunes qui meurent à la guerre.

Les vieux, en général, et les généraux, si je puis me permettre cette plaisanterie éculée, meurent dans leur lit. C'était ainsi durant les guerres des anciens temps. Les jeunes ne craignent pas la  mort. Les vieux, si! Ils ne craignent pas cet accident aussi absurde que celui de la naissance, ils craignent de ne plus vivre. Chaque jour dépose des images alluvionnaires dont on ne distingue plus les odeurs. Bons ou mauvais souvenirs, elles prouvent que vous avez existé.

Les jeunes ont moins de souvenirs que leurs ainés. Par contre, ils sont convaincus d'être la substance d'un grand dessein. Ils savant qu'ils ne peuvent pas mourir avant que ce dessein ne se réalise. Même sous les bombardements, à plat ventre sur le sol, je levais les yeux au ciel, et une étrange exaltation soulevait ma poitrine. Je ne pouvais pas mourir. La preuve, c'est que j'ai survécu durant de nombreuses années, et que je vis encore.

Hélène, elle, n'était pas immortelle. Proche de la mort, elle n'avait pas été animée d'une exaltation particulière.

Jusque là, je ne savais pas à quel point j'aimais ma femme. Le soir de notre mariage, comme des esprits forts, nous ne nous sommes pas juré de nous aimer toute la vie.

- Le plus longtemps possible.

Qui, en effet, peut prévoir l'avenir. Pour Hélène, j'ai été celui qu'elle à aimé jusqu'au dernier de ses jours.

Lorsque ma mère est morte, c'était quelques mois avant la mort d'Hélène, je n'ai pas éprouvé la sensation de vide que j'ai éprouvé à la mort d'Hélène. Peut être parce qu'il est naturel que les plus âgés meurent avant les plus jeunes, et contribuent ainsi à un juste équilibre des générations. Quand c'est le contraire qui se produit, il n'y a plus d'équilibre, et on aboutit à une civilisation de vieillards, sans beauté, sans énergie et sans courage.

Mon père est mort quelques mois après la mort d'Hélène. Je ne le lui avais pas dit. Il n'avait plus toute sa tête, comme on dit, Il méritait que les images qu'il voyait, les propos qu'il entendait ou croyait entendre, autant que ceux qu'il tenait lui-même, le ramènent aux époques de sa vie qu'il choisissait selon ses envies. Ou selon ses errements.

Il m'avait raconté la fin heureuse de l'un de ses amis. Agé de plus de quatre-vingt cinq ans, il avait marché entre les rails, à la rencontre des trams. En levant sa canne, il criait:

- Ce tram est à moi, de quel droit vous en servez-vous?

Des agents de police l'avaient entouré, il avait été placé dans un asile, et il était mort heureux, persuadé qu'il était propriétaire d'une flottille de tramways.

Cette année là, j'ai beaucoup côtoyé la mort. Je n'avais plus d'attaches réelles. Je me retrouvais seul comptable de ma vie. C'était une année curieuse. Je revoyais mon passé comme s'il s'agissait d'un film tourné à l'envers. Un de ces vieux films d'actualités qui ressemblaient à ceux de la naissance du cinéma. Les personnages couraient, les gestes saccadés. Tout semblait caricatural. Mais les morts, de plus en plus nombreux, ne se relevaient pas à la fin du spectacle.

Je me suis posé la question. Ces hordes humaines traversant la scène en tous les sens, étaient-elles liées a des images encore récentes, ou avaient-elles marqué ma mémoire, parce qu'elles se répétaient depuis des siècles?

Je me suis souvent demandé à quoi on pouvait reconnaitre qu'une guerre allait survenir. Pas une de ces petites guerres qui depuis quelques temps surviennent à différents endroits de la planète. Une guerre sérieuse avec des ennemis suffisamment proches pour qu'ils puissent se réconcilier rapidement. Que les survivants puissent se demander pourquoi ils se sont fait tuer.

Ce sont des guerres normales dont on enseigne la stratégie dans toutes les bonnes écoles militaires. Sans se préoccuper de la nationalité de l'auteur qu'on étudie.

Pour les juifs, durant la dernière guerre cela n'avait pas été pareil. Durant les guerres d'une certaine ampleur, comme il se doit, ils étaient assimilés d'office à la communauté de leur pays. Il arrivait que durant un assaut, un juif tuât un juif à l'uniforme différent du sien. Il en était profondément désolé, il répondait Sheema Israël à celui qui criait avant de mourir Sheema Israël. C'était le prix à payer pour continuer d'être l'homme d'un pays. Durant la dernière guerre, quel qu'ait été leur pays d'origine, il n'y eut pas de bons ou de mauvais juifs. Pour un grand nombre d'êtres humains, ils étaient tous mauvais. Tous, il fallait les éliminer. Durant cette guerre là, aucun de ceux qui sont morts n'a eu droit à une mort honorable. Ni à l'endroit où des proches survivants auraient pu se recueillir sur leur tombe. Ce n'est pas juste.

Je m'étais étendu sur l'herbe comme je le faisais de plus en plus souvent dès que le temps le permettait. La sonnette a retenti. Je n'attendais personne. C'était Hector que je n'avais plus revu depuis son départ pour Israël. Lorsqu'il en est revenu, il s'était engagé dans une firme dont les activités se développaient au Congo. Jusqu'au jour de l'indépendance du Congo, et du départ forcé des coloniaux. Les nouvelles que j'avais eues de lui l'avaient été par pur hasard.

- J'ai appris que ta femme est morte. Je suis désolé, Pierre.

Il paraissait ému. Il parlait comme si nous nous étions quittés la veille.

J'ai toujours partagé ma vie en périodes que, sans le vouloir sciemment, j'oubliais dès qu'une autre commençait. C'était une méthode qui permettait de vivre longtemps. Presqu'en paix.

Pourquoi suis-je vivant? Et non pas ceux qui ne sont pas morts de mort naturelle. Ils auraient eu mon âge aujourd'hui.

Parce qu'ils étaient juifs? Mais, c'est quoi un juif? Je me souviens que j'avais huit ans, lorsqu'à l'école primaire, un condisciple m'avait crié: "sale juif".

Le jour de la prochaine commémoration à Auschwitz, j'accompagnerai les organisateurs. Vers la fin de l'après-midi, je me rendrai à la baraque la plus éloignée. Je m'étendrai sur un des châlits. Peut être que c'est ma place que je retrouverai. Celle qui encombre ma mémoire. Peut être que c'est ce qu'ils veulent, ceux qui me regardent comme si je n'étais pas tout à fait l'un des leurs. Comme s'ils attendent cependant de moi que je leur dise quelque chose. Quelque chose que nous ne comprenons pas ni les uns ni les autres. Mais qui est important.

Je me souviens d’un poème écrit par un poète qui s’est suicidé à l’âge de trente-trois ans, l’âge d’un juif crucifié.

Il disait : je suis un nuage en pantalons.

 

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Partie carrée

 

Pierre avait épousé Cécile tandis je me mariais avec Marie. Le même jour. Tous les quatre, nous nous étions promis une amitié et un amour éternels. Cinq ans plus tard, Pierre qui était un coureur né avait une maitresse.

Je l’ai répété à Marie, elle était au courant de tout ce qui concernait nos amis.

Elle m’a regardé avec cet air moqueur qui me désarçonnait.

- Pierre se partage entre elle et Cécile qui n’en sait rien. De toute manière, le jour où elle l’apprendra  Pierre en aura déjà une autre. Cécile aura toujours une maîtresse de retard.

- Belle comme elle est, elle devrait se prendre un amant. J’en connais beaucoup qui seraient disposés à faire un effort.

Je le disais en riant mais cela ne faisait pas rire Marie.

- Tous les hommes sont l’esclave de ce qu’ils ont entre les jambes.

- Moi excepté, bien sûr.

Quels que soient les sentiments que m’inspiraient Cécile, il en est que je n’aurais pas confessés à Marie, je l’avoue. J’en rougissais intérieurement. Pierre était mon ami. Il m’aurait confiée sa femme dans le plus simple appareil, je n’aurais pas levé les yeux sur elle. Enfin, c’est tout comme. Enfin, je crois.

Je n’approuvais pas l’attitude de Pierre. Plus encore, je ne l’excusais pas. Quelque soit l’amitié qui nous liait, une amitié de toujours, je trouvais son attitude indigne. Pierre, Cécile, Marie et moi nous formions tous les quatre un carré d’amis qui s’étaient voulus digne de notre adolescence. Cette période de formations, de serments d’honneur et de résolutions qui marquent la vie tout entière. Je pris la résolution de lui parler. C’était un problème d’hommes. Un problème d’hommes que je souhaitais régler sans heurts, sans cris, dans le souci d’être celui qui comprend et qui rassemble.

Un après-midi, je me rendis chez Pierre. Pierre devait être au bureau. Cécile serait seule. Je m’efforcerais de la ménager.

Elle me reçut sans être surprise. Nos relations étaient celles de parents qui chez les uns ou chez les autres étaient toujours chez eux.

- Bernard ! Je suis contente de te voir. Et Marie ?

- Elle est à la maison, je lui ai dit que je me rendais à mon bureau.

- Elle ne sait pas que tu es ici ?

- Je voulais te parler. Seul à seul.

C’est vrai qu’elle était belle. Une chemise ouverte sur la poitrine dénudée à moitié, le jean serré, je comprenais qu’elle suscite la concupiscence de ses interlocuteurs masculins. Il y a cinq ans, c’est elle peut être que j’aurais du épouser. Mais aujourd’hui c’est peut être Marie que j’aurais désirée.

Qui a dit que les hommes devraient disposer de deux femmes pour être des maris fidèles. Une femme pour le jour et une autre pour la nuit.

C’est Pierre, le coureur de jupons, qui avait raison ?

Je me demandais si j’avais l’air suffisamment grave. Il faut une certaine solennité à l’annonce des mauvaises nouvelles.

- Je suis ennuyé Cécile. J’ai longtemps réfléchi. Si je n’avais pensé qu’à moi, je ne serais pas ici maintenant. Mais l’amitié impose des devoirs.

Elle s’était assise sur le divan, les jambes écartée, et me regardait en souriant.

- Tu me fais peur. Je ne te savais pas si solennel.

- Pierre te trompe.

- Tu m’as fait peur.

Son sourire s’était fait ironique.

- Tu sais avec qui ?

- Non.

- Je croyais que tu le savais.

Son regard s’était fait tendre.

- Avec Marie. Avec Marie, ta femme.

C’est drôle, la manière dont le temps passe. Je venais de vieillir d’un seul coup. Ce qui était plus drôle encore, c’est que je n’en éprouvais aucune tristesse.  C’est elle que j’aurais du épouser.

Elle s’est levée et elle s’est approchée de moi.

Elle me le répéta un peu plus tard tandis que je serrais son corps nu contre le mien.

- Avec Marie. C’est mieux avec Marie ou avec moi ?

Finalement, nous étions restés fidèles à ce carré que nous formions au jour de notre mariage. Et qui s’était promis amour et fidélité. 

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La femme de mes amis.

 

 

Le premier de mes amis que j’ai tué se nommait Frédéric Dieu, cela ne s’invente pas, comme on dit. Il était l’amant de Sophie dont j’étais devenu amoureux. Elle était très séduisante, elle le savait, et se collait contre le corps de son partenaire.

Je lui ai demandé :

- Pourquoi, tu ne veux pas que nous sortions ensemble ?

- Je suis fidèle, Pierre. C’est avec Frédo que je sors.

Le jour des funérailles de Frédéric, nous étions quelques uns à être présents.

Sophie et moi, nous sommes allés directement chez elle. Elle était nerveuse : une vraie pile électrique. Elle n’a retrouvé sa sérénité qu’après que nous nous soyons aimés. La mort est un aphrodisiaque puissant. Peut être le plus puissant. Ils le savent ceux qui ont pour maîtresse une veuve, récente de préférence.     

Peu à peu, je me suis détaché d’elle. Je dois le reconnaitre, les jolies femmes m’excitent lorsqu’elles sont l’épouse d’un autre. Celle de mes amis de préférence. Je ne comprends jamais ce qu’elles peuvent leur trouver.

Le second, c’était Richard, un ancien condisciple lui aussi. Très ambitieux, il avait épousé la fille d’un industriel dont il était devenu l’un des collaborateurs, Colette. Elle s’en était rendu compte très rapidement.

Elle m’avait dit un soir :

- Il coucherait avec son patron si ça pouvait aider à sa carrière.

- Et avec toi ?

- Lorsque ça se trouve.

- Et qu’est-ce qu’il trouve lorsque ça se trouve ?

J’avais trop bu peut être. J’avais les yeux fixé sur sa poitrine. Elle avait trop bu, elle aussi. C’est l’excuse que chacun de nous avança plus tard. Elle posa la main sur ma cuisse.

 Lorsque Richard est entré. Colette s’est redressée. Elle m’a jeté un regard qui me disait tout le regret qu’elle ressentait.

J’ai pris ma décision à l’instant. Il fallait que Colette soit veuve. Un banal accident de voiture.

- Tu te rends compte, Pierre. Une voiture l’a renversé dans une rue déserte. La police ne m’en a avertie que le lendemain matin.

- Tu n’avais pas été surprise par son absence ?

- Cela lui arrivait, parfois. Oh, Pierre !

Elle était blottie contre moi. Elle pleurait tandis que je lui entourais les épaules.

- C’était atroce. J’en tremble encore.

En effet, elle tremblait encore et pour la calmer, je lui ai dit en mettant la main sur sa poitrine :

- Laisse-toi aller, Colette. Pleure si tu en ressens le besoin.

Elle est restée veuve durant un an. Le temps de faire son deuil. En tant qu’ami de Richard, ma présence ne surprenait personne, je lui servais de garant.

Nous étions quelques amis, des anciens condisciples, qui nous rencontrions souvent. Nous passions de nombreuses soirées ensemble. Parce que j’étais célibataire, c’est à moi que leurs épouses, souvent, se confiaient. Elles disaient parfois des choses que je trouvais ahurissantes. J’avais toujours cru qu’il n’y avait que des garçons à même de tenir des propos salaces dont leurs femmes, parfois, étaient le sujet. Les femmes aussi se faisaient des confidences  très intimes quant à leur mari, je l’ai appris avec surprise.

Il y avait, à quelques kilomètres d’ici, un endroit où se rendaient des messieurs en état de besoins physiques. Je précise : un bordel. Je m’y suis rendu un soir afin de ne plus tromper ni mes amis ni leur femme lorsque je voulais satisfaire mes pulsions. Ce fût un désastre.

- Ce sont des choses qui arrivent plus souvent que tu ne l’imagines. Va, rentre chez toi. Ta bourgeoise s’occupera de toi bien mieux que je ne pourrais le faire.

La tenancière de la maison, une personne très bien,  souvent croisée sur la place du marché le samedi matin, avait eu plein d’attentions à mon égard. J’étais sûr qu’elle me parlait d’expérience mais je n’avais pas de bourgeoise, comme elle l’avait dit vulgairement. Et je ne manquais pas de moyens non plus.

Seulement, et cela me peinait pour eux,  je ne désirais que la femme de mes amis. Et seulement, lorsque mes amis n’étaient plus.

Peut être que les tuer m’excitait également ? Ou davantage ?

On peut tuer sur un coup de tête lorsqu’on aime passionnément. L’amant de sa femme, ça peut se comprendre. Ou sa femme, elle-même, bien que cela  je ne l’ai jamais compris.

Tuer comme je le faisais exigeait de la réflexion, de la préparation, beaucoup d’intelligence. Ceux qui ont déjà tué pourraient en témoigner. Je ne nierai pas que ça ajoutait au plaisir des sens un zeste d’adrénaline qui comblait le couple que nous faisions peu après.

Je n’en ai jamais dévoilé la raison à mes maîtresses successives. Cependant, au fond de moi-même, je savais l’attraction que pouvait exercer sur certaines la partie la plus obscure de nous-mêmes.

Après la femme de Richard, ce fût Evelyne. Celle que nous avions baptisée la ‘nunuche’. Elle ne l’était pas autant que la plupart d’entre nous le prétendaient. A voir le visage creusé de son mari, mon ami Jacques, le matin à l’heure où les citoyens normaux se rendent au bureau, on pouvait imaginer que ses nuits n’étaient pas destinées à dormir pour se remettre des fatigues du jour. C’est le jour, au contraire, qu’il se remettait au bureau des fatigues maritales de la nuit.

Après avoir bu un certain nombre de bières avant de rentrer chez lui, il s’était égaré sur un des quais du fleuve et, la tête la première, il était tombé à l’eau.

Evelyne était veuve, beaucoup trop jeune. Une malédiction frappait les épouses de mes amis. 

Elle se laissa conquérir par moi trois semaines après la mort de Jacques. De devenir la maîtresse d’un des plus anciens amis de son mari la soulageait. Elle avait le sentiment de lui être restée fidèle. Il n’y avait aucune réticence à parler de lui à son amant. D’Evelyne aussi, je me suis détaché.

Ces femmes qui étaient si proches à la fois de mes amis et de moi auraient pu constituer un club intime où elles auraient parlé de moi et de leur époux décédé. Elles préféraient garder leur secret, je suppose. Leur secret, c’était moi. Au-delà de l’amitié qu’elles se portaient, chacune pouvait penser que son secret était le plus précieux.

J’étais déçu de ne pas être reconnu comme l’amant de ces femmes si sages du temps de leur mari. Pourquoi ne pas le dire, j’étais déçu tout autant sinon plus, de ne pas être reconnu comme celui qui avait fait disparaitre leur mari. Cocufier quelqu’un, c’est bien, cela vous valorise auprès des dames, mais le tuer froidement était autrement méritoire.

Un soir un ami me dit :

- J’ai besoin de le dire, Pierre. Je n’en ai plus pour longtemps. Je ne peux pas le dire à Louise.

Nous étions assis au fond de la salle du Réjane, une taverne que nous fréquentions déjà du temps de nos études. René était atteint d’une maladie insidieuse et fatale.

- Tu la connais, Louise. Elle ne peut pas rester seule, ne serait-ce qu’une nuit : elle a peur. Elle ne sait pas de quoi mais elle a peur. Dans quelles mains va-t-elle tomber ? Promet-moi de t’occuper d’elle. Elle est belle et bien faite, tu n’auras pas à le regretter.

- Je te le promets René

Honnêtement, je ne pouvais pas refuser. Mais ça ne résolvait pas mon problème. Au décès de René, à l’aide de ses précieux conseils, je devins très vite l’amant de sa veuve.

Cependant parmi mes amis restants, on se douta bientôt qu’une étrange relation se constituait dès les premiers jours de leur veuvage entre de jeunes veuves, que leur mari et ami venait de quitter définitivement, et moi.

 Malgré une amitié de toujours, nos liens devinrent plus distants. Ils craignaient qu’une sorte de fatalité ne me poursuive dont ils risquaient de faire les frais. Lorsque nous nous rencontrions, ils regardaient tour à tour leur femme et moi.

Eux exceptés, personne ne parlait de moi. Le journal local disait quelques mots dans la page consacrée aux notices nécrologiques. Alors que moi, j’en avais de plus en plus conscience, c’est en première page que je désirais figurer. Le texte, accompagné d’une photo, je l’aurais volontiers rédigé moi-même.  Les lecteurs, et les journalistes, sont ce qu’ils sont. Il leur fallait un mort plus spectaculaire.

La psychologie d’un serial killer, c’est dans ce constat qu’il faut le rechercher. Ce n’est pas romantique peut-être, mais c’est humain. Je décidai d’agir.

La femme d’Edgar, le seul de nos amis qui avait mal tourné était une vraie beauté. Elle était fascinée par le monde de la nuit. Pour elle, je me mis à fréquenter les endroits louches, il en existe dans toutes les villes. Edgard était enchanté de ce qu’un de ses condisciples ait des goûts similaires  à ceux de sa femme et les siens.

Une nuit, avant même de monter dans sa voiture, et sous les yeux de sa femme, je lui plantai un couteau dans le dos. Cécile se mit à crier, elle fuyait en criant tandis que j’attendais la police.

J’avais vu juste. Le quotidien local me consacra une page entière le lendemain, puis durant de nombreux jours, une ou deux colonnes surmontées d’une photo.

Aux assises, les femmes dont j’avais occis le mari étaient là. J’avouai les crimes que la police ignorait. Chacune de ces femmes qui avaient été, faut-il le dire, mes amies avant d’avoir été mes maitresses, était persuadée que quoi que je dise, c’est pour chacune d’elle que j’avais tué mu par un élan irrépressible.

 

 

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Une belle journée de septembre.

 

La ville était pratiquement vide. Seuls quelques passants, des étrangers à la ville vraisemblablement, déambulaient sur la grand place, le mouchoir à la main, et se frottaient le visage et le cou tant le soleil de midi les faisaient transpirer.

Le podium sur lequel allaient se produire les candidats avait été installé le matin même. Le tissu rouge qui l’entourait dissimulait les tréteaux qui soutenaient le plancher.  A l’arrière un escabeau de plusieurs marches permettait d’y accéder. Les ouvriers qui l’avaient installé, avant de partir, avaient sauté dessus de nombreuses fois afin de s’assurer que le plancher ne risquait pas de s’effondrer.  

- S’agit pas que quelqu’un passe à travers.

Erigé sur le côté de la place, les sièges encore empilés les uns sur les autres, le tout avait un air incongru que les lumières des projecteurs allaient sans doute transformer le soir même.

Une annonce avait paru dans le quotidien local selon laquelle un crochet destiné à des amateurs de chansons aurait lieu dès le coucher du soleil, vers vingt-deux heures, après qu’un animateur ait chauffé l’auditoire. C’était Festi-Chansons qui  avait  organisé la première attraction populaire et culturelle parrainée par le grand magasin du haut de la ville. Si elle s’avérait positive, elle se reproduirait l’an prochain avec un cérémonial plus spectaculaire. Dix rangées de sièges avaient été prévues.

- Et s’ils sont plus nombreux ?

L’organisateur avait rassuré le responsable communal.

- Dieu vous entende. Ils se serreront contre la barrière.

Ils furent plus nombreux. Ils s’étaient serrés contre la barrière et, quand le feu s’était déclaré, deux spectateurs avaient été écrasés par des fuyards affolés. Ils étaient venus séparément, seuls le hasard et la mort les avaient réunis.

Le journal du lendemain les réunit à nouveau dans une seule et même manchette : « Deux de nos concitoyens sont décédés, écrasés par la foule, lors d’un incendie fortuit mais spectaculaire. Le substitut du procureur, Ernest Duliere, a ouvert une enquête ».

Avant de préciser la cause du sinistre, le plus simple avait été l’identification des victimes. Ils étaient munis l’un et l’autre de leurs pièces d’identité.

- C’est le destin.

Ni l’un ni l’autre n’avait de famille en ville, il ne serait pas nécessaire d’afficher un air de circonstance ni d’enfiler un veston pour annoncer la chose à des proches éplorés. La tâche incomberait aux agents d’un autre arrondissement.

Tout était simple.

Le substitut Duliere ferait dresser les procès-verbaux pour établir les responsabilités de l’organisateur ou de la municipalité si elle avait mal envisagé les risques courus ou d’un tiers encore inconnu, s’il y avait lieu. Dommage, avait-il ajouté.

- Pour une fois qu’il se passe un évènement culturel.

Il avait fait appeler l’inspecteur Fernand Delrue, un officier de la police judiciaire.

- Tu t’occuperas des victimes, Fernand. Qui sont-ils ? Etc. Le rapport habituel.

Moi, je connaissais tous les personnages de cette histoire. Il n’est pas exact de dire qu’elle avait mal tourné. Elle s’était déroulée autrement que certains ne l’imaginaient alors même qu’ils ne savaient rien de précis.

Jean Duthoit, la victime masculine, avait dormi tard ce jour-là. La veille, il avait traîné dans les cafés de la ville où il avait ses habitudes. Dans l’un, il avait joué aux cartes. Dans un autre, il avait bavardé avec le patron du bistrot. Dans un autre encore, c’est Valérie qu’il avait vue, assise loin de lui, le long du mur. Il n’avait pas osé l’aborder. Il avait l’esprit brumeux, ce n’était pas désagréable.

Valérie Dumonceau, l’autre victime, une jeune femme âgée d’une trentaine d’années, une jolie fille, s’était levée tôt. Elle le faisait tous les jours. Son cerveau, si c’est là que se situait le mécanisme du réveil, était incapable de distinguer le dimanche des autres jours de la semaine.

Il n’est pas rare qu’il fasse beau en septembre. Une sorte de gentillesse météorologique. Pas tout le mois généralement, mais quelques jours cependant.

C’est le dimanche que les souvenirs lui revenaient. En marchant dans le parc souvent vide ou assise sur un des bancs, le bras pendant derrière le dossier. Elle ne cherchait pas à se souvenir mais finalement, elle s’était soumise à ce flot d’images à peine anciennes. Elle y trouvait du plaisir alors que durant longtemps, il lui avait mouillé les yeux. Elle n’avait pas toujours été la jeune femme seule et réservée que ses voisins connaissaient à peine.

Elle avait été amoureuse, elle avait eu un amant qui était censé l’épouser mais qui ne voulait pas quitter son épouse,  il voulait jouir d’une maitresse à l’heure du déjeuner. Elle avait rompu parce qu’elle avait sa dignité de femme.

Elle avait emménagé dans cette ville de province parce qu’elle y avait trouvé du travail. Valérie était une femme de caractère.

Jean Duthoit, l’autre victime, n’était pas encore levé. La tête lourde, il était éveillé. Tous les dimanches, c’était le même combat qui se livrait entre son corps engourdi et son cerveau. C’était toujours son cerveau qui triomphait. Et Jean finissait par se lever. Souvent, il lui arrivait de le regretter.  

Un jour qu’il arpentait le parc municipal, un dimanche matin précisément, il aperçut un cycliste à qui il ne manquait que le casque pour ressembler à un coureur professionnel, s’asseoir lourdement sur un des bancs après avoir laissé tomber son vélo sur le sol, et discuter en riant avec une jeune femme d’aspect assez quelconque. Sinon que parce qu’un autre homme semblait se plaire auprès d’elle, Jean lui trouvât soudain du charme. Deux fois, il avait assisté au manège en se promenant autour du kiosque à musique. La seconde fois, il le reconnaissait, son cerveau avait triomphé de son corps, tôt le matin, sans gros effort.

Mais ce n’était pas ce dimanche de septembre qui allait les unir dans la mort. Ce dimanche ci, le dernier, il avait dormi longtemps pour ne pas interrompre un rêve dans lequel il tenait Valérie dans les bras. Mais peut être que ce n’était pas Valérie.

Il connaissait son nom et son adresse. Il l’avait croisée un jour de semaine, il l’avait suivie jusqu’au siège d’une société de comptabilité, il s’était renseignée à son sujet. Discrètement, avait-il pensé.

-J’ai l’impression, Valérie, que tu as fait impression sur un jeune homme sympathique. Il passe devant les bureaux tous les jours.

- A vélo ?

Une des secrétaires, celle dont le bureau donnait sur la rue, s’était étonnée.

- Tu connais quelqu’un qui fait du vélo ?

Elle répondit non mais elle pensa à Jean Mullier, son ami du dimanche matin.

Cela lui était agréable de penser à un homme qui ne lui déplaisait pas tandis qu’un autre, semblait-il, c’est à elle qu’il pensait.

Au cas où, pensa-t-elle sans le formuler clairement, il y avait là un substitut possible. Elle se mit à rire devant la stupéfaction de sa collègue. A quoi tient l’amour. Qui avait parlé d’amour ?

Vivement dimanche. 

- Viens vite, Valérie.

Trop tard. ! Le temps d’arriver, de se pencher à la fenêtre, on n’apercevait plus qu’une silhouette déhanchée. Qui, de Pierre Mullier, l’amoureux du dimanche ou de l’inconnu dont elle ne connaissait pas le visage, Valérie souhaitait-elle que soit le cycliste qui passait devant le bureau ?

L’amour a ses exigences, pensait Pierre Mullier. Il était mûr pour le mariage.

La veille, il avait reçu des organisateurs de Festi-Chansons une requête précise quant au matériel nécessaire. De quoi construire un podium, et de disposer de dix rangées de chaises. Le Conseil avait marqué son accord, il avait donc chargé le chef des travaux de la réalisation. Les ouvriers désignés pour ce travail dominical jouiraient de deux jours de congé compensatoires. Le représentant syndical, lui aussi, avait marqué son accord. De sorte que le beau temps aidant, cette fête culturelle, patronnée par le Grand Magasin de la ville, s’annonçait comme un futur succès.

Ce dimanche était un jour tout désigné pour nouer avec Valérie des liens qui dureraient jusqu’à la fin de leurs jours. Après la fête, il emmènerait Valérie chez lui.

Je ne sais pas si lecteur devine la fin de l’histoire. Je l’ai déjà dit, elle ne s’est pas déroulée comme la plupart des protagonistes l’ont déduit. La preuve est faite, une fois de plus : avant d’affirmer, un peu d’humilité s’impose.

Lorsque, la veille du fameux dimanche, pour se changer les idées, Valérie avait pénétré dans la brasserie, il avait levé les yeux vers elle. Pourquoi avait-elle eu la certitude qu’il s’agissait de l’inconnu qui passait et repassait devant les bureaux. D’autres plus compétents, le diraient. Je suppose qu’il s’agit d’un pan de la destinée que je ne maîtrise pas.

Elle aimait l’atmosphère de cette brasserie. On eut dit la brasserie d’une gare. Il y avait du monde. Personne ne semblait se connaitre. Tout à l’heure, lorsque le train sera prêt à partir, chacun rejoindrait son destin.

Si ce n’avait été dans la vie réelle, elle se serait dirigée vers lui. Elle aurait dit :

- Je peux m’asseoir ?

Ils auraient fini la nuit ensemble.

Le lendemain matin, le dernier jour de sa vie, elle s’était rendue au parc municipal.

Pierre Mullier vint la rejoindre. Il était vêtu d’un ensemble de sport, jean et blouson de toile.

- Je n’ai pas beaucoup de temps, Valérie. Il y a fête, ce soir, à la Grand Place. J’ai des choses importantes à vous dire. Vous viendrez ?

Il remonta sur son vélo en lui faisant des signes de la main. Elle pensa qu’il aurait pu en dire davantage. 

Quelques jours après le fameux dimanche, l’inspecteur Delrue apprit par la collègue de Valérie qu’un cycliste à la silhouette imprécise était passé à quelques reprises devant les bureaux, le vendredi dernier encore, mais ça avait été la dernière fois. De toute manière, l’information n’avait aucun intérêt.

Pierre Mullier quant à lui, n’avait rien raconté de ce dimanche ni des autres à Fernand Delrue. A quoi cela aurait-il servi ? Ce n’était pas avec son ancien condisciple qu’il avait eu l’intention de partager son lit. Valérie n’aurait pas ressuscité. En outre, l’inspecteur Delrue ne lui avait rien demandé.

Fernand Delrue ne s’intéressait que très peu à ce qui se passait dans le parc, le dimanche. La veuve de l’ancien ingénieur de la ville avait sa maison à proximité. Le substitut du procureur lui aussi y avait sa maison. A trop surveiller le parc, on risquait de le voir sortir de la maison de la veuve. De la part du substitut, cela ne prouvait rien. Fernand Delrue qui avait de l’esprit ajoutait en son for intérieur :

- Et si on le voyait sortir du lit de la veuve, est-ce ça prouverait quelque chose d’autre qu’un accès subit de fatigue ? A trop vouloir prouver… 

Les faits, rien que les faits, s’ils étaient consignés dans les formes, structuraient la raison d’un bon policier. Il faut laisser les supputations aux romanciers. Et les opacités de la vie aux aveuglements inévitables de la conscience.

Beaucoup de gens meurent tous les jours. La mort de Valérie et de Jean était due à la fatalité. Rien, d’ailleurs, ne me prouve qu’ils aient vécu. Et ce  spectacle, est-ce qu’il a eu lieu ? Peut être que je les ai inventés.  

Reste qu’il s’était agi d’une belle journée de septembre

 

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Un peu d''arsenic dans le whisky.

 

 

 

J’étais sur le bord de la route qui mène à Knokke-Le Zoute.

- Je peux vous déposer quelque part ?

Un homme mince, à peine plus âgé que moi, le menton orné d’une fine barbe, me regardait, l’œil amusé par ma surprise, à bord d’une Mercédès décapotable toute noire, similaire à celles qu’utilisaient les généraux allemands durant la guerre.

Les Mercédès impressionnaient davantage que les voitures américaines auxquelles on s’était déjà habitué : Chrysler, Pontiac, Studebaker, Cadillac, seules les Thunderbird  faisaient rêver. Et les M.G. anglaises avec lesquelles les jeunes gens un peu ivres roulaient sur les trottoirs durant la nuit de samedi à dimanche. Après avoir bu quelques verres en évoquant le match de hockey du lendemain.

J’étais au bord de la route parce que je faisais du stop depuis le matin. J’avais eu de la chance, je n’attendais que depuis un quart d’heure. J’ai posé mon sac sur la banquette arrière, et je me suis assis auprès du conducteur.

- Merci. Je vais à Knokke. Pierre Dutrieux.

- Joseph Collard. On m’appelle Joe. Je vais au Zoute. Vous me direz où il faut vous déposer.

J’avais réservé une chambre dans un petit hôtel à proximité de la Réserve où se tenait une exposition consacrée à un peintre belge devenu célèbre. J’avais lu des critiques à son sujet, et j’étais curieux de voir sa peinture. Nous en avons parlé, Joe et moi, ça nous a rapprochés.

Le lendemain matin, dans le hall d’entrée du casino, là où les toiles étaient accrochées, j’ai vu Joe qui parlait avec le peintre. Je connaissais son visage que des journaux avaient dévoilé la veille.

Lorsqu’il me vit, il me fit un signe amical pour m’inviter à les rejoindre.

- René Magritte, le héros du jour.

- Héros, héros ! Il ne faut rien exagérer.

- Je n’exagère pas. Quand mon père achète une toile, c’est que le peintre est célèbre. Ou le deviendra. Qu’en pensez-vous, Pierre ?

- Je ne connais pas votre père.

Nous étions sortis. Il s’était assis sur les marches de pierre.

- En réalité, il ne s’y connait pas tellement. Mais s’il juge le peintre ambitieux, il organise sa carrière comme un jeu de stratégie. Bouche à oreille, expo, rareté, un scandale si ça peut aider à la notoriété.

Il fit la moue d’un air malheureux. C’était peut être une forme de dérision.

- Nous ne sommes pas riches, Pierre. Etre riche, c’est vulgaire. Nous sommes fortunés. Très fortunés.

J’ai appris plus tard que son père était surnommé l’empereur, et que Joe, pour son vingt et unième anniversaire, avait reçu en cadeau un petit Piper peint aux couleurs du village où le père de Joe avait sa filature.

-Tu rentres quand ? En stop ? Je te déposerai.

Depuis, et jusqu’à la fin de sa vie, nous nous sommes revus à de très nombreuses reprises. Est-ce que nous étions devenus des amis ? Je le crois, oui.

Je n’avais pas assisté à son mariage. Cela avait été un mariage cérémonieux organisé par le Cercle Gaulois.   A la réception, on avait servi du champagne Lanson, celui que Joe affectionnait. Non du mousseux plus économique dont le serveur dissimulait l’étiquette, comme on faisait à l’occasion d’autres mariages. En revanche, il était venu me trouver au moment de son divorce. Leur union, à Cécile Van de Werre et à lui n’avait duré qu’un an.

- Elle a prétendu que je la battais. Elle veut divorcer et obtenir un dédommagement. Un gros  dédommagement.

Son avocat, Maître Dudevant, ancien batonnier de l’Ordre était une personnalité respectable et respectée. Un homme probe qui traitait souvent des affaires difficiles pourvu qu’elles fussent honorables. 

L’avocat de la femme de Joe, en revanche, était un habitué des petites affaires louches et des divorces. Il passait pour un homme auquel on n’aurait pas confié ni un secret ni son portefeuille.

Le juge de paix nous avait interrogés, quelques uns de ses amis et moi, à titre de témoins. Il avait bien fallu le reconnaitre. Nous aurions mis la main au feu pour le dire, s’il avait fallu. Joe était incapable de battre qui que ce soit mais, c’est vrai, nous ne fréquentions pas le couple du matin au soir.

L’avocat de la femme de Joe avait levé les bras au ciel. Des témoins comme nous, il les aurait souhaités à tous ses adversaires.

La femme de Joe était la fille d’un colonel de gendarmerie, je suppose que c’est le père qui avait impressionné Joe, un colonel ! La femme de Joe eut droit au divorce prononcé aux torts de son mari, et à un dédommagement considérable.

J’ai revu Joe, un an plus tard. Il mangeait à une table voisine de la mienne dans un restaurant réputé où j’avais invité un client important. Ma situation sociale s’était largement améliorée.

- Pierre !

Il était accompagné d’une jeune femme très élégante, et très séduisante. Lorsqu’elle éclatait de rire, les convives des tables proches des nôtres se tournaient vers elle.

Elle portait une robe de satin, d’un bleu intense, qui la moulait depuis la poitrine jusqu’aux genoux. Elle s’était levée au moment ou Joe nous avait présentés.

- Hélène, ma fiancée.

Mon invité regarda davantage la compagne de Joe qu’il n’écoutait les propos que je lui tenais.

- Monsieur Verdier, il faut fêter cette rencontre au champagne. Les affaires, nous en parlerons un autre jour.

Un serveur vint joindre nos tables.

Hélène, c’était évident, jouissait d’être l’objet du regard admiratif de mon invité. Moi, je m’efforçais d’être discret tandis que Joe, avare d’expressions trop visibles, se tenait droit sur sa chaise, les bras croisés pour écouter sa fiancée.

Elle minaudait. Mon invité, monsieur Legal, lui faisait des compliments auxquels elle répondait par des :

- Vous exagérez.

Après le repas, c’est lui qui suggéra de prendre un dernier verre ailleurs. Joe avait poliment refusé mais Hélène, toute excitée, avait répondu :

- Oh, oui !

Moi, j’avais dit que ma femme m’attendait, et je les ai laissés.

La vérité, je l’ai apprise plus tard. Hélène n’était pas la fiancée de Joe. A peine une amie. Une maitresse occasionnelle. Lorsque Legal avait proposé un dernier verre, elle avait pressenti l’amant riche qu’il pouvait devenir. Quelques jours plus tard, elle était devenue sa maitresse.

- Et si elle avait été réellement ma fiancée ou ma maitresse, ton Legal aurait-il hésité ? Il vaut mieux ne pas y penser.

Je n’osais pas lui répondre.

- Il y a longtemps que je m’en suis rendu compte. La plupart des hommes ont un sexe à la place du cerveau. Ils ne pensent qu’à baiser.

Je fis semblant de faire de l’esprit.

- Et à l’argent, a dit un dramaturge.

- Tu penses comme moi, Pierre. Qu’il vive ou qu’il meure, c’est pareil pour le reste de l’humanité.

- Pour l’humanité ? Tu utilises de bien grands mots.

La dernière fois que je revis Joe, ce fut quatre ans plus tard. Nous habitions la campagne et cet après-midi là j’étais seul à la maison. La sonnette retentit. Je suis allé ouvrir, c’était Joe accompagné d’une très jolie femme qui ressemblait à ces mannequins que les magasines de mode affichent en page de couverture. Peut être l’avais-je déjà vue à la Télévision, je serais incapable de le dire, mais son visage me paraissait familier. Peut être parce que ces jolies femmes en couverture de magasine se ressemblent fort.

Je regardais Joe mais, je l’avoue, c’était pour ne pas regarder trop avidement sa compagne.

La poitrine triomphante sous un col roulé, les hanches serrées dans un pantalon impeccablement coupé, les lèvres entr’ouvertes, tous ces symboles de la sensualité féminine que véhiculent les fantasmes masculins les plus anodins, je m’efforçais de ne pas les regarder. Je me sentais rougir parce que j’avais le sentiment que Joe se moquait de mon attitude.

- Pauline et moi, nous rentrions. Je me suis souvenu de ta nouvelle adresse, et j’ai voulu te saluer. Je ne te dérange, pas ?

Pauline me souriait.

-Elle était en Espagne avec moi. Nous étions fatigués. Nous ne sommes pratiquement pas sortis de l’hôtel.

- Joe !

En me regardant, son sourire s’était élargi. Je crois qu’elle a mouillé ses lèvres.

- Je te téléphonerai. Allons Pauline.

Il la poussait vers la porte, la main posée sur ses fesses.                  

Quinze jours plus tard, il m’a téléphoné. Il disait qu’il s’ennuyait. Qu’il était fatigué. Que c’était toujours la même chose. Sans ajouter rien de précis.

- Tu es toujours avec Pauline ? Mes félicitations.

- Elle me fatigue mais ce n’est pas à cause de ce que tu crois.

Il avait revu Henry, un ami célibataire, sans autre occupation que d’être toujours amoureux de la femme des autres. Cela mettait du sel dans sa vie. Sans aucune vergogne, il faisait la cour à Pauline qui, disait Joe, paraissait hésitante. Elle savait que Joe était riche, comme elle disait, mais Henry paraissait très riche lui aussi. S’il l’était plus que Joe, cela lui conférait un charme supplémentaire. Physiquement, là n’était pas la question, ils se valaient tous les deux.

- Il ne faut pas se fier au physique des femmes. Ce n’est pas parce qu’elles sont bêtes qu’elles ne pensent pas.

Joe aimait faire preuve de cynisme.

Je ne l’ai plus jamais revu. Cependant, j’ai le sentiment de l’avoir accompagné jusqu’au dernier de ses jours.

Henry, Pauline et Joe ne se quittaient plus. Hormis lorsqu’ils allaient se coucher. Henry de son côté, Joe et Pauline du leur. Certains jours, peut être que c’était le contraire.

Avant de sortir, ils prenaient l’apéritif ensemble. Toujours le même. Un whisky pur malt de quinze ans d’âge que Joe avait acheté à cette intention. Un soir, il n’avait pas eu envie de sortir, il avait versé du poison dans la bouteille. Il n’aurait qu’à ne pas toucher à son verre.

Ils trinquèrent en levant leur verre à la hauteur des yeux. Joe n’avait pas touché au sien de sorte qu’il vit Pauline et Henry redresser la tête avant de s’enfoncer dans leur fauteuil.

Probablement qu’il dit en ironisant :

- Vous n’aurez plus besoin de vous cacher. Et toi Pauline, tu n’auras plus de fausses excuses à me donner lorsque tu ne seras pas libre. Après tout, tu as raison. Un lit, c’est un lit.

Il regarda son verre auquel il n’avait pas touché. Il le vida d’un trait.

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La mort d'un orateur.

Il était monté sur le socle de la statue de Vercingétorix  qui tendait sa lame vers le ciel. A ses pieds une cinquantaine d’élèves, la tête levée, l’avaient suivis lorsqu’il s était écrié : Dehors, Olberti !

C’était la première fois qu’un auditoire s’était spontanément formé pour l’écouter. Il transpirait. Il avait des frissons. Jamais il n’avait éprouvé la sensation procurée par cette situation ambigüe : être le spectateur de lui-même.  Il voulait parler d’Olberti, un professeur qui avait expulsé un élève trop bruyant.

Finalement, il avait parlé de l’autorité et de l’assentiment à l’autorité. A certains moments, il s’en souvenait, il avait été trop obscur puis soucieux de se rattraper, trop abscons. 

Un de ses professeurs, Jean Lavergne était présent.

- Bravo Ferrier. Vous êtes moins disert à mon cours.

C’est le premier souvenir qu’il avait conservé de ce qu’il fallait bien appeler : sa carrière politique. Lorsqu’il avait concouru à sa première élection, il avait eu conscience de servir l’intérêt général. D’instinct durant les discours prononcés, il  tendait les deux bras en avant. Sans doute voulait-il signifier : 

- Je vous embrasse tous.

Son professeur, Jean Lavergne, travaillait pour le bureau d’études du Parti Socialiste.

Un soir que Jean Lavergne devait parler en province devant un groupe d’enseignants, il avait demandé à Pierre de le remplacer.

- C’est l’affaire d’une heure ou deux. Tu as un train pour rentrer à 10 heures trente.

Il avait été placé en bout de table entre le président de l’assemblée Jean Dufour et la secrétaire Sophie Lacour, une jeune préfète de Lycée pour jeunes filles. Elle était âgée d’une trentaine d’années. Et divorcée depuis deux ans.

Elle le regardait avec admiration. Si jeune, pensait-elle, et déjà il était l’envoyé de l’aréopage du parti. Assise à ses côtés, elle avait oublié les questions qu’elle voulait lui poser.

En saisissant son verre, Pierre avait pris celui de sa voisine. Ils avaient joint leurs mains par mégarde, ils avaient ri.

- Décidément, je suis maladroit.

- Non, c’est moi.

Parce qu’il avait manqué son train, c’est elle qui lui proposa l’hospitalité. Le lendemain, en rentrant, Pierre se sentait traversé par d’étranges sentiments.

Sophie était une jolie femme mais n’avait rien d’une nymphomane  qui se serait accrochée au premier venu. Ce qui l’avait séduit en lui, c’est la situation qu’elle lui imaginait au sein de Parti. Le remplaçant de Jean Lavergne. Autant dire, à peu de chose près, Jean Lavergne lui-même. Durant la nuit, elle l’avait interrogé sur la manière dont les décisions se prenaient. Puis ils s’étaient tourné le dos avant de s’endormir.

Dans le lit de Sophie, parcouru de frissons, il avait ressenti la même sensation que celle qu’il avait éprouvée le jour où il était monté sur le socle de la statue de Vercingétorix.

- Jean Dufour m’a téléphoné. Tu as fait une conquête m’a-t-il dit. Sophie Lacour.

- Les nouvelles vont vite.

Jean Lavergne avait posé la main sur son épaule d’un geste paternel.

- Il m’a dit surtout que l’auditoire était suspendu à tes lèvres. Il ne se souvient plus très bien du sujet de ta conférence. Mais elle a recueilli l’assentiment de tous.

Tu es un orateur véritable, Pierre. Je m’en doutais depuis le premier jour.

Jean Lavergne lui proposa d’être le suppléant du député Bologne, quatrième sur une liste dont cinq titulaires vraisemblablement allaient être élus.

- Le contact direct, le contact avec le peuple, Pierre !

Lorsqu’il parlait en province où il arrivait parfois avec la voiture du député Bologne, une voiture dont la plaque minéralogique était dotée de la lettre P, l’accueil qu’il recevait le comblait autant que l’auraient comblé des rapports sexuels.

Il se trouvait toujours des femmes qui l’applaudissaient comme s’il était un chanteur qui venait de se produire sous le feu des projecteurs. Il passait rarement la nuit seul. Le titre de député, suppléant ou non, ou bien le P de la plaque minéralogique de la voiture constituait un aphrodisiaque puissant dont il savourait les effets avec plus de joie que les compliments qu’il arrivait qu’on lui fasse ou la satisfaction de voir mettre en œuvre une proposition qu’il avait émise.

Il se souvenait de la réunion où avait été débattue la désignation d’un militant ou d’un autre sur une liste de candidats. Ils se disputaient la dernière place éligible. Chacun d’eux avait ses partisans. Ils n’arrivaient pas à se mettre d’accord. Au bout quelques heures, le responsable de la section eut l’idée de proposer le nom de Pierre pour ne heurter aucun des deux candidats. C’était sacrifier un siège incertain au profit de la paix au sein de la section. Puisque leur concurrent n’en profitait pas, les deux concurrents acquiescèrent. Contre toute attente, et mieux encore que les membres de la section ne l’auraient souhaité, Pierre fut élu.

- C’est le meilleur d’entre nous.   

Cette fois-là encore, il s’était souvenu de la statue de Vercingétorix. De la prière de Vercingétorix et du glaive pointé vers le ciel.

Le pouvoir au début  l’avait enivré. Peu à peu il cessa de l’exciter. Ce qui continuait de l’exciter, il se moquait de lui-même en se l’avouant, c’était le regard des femmes dès qu’elles le reconnaissaient. Il en jouissait comme le plus fat des séducteurs.

Un jour, c’est étrange comment les souvenirs vous viennent, c’est à Sophie qu’il pensât, la première de ses admiratrices. Elle était mariée à nouveaux. Elle lui avait écrit, et il avait recommandé son mari pour une fonction supérieure à celle qu’il exerçait dans l’organisme public qui l’employait. A quoi ressemblait-elle aujourd’hui ? Il était curieux de la revoir.

Par téléphone il proposa à Jean Dufour une conférence sur le sujet qu’il lui suggérerait. Un défi que le député arrivé lançait au jeune homme qui du haut de la statue de Vercingétorix avait harangué ses condisciples. 

- Tu me laisses le choix du sujet ?

- Et tu me le révèleras le jour de la conférence.

Ils bavardèrent un peu, il amena la conversation sur Sophie.

- Elle est toujours la secrétaire du Cercle ?

- Toujours, et elle est toujours aussi belle.

- Elle sera là, je présume ?

- Tu présumes bien, Docteur Livingstone.

Le soir de la conférence elle était là en effet fière de l’attention qu’elle suscitait chez d’autres participantes de l’auditoire. C’est avec elle que Pierre, après en avoir parlé avec Jean Dufour, discuta des problèmes du Cercle.

Il lui sembla qu’elle avait embelli. Elle était plus pulpeuse  que dans ses souvenirs. C’est elle qui lui dit, incidemment peut être, que son mari était absent pour la nuit.

- Cela tombe bien. C’est pour toi que j’étais venu. J’ai envie de toi.

En se rapprochant, il lui dit que la conférence durerait trois quarts d’heure, qu’il fallait compter une dizaine de minutes pour répondre aux questions éventuelles, poser une question à un député emplit de joie celui qui la pose, et il faut lui laisser le temps d’en jouir.

- Je pourrai être chez toi une demi-heure plus tard.

La suite, la plupart des gens l’ignorent. Seuls, son mari et Sophie en connaissaient le déroulement véritable.

Son mari était revenu plutôt que prévu. Il avait bu à proximité du lieu de la conférence et il était rentré chez lui. En poussant la porte de la chambre à coucher il avait vu Pierre qui chevauchait sa femme. Elle grognait. Pierre s’était retourné. C’est en plein cœur qu’il reçut la balle du revolver que le mari braquait sur lui.

- Dieu de Clotilde, si tu me donnes la victoire, je croirai en toi, avait dit Pierre tout au début de sa carrière.   

Peut être Pierre était-il mort pour avoir bravé le ciel.

 

 

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Une histoire banale

 

 

Lorsqu’Hélène est morte, j’avais cinquante ans à peine. L’âge où on s’interroge quant à sa vie et quant à son avenir. Souvent trop tard pour changer quoi que ce soit. Changer, oui. Mais sans bouleverser ce à quoi on est habitué.

C’est une boutade que mon ami Robert répétait souvent. Changer de femme, c’est changer de vie. C’est parfois la transformer de fond en comble sans devoir changer de voiture.

J’avais toujours rêvé de faire ma compagne de Julie mais c’est Robert qu’elle avait épousé et moi dont elle avait fait son témoin de mariage. J’ai parfois eu le sentiment qu’elle aurait accepté que je devienne son amant. Mais Robert était mon ami. Plus tard,  elle m’a dit qu’elle n’avait pas compris. Elle m’a demandé si je ne l’avais pas trouvée assez belle, ce jour-là ? 

Les hommes souvent, après quelques années de mariage, rêvent de femmes différentes selon les différentes saisons de la vie ou de la journée. C’est surtout vrai durant la nuit lorsque, en caressant leur femme, ils évoquent celles qui figurent en couverture des magazines. Ou la femme d’un ami.

Autant que les hommes, les femmes ont leurs rêves. Un certain nombre d’entre-elles, si pas toutes.  Elles rêvent d’hommes qui combleront leurs pulsions sexuelles. Et de celui qui à leur seule vue contribuera à améliorer leur image sociale. Ce sont rarement les mêmes. Les premiers sont jeunes en général. Et vigoureux.

Aux yeux de Julie, moi j’étais différent. Nous nous connaissions depuis si longtemps que ce n’était pas tromper son mari que de le faire avec moi. J’étais une sorte de double imparfait de Robert. S’il devait mourir avant elle, il aurait été heureux que je lui succède dans le lit de sa femme. Certaines nuits, je pataugeais dans ces idées saugrenues. Finalement sait-on ce qui est saugrenu ou non ?   

Hélène, un matin, ne s’est pas réveillée. Durant la nuit son cœur s’était arrêté de battre. Le jour même Robert avait un accident de voiture qui le tuait sur le coup. Etrange coïncidence ! A se demander si les morts ne se donnent pas d’étranges rendez-vous.

Aux  funérailles d’Hélène, j’ai reçu les condoléances de Julie qui m’a serré contre elle pour m’embrasser. Le lendemain c’est elle qui recevait les miennes et me serrait à nouveau contre son corps.  Elle  s’était parfumée un peu plus fort que la veille.

Trois jours plus tard, nous avons passé la nuit ensemble chez moi dans ce qui avait été notre lit à Hélène et à moi. Julie disait qu’elle était angoissée dans le sien. C’était la première fois qu’elle dormait seule. Elle a posé la main sur mon sexe.

Le sentiment amoureux, celui qu’on ne s’explique pas, a ressurgi au moment où elle m’a dit :

- Merci, c’était bon, tu sais.

Et des gestes qu’elle a évoqués en me mordant le lobe de l’oreille. Je l’aimais, je le savais.

Durant quelques jours, nous avons pris des précautions afin de ne pas susciter des propos vulgaires chez nos voisins. Elle rentrait chez elle dès la fin de l’après-midi mais revenait à la nuit tombée. J’avoue que cela augmentait notre excitation réciproque.

- Tu as pensé à moi en m’attendant ?

Puis elle est restée et nous avons vécu comme un couple établi.

Nous nous sommes mariés six mois plus tard.

A plusieurs reprises depuis, j’ai comparé Julie à Hélène. Une nuit, alors qu’elle s’était étendue sur moi, j’ai dit :

- Arrête Hélène.

Julie à éclaté de rire.

- Elle te faisait ça, Hélène ?

Elle m’avait caressé et j’avais réagi sans ardeur. Nous étions mariés depuis trois mois.

C’est à cette époque qu’elle a commencé à manifester une fringale d’achats. Elle avait de nombreuses courses à faire. Elle n’avait rien à se mettre, disait-elle. Elle s’absentait pour un après-midi entier et je constatais que j’en étais soulagé. C’était sûr désormais, j’avais eu tort d’épouser Julie. Même si elle était moins assoiffée de sexe qu’elle ne l’était à la mort de Robert.

Un jour, je l’ai suivie. Elle est entrée dans un hôtel et quelques minutes plus tard Gérard, un ami commun à Robert et à moi, la suivait. Trois heures se sont passées. Elle en sortit et Gérard sortait à son tour.

C’est la vie.

 

 

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Une famille honorable

 Les Bertrand étaient une famille qui exploitait une entreprise spécialisée dans la vente de semences. Henri Bertrand en était le propriétaire. Il était le mari de Fernande qui  s’occupait du ménage. Julien, son fils, avait fait des études agronomiques et le secondait. Et il y avait Cécile, la jeune épouse de Julien. Ils étaient mariés depuis un an à peine.  

Les Bertrand occupaient à la lisière de la ville une maison spacieuse dont la pièce du rez-de-chaussée servait à la fois de hall d’entrée et de salle à manger. Située près de la cuisine, c’était une pièce large et longue dont une partie était destinée aux repas autour d’une grande table de couvent et une autre qui était vouée au repos ou aux conversations intimes devant l’âtre haut de plus d’un mètre. Un large escalier de bois, à droite, menait à une mezzanine sur laquelle s’ouvraient quatre chambres destinées aux enfants. Au fond du hall, derrière une lourde porte, se trouvait la chambre  d’Henri et de son épouse.

Lorsqu’il avait modifié  la maison héritée de ses parents, Henri avait songé qu’il serait un jour un patriarche entouré de fils, de leurs épouses, et de leurs enfants. C’est ainsi que se créent les dynasties. Des voisins l’avaient surnommée : le château. Il n’en était pas heurté. Au contraire.

L’histoire avait commencé à la mort de Fernande. Agée de cinquante huit ans, Fernande avait succombé à un arrêt du cœur. Henri en avait soixante. C’était un bel homme haut d’un mètre quatre-vingt au torse puissant, au visage régulier. Seul le nez légèrement tordu à la suite d’une intervention médicale durant l’adolescence attirait le regard, on eut dit le nez d’un boxeur.

Lorsque Fernande vivait encore et qu’ils étaient à table tous les quatre, Henri regardait souvent Cécile. Fernande faisait semblant de ne rien remarquer, elle savait que son mari était sensible à la beauté des femmes.

Cécile avait conscience de la manière dont son beau-père, au même titre que la plupart des hommes qui fréquentaient les Bertrand, la regardait. Ils regardaient sa poitrine et ses hanches. Il se dégageait d’elle une séduction singulière dont finalement, pensait-elle, seul Julien son mari se souciait trop peu.

Quant à Cécile, le regard des hommes la troublait. Sous le regard qui la déshabillait et qu’ils accompagnaient d’un sourire faussement amical, elle imaginait ce à quoi ils pensaient. Ce qui la troublait, c’est que ça lui était agréable. Quand elle se déplaçait, la raideur qu’elle manifestait, elle le savait, attirait plus encore le regard sur ses hanches. C’était comme une caresse continue dont elle aurait voulu transmettre la chaleur à Julien. Hélas, elle ne provoquait chez lui que des élans rapides qui la laissaient sur sa faim.

- Vous prendrez la chambre du bas.

Après la mort de Fernande, Henri avait réfléchi. A quoi bon conserver la grande chambre et ce lit tellement large qu’un couple pouvait y dormir sans risque de se toucher par inadvertance.

- Et toi ?

Julien avait répondu sans beaucoup de conviction. Il n’imaginait pas que son père puisse avoir une autre compagne dans l’avenir. Dès lors, il pensait que c’était à lui qu’incombait désormais la responsabilité de la famille, et que la chambre du bas en était le symbole. Chaque chose a sa place toute désignée. Les choses de la vie, elles aussi, se déroulent selon un certain ordre.

Ils étaient accoudés à table.  Cécile dit :

- Vous serez mieux dans la grande chambre.

Henri pensait en la regardant : dans le grand lit.

Au bout d’un moment, Henri se leva pour se rendre au café où il avait repris ses habitudes de jeune homme. Durant ce temps ses enfants auraient le loisir de déménager de chambre.

Lorsqu’ Henri rentra, un peu ivre, il ferma doucement la porte d’entrée pour éviter de les réveiller. Il était content de ne rien entendre. C’est qu’il ne se passait rien, se dit-il. Si ça avait été moi, il se serait passé quelque chose.

Ils lui avaient aménagé la première des quatre chambres, celle qui se trouvait en face de l’escalier, celle qui eut été celle de son premier petit fils. Il se serait appelé Henri. Comme lui et son père. Un prénom de famille en quelque sorte.

Cécile avait posé un vase garni de fleurs sur la table où il allait déposer son portefeuille et sa montre. Peut être d’autres objets qu’un homme sort de sa poche avant d’ôter son pantalon.     

C’était l’été. Un été exceptionnellement chaud comme il ne s’en produit qu’un petit nombre durant un siècle. Henri n’était pas superstitieux  mais peut être que c’était un signe en effet.

Il éprouva une curieuse sensation en descendant, le lendemain matin. Est-ce qu’il était chez lui ? Peut être avait-il eu tort. Julien et Cécile étaient en train de déjeuner mais son assiette était à sa place habituelle.

Chacun d’eux portait une tenue légère. A travers la blouse de Cécile, on devinait les seins. Fernande aurait exigé une blouse moins transparente. Elle aurait dit :

- Ce n’est pas vous que les clients viennent voir.

Ce n’est pas sûr, pensait Henri. Julien aurait dit ce qu’aurait dit sa mère. Il le pensait vraisemblablement mais il n’osait pas le dire.

Ce jour là, Julien devait se rendre à une Foire agricole, on y présentait de nouvelles semences.

- Je reviendrai demain dans l’après-midi.

- Je croyais que tu reviendrais ce soir ?

Pendant que Cécile débarrassait la table, Julien était entré dans la  grande chambre pour faire sa valise. Il aimait cette chambre qui désormais était la sienne. Elle était le centre de la vie de cette famille dont il était l’avenir. Son père avait raison : une dynastie se crée et se perpétue dans la tête de ses membres.       

Henri était sorti. Il regardait le ciel. Temps d’orage ? Il aimait cette sensation dont la chaleur était la cause. Cette mollesse dans les muscles. Le temps des heures a des durées qui varient selon le climat, c’était une réflexion idiote quand on l’exprime mais elle était juste, pensait-il.

Il s’étendrait cette nuit, les jambes écartées, et dormirait tout nu. Et Cécile. Dormirait-elle toute nue ?

Il entendit la voiture de Julien qui partait. Il devait avoir chaud lui aussi. Il lui fit un signe de la main. Cécile revenait du garage, c’est là qu’elle avait embrassé Julien. Elle avait besoin de toucher ceux qu’elle aimait. Elle s’était serrée contre Julien.

- Reviens vite.

La chaleur l’accablait. Elle avait une conscience presque physique du regard d’Henri sur ses hanches. Sans raison, avant de rentrer, elle resta un moment immobile sur le seuil. Après le déjeuner Henri avait dit qu’il avait des courses à faire en ville.

- Vous reviendrez pour le dîner ?

- Oui. Fais quelque chose de léger.

Elle dit qu’elle ferait une salade.

- Tu as raison. Par ce temps une salade conviendra parfaitement.

Ce n’étaient que des banalités. Est-ce qu’il est nécessaire de parler simplement parce qu’on a peur de se taire ? On en dit peut être davantage encore.

Il ne revint que dans la soirée. Cécile l’avait attendu et ils dînèrent sans dire un mot sinon :

- merci, vous en voulez encore, père ?

Il avait toujours trouvé ce mot ridicule dans la bouche de Cécile.

Il n’était pas son père.

- Je vais me coucher, je ne sais pas pourquoi mais je suis fatiguée, ce soir.

Elle se leva et, sans desservir, elle se dirigea vers la grande chambre, celle qu’Henri avait occupée si longtemps. Elle avait rabattu la porte mais elle ne l’avait pas fermée. Il avait suffi à Henri de la pousser pour entrer.

Quelques jours plus tard, un matin, deux gendarmes frappèrent à la porte. En quittant le café, on supposa qu’il avait trop  bu, Henri s’était encastré dans un arbre. Il était mort sur le coup.

 

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Frieda la juive.

 

C’était quelques années avant la dernière guerre. C’était en Allemagne. Hitler était au pouvoir après que le peuple allemand en toute légalité eut renversé le gouvernement de Weimar, un gouvernement de  modérés que les communistes effrayaient.

Le Destin l’avait investi, il dominerait le monde. Dieu le voulait ! Gott mit uns.

Mais le peuple, les hommes sont comme ça, veut aussi de la viande à se mettre sous la dent, de celle qu’on produit dans les arènes après qu’il ait tendu le pouce vers le sol. A mort ! A mort !

Hitler allait lui en fournir. De la viande toute fraiche. Celle que dieu avait désignée, hurla-t-il en tendant le doigt vers les juifs, ces maudits de toujours. A mort !

Curieuse époque. Les élites allemandes méprisaient Hitler et sa clique. Mais la plupart d’entre elles s’y soumettaient. Tant les Junkers que les officiers à la joue marquée d’un coup d’épée.

Ils baissaient l’échine pourvu qu’ils puissent redresser la tête avec la morgue aristocratique des gens bien nés.

Que leur importaient les juifs. Des tailleurs, des coiffeurs, des usuriers qui ne prêtaient aux fils de bonne famille que contre l’assurance que leur argent leur serait rendu. Qu’ils crèvent si le peuple veut qu’ils crèvent.

Eric von Berger était différent. Je le reconnais : toutes les élites allemandes lorsqu’elles donnaient par prudence l’apparence de la soumission n’étaient pas les valets de ce petit sergent qui ameutait les foules avec des cris de dément. Tous les ouvriers allemands n’étaient pas des charognards assoiffés du sang des juifs. Mais, à cette époque, qui était en mesure de les distinguer ?

Eric von Berger était un hobereau issu de cette Prusse qui avait juré fidélité à l’empereur. Agé d’une quarantaine d’années, il servait dans l’armée avec le grade de commandant. C’est lui qui organisait les manifestations culturelles destinées à la troupe et au corps des officiers. Concerts, séances théâtrales, expositions de peinture, il se tenait au courant de la vie artistique et intellectuelle du pays.

Il connaissait le monde des artistes, les artistes officiels qui émanaient  des académies et ceux qui, quel que soit leur petit nombre, faisaient bouillonner les cerveaux. La peinture, en particulier, suscitait sa curiosité. C’était à ne plus rien comprendre de ce que ses années d’étude si conventionnelles en matière de culture lui avaient appris. Sur la peinture, et ces peintres dont chaque trait sur une toile prétendait révolutionner, et la peinture et la façon de voir.

L’un d’entre eux l’envoûtait plus que les autres, c’est le mot qui convenait. Un certain Groszberg, un juif. Et, pour d’autres raisons vraisemblablement, le modèle qui l’accompagnait constamment sous prétexte que l’inspiration et le besoin de peindre pouvait le saisir à tout instant.

Il peignait vite, à grands coups de brosse.

Son modèle, Frieda Lewitz, peignait elle aussi. A la différence de Groszberg, elle peignait des toiles aux couleurs tendres teintées de sensualité. Personne dans son entourage n’appréciait ces toiles qui n’étaient d’aucune époque imaginable.

- Ne sens-tu rien venir, Frieda ? Ce sont des années de sang, pas d’amour. Même la couleur rouge est trop tendre. Ajoute autant de couches que tu voudras, tu n’auras rien dit de ce temps. Il faut peindre avec du sang véritable.

Lorsque von Berger venait les voir dans son atelier Groszberg prétendait qu’il avait soif : 

- Je vais prendre une bière.

- Ce n’est pas moi qui vous chasse, j’espère ?

Il grognait quelques mots incompréhensibles, et il sortait.

- Il n’aime pas les militaires. Pourtant, il en faut quand il y a la guerre. Ils ne les perdent pas toutes.

- Je crois que ce sont les guerres qu’il n’aime pas.

Entre Frieda, la juive, et Eric von Berger, les relations étaient étranges. Mais, je le répète, qu’est-ce qui ne l’était pas à cette époque ?

Ce peuple allemand qui ne voulait ni voir ni entendre, et qui applaudissait lorsqu’on lui demandait d’applaudir ? Ce n’était pas normal. Avez-vous remarqué ? A la même époque, dans un même pays, parfois dans une même ville, il se passait des choses qui étaient généralement les mêmes mais lorsque vous interrogiez les habitants de la cité, des voisins en quelque sorte, ils racontaient la chose comme s’il s’agissait d’évènements tout à fait différents. A croire que le monde est constitué de cercles qui sont autant de planètes distinctes.

En d’autres temps, Eric et Frieda eussent été amants depuis le premier jour. Elle était belle d’une beauté qui séduisait sexuellement. Elle n’avait pas cet air farouche des jeunes femmes qui croient encore que le sexe n’est pas la première chose à quoi pense un homme. Pourquoi cet homme épouserait-il une fille dont il ne sait rien, alors ?

Eric était bel homme. De plus, c’était un aristocrate. On a beau dire, c’est doublement flatteur. Un homme à l’aspect fragile qui avait encore le visage d’un ange. Les femmes ont de la compassion pour ces hommes là. De la compassion aux abandons du corps il n’y a pas loin. 

C’était un officier allemand. Il craignait qu’elle ne cède par peur. Dans certains mess d’officiers, où il ne manquait pas d’homos qui ne savaient pas de quoi ils parlaient, on disait des juives qu’elles étaient de bonne baiseuses et on éclatait de rire. Eric ne voulait surtout pas que Frieda le soupçonne d’avoir des pensées aussi vulgaires.

Frieda n’osait pas se mettre au lit avec un allemand. Un officier allemand qui plus est. Aux yeux des siens, on aurait pu dire qu’elle n’était qu’une putain.

C’était le jour de cette fameuse nuit qui retentira longtemps encore du bruit des vitres brisées dans les rues de Berlin. La nuit de cristal. Je n’ai jamais compris pourquoi on lui avait donné ce nom. Il faut n’avoir jamais entendu se briser la coupe de cristal qu’un juif jette sur le sol. Le son du cristal est doté d’une musicalité singulière. Sa vibration tient du miracle. Cette fameuse nuit, ce sont les vitres des magasins juifs qui ont été brisées.

Dans les rues on entendait le martèlement des bottes  sur le sol, et le chant des nazis. Des chants ? Des vociférations d’ivrognes. Ils se dirigeaient vers les quartiers populaires, là où, pensaient-ils, se terraient les juifs. C’est dans ces mêmes quartiers, aux nombreuses arrière-cours, que travaillaient les peintres et les sculpteurs dans des ateliers qui avaient servis naguère à des artisans.

Lorsqu’ils étaient dans des cafés où on leur faisait crédit, les peintres passaient une bonne partie de leur temps à discourir à propos de la peinture. Ils inventaient des noms pour qualifier leurs mouvements. Ils pensaient qu’ils étaient en train de transformer la peinture. Nouvelle objectivité, Dadaïsme, Constructivisme, etc…Art dégénéré, disaient les membres éminents des académies.

-Il faut partir d’ici. Sur le champ.

Eric pressentait ce qui allait arriver. Il n’était pas bon d’être juif. En ce temps-là en particulier.

Et aujourd’hui, c’est mieux ? C’est un autre débat comme on dit quand on ne sait pas ce qu’il faut répondre.

Eric était en civil. Il avait sorti sa carte d’officier et la tenait en main. Au  cas où une de ces brutes le regarderait de trop près, il la lui mettrait sous le nez. Il avait raidi le cou, et accentué sa morgue d’officier. Il tenait Frieda par la taille.

-Bravo, mon prince. Il n’est pas nécessaire de vous souhaiter une bonne nuit.

Ils se mirent à rire parce qu’ils parlaient de sexe. Eric garda la main sur la hanche de Frieda même après qu’ils aient disparu.

- Dieu merci, j’ai encore ma chambre d’étudiant. Après, nous verrons.

L’homme fragile se révélait un homme déterminé. Frieda ne demandait rien d’autre que de se laisser guider par lui. C’était à la fois un sentiment de peur atroce et d’exaltation qui lui soulevait la poitrine.

Arrivés dans la chambre elle ouvrit les boutons de sa robe pour se dénuder. Elle s’étendit sur le lit, à même le couvre-lit, et tendit les bras.

Le lendemain Eric retourna à l’atelier de Groszberg.

Le peintre était en train de bourrer une sacoche de toile.

- Je pars, monsieur von Berger. Bientôt ils briseront des corps. J’ai eu la visite d’un certain Giraud.qui m’a acheté deux toiles, il y a trois mois. Il me conseille de partir. J’ai toujours rêvé de Paris. Berlin, c’est fini. Vienne aussi, c’est fini.

- Et vos toiles ?

- J’emporterai celles que je pourrai porter. Les autres, je les laisserai à ceux qui n’imaginent pas qu’on puisse emporter sa patrie à la semelle de ses souliers.

Il a raison, pensa Eric. Avec ce clown sinistre qui était le chef de l’Allemagne tout pouvait advenir.

Il ne voulait pas perdre Frieda. Fuir ! Il fallait fuir comme Groszberg se préparait à le faire.

Bientôt ce serait la guerre. L’Autriche. La Tchécoslovaquie. La Pologne. Demain la France  puis l’Angleterre. Puis…Cette armure d’officier qu’il portait sur le dos depuis des générations, est ce qu’il pourra la déposer un jour ?

Il avait jure de servir son pays. Si les militaires commençaient à se poser la question : c’est quoi mon pays, autant se tirer une balle dans la tête. Il y était prêt. Mais il n’était pas prêt de sacrifier Frieda. C’est drôle comme de simples discours vous font oublier que votre vie est unique et irremplaçable.

Il lui ferait passer la frontière. En France, elle ne risquait pas de se faire arrêter comme des milliers de personnes étaient en train de l’être. Les bureaux  de la caserne bruissaient des rumeurs les plus invraisemblables.

- Heil Hitler !

Jusqu’à son ordonnance qui le saluait en tendant le bras levé, et le commandant von Berger répondait de la tête mais n’osait pas le lui interdire.

Ce soir-là, dans sa chambre d’étudiant, sur son lit d’adolescent, témoin de tant de songes inavoués, il prit Frieda consentante avec tant de vigueur qu’il était incapable de mesurer ses ardeurs. Comble de torture, alors qu’il espérait lui faire l’amour jusqu’au bout de la nuit comme si c’était la dernière fois, il ne put la prendre qu’une fois à peine.

- Ce n’est rien. Je t’aime.

Elle caressait son sexe qui ne réagissait pas. Il était chaud, tendre et docile. On eut dit un oiseau blessé. Eric avait les larmes aux yeux.

- Ce n’est rien mon chéri, ce n’est rien.

A Frieda aussi, les larmes venaient aux yeux. Ils ne purent s’aimer qu’au lever du jour.

Berlin se trouve à près de cinq cents kilomètres de la frontière française. En train, c’était prendre de grands risques, les contrôleurs étaient vigilants. Par les routes encombrées, les risques étaient nombreux, eux aussi, Mais à cette époque, pour des juifs, vivre était tout aussi risqué.

Sa tenue d’officier pouvait donner le change. Quelques jours de congés octroyés par le  Général von Hauser, son supérieur direct, pouvait apaiser les suspicions. Plutôt que de se diriger directement vers la frontière française, il pouvait se diriger vers Stuttgart puis Karlsruhe. On y venait pour les eaux. On ne s’y étonnerait pas lors d’un contrôle qu’un officier supérieur en congé s’y rende accompagné de sa maîtresse. 

Fallait-il que le trajet soit court, c’était plus prudent, ou un peu plus long, et conserver Frieda plus longtemps auprès de lui ? Lui seul pouvait en décider, Frieda était prête à tout pour ne pas le quitter.

Groszberg lui avait communiqué l’adresse d’un passeur en mesure de faire passer la frontière à des juifs, des communistes, et d’autres cibles du nazisme. C’était une question d’argent pour le passeur et les garde-frontières qui devaient détourner les yeux.

- Tu iras à Paris. Groszberg m’a parlé d’un quartier appelé Montparnasse. De nombreux peintres y vivent. Bientôt, les Allemands occuperont Paris, c’est une question de mois. Je viendrai t’y chercher. Efforces-toi de changer de nom.

Avant la frontière durant la dernière nuit qu’ils passèrent ensemble ils s’aimèrent avec tant d’ardeur qu’ils auraient aimé mourir pour ne penser à rien d’autre. Mais ne meurt pas qui veut.

Dans la ferme Eric attendit que le passeur revienne avec une bague de Frieda. C’était le signe convenu pour dire que tout s’était bien passé. Il repartit pour Berlin. C’était en mars 1940.

Comment imaginer qu’en même temps, dans le sang et dans l’horreur, se mêlent l’histoire d’un peuple et le destin dérisoire d’un couple à peine constitué. Que le temps leur soit plus largement compté, et ils cesseront de s’aimer ou chacun d’entre eux en aimera un autre, et l’histoire sera différente ou il n y aura pas d’histoire du tout.

C’est l’Histoire de l’Humanité ? L’histoire de l’humanité, ce n’est que l’histoire de chacun d’entre nous.

Après l’armistice Eric von Berger avait été affecté aux services culturels du gouvernement militaire à Paris. Son rôle véritable, c’était d’acheter des objets de valeur pour les transférer en Allemagne.

Dès qu’il fut à Paris, il parcourut Montparnasse sur les conseils d’un collaborateur qui avait son pourcentage sur les œuvres achetées ou réquisitionnées.

-Une certaine Frieda, dites-vous. Une peintre ? Un modèle de Groszberg ? Groszberg a quitté la France. On dit que c’est pour les Etats-Unis.

Il avait promis de chercher. On se méfierait moins d’un Français que d’un Allemand. Durant plus d’un an, il n’y eut rien de nouveau.

Le 15 septembre 1941, le Français lui dit qu’il pourrait rencontrer le lendemain quelqu’un qui avait connu une peintre allemande.

Sorti du Lutétia, le quartier général du gouverneur militaire, Eric von Berger se dirigea vers l’avenue Montparnasse. Soudain un homme, un membre de la résistance française, un certain Rol-Tanguy, apprit-on plus tard dans les livres d’histoire, jaillit du porche d’un hôtel, se précipita vers lui un pistolet à la main,  et tira deux fois sur Eric qui s’écroula, la main sur la poitrine.

 

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Nous vieillirons ensemble

 

Isabelle est devenue ma maitresse après que ma femme soit morte. Elle avait quitté son mari parce qu’il se conduisit  comme un vieillard dès qu’il eut épousé Isabelle. Il lui faisait l’amour une fois par semaine, le samedi, parce que le dimanche  il pouvait dormir plus longtemps.

C’est elle qui me l’avait raconté durant notre première nuit d’amour. Je l’avais embrassée, longtemps. Elle s’était abandonnée contre moi. Elle s’était étendue sur le lit.

- Pénètre-moi.

Elle aimait faire l’amour. Elle disait :

- C’est vivre que de faire l’amour. Si je m’écoutais, je ferais l’amour du matin au soir.

Nous avons vécu une année ensemble. Je n’avais rien à lui dire mais lorsqu’elle se rendait compte que je l’écoutais à peine, elle se levait et me disait :

- On monte ?

La chambre à coucher se trouvait à l’étage.

C’était une femme fidèle. Elle se rendait parfaitement compte que nous nous séparerions un jour proche mais elle se refusait de me tromper. Elle n’aurait pas aimé d’être l’épouse d’un mari trompé, elle ne voulait pas être la compagne d’un cocu. Les occasions cependant ne lui manquaient pas.

Je me souviens en particulier d’un représentant qui lui faisait des avances presque ouvertement lorsque j’étais absent ou lorsqu’il la suivait dans les réserves de son magasin.

- J’en ai envie moi aussi mais je ne coucherai pas avec vous  tant que je serai avec Pierre. Je suis une femme honnête.

Elle m’a  quitté pour le plus ancien de ses amis, celui qu’on appelait le bel Alfred. Il avait fait partie d’un groupe de comédiens amateurs dont elle avait été la vedette à l’âge de dix-huit ans.

Nous étions au lit lorsqu’elle m’a annoncé qu’il valait mieux nous séparer. J’ai répété :

- Tu as raison.

Mais elle a commencé à me manquer quinze jours plus tard. De plus en plus fort. C’est ce soir-là que je me rendis compte que j’avais besoin d’elle. C’est ridicule à dire mais j’avais le sentiment que son corps s’était imprimé sur le mien.

Loin d’elle, je manquais d’air et d’équilibre, je me tenais aux murs pour avancer. Ses gestes mécaniques durant que nous faisions l’amour m’étaient devenus indispensables.

Il n’y avait qu’une solution. J’ai attendu qu’Alfred se rende chez elle tout au début de leur liaison. Il faisait nuit  lorsqu’il en sortit. Il venait de faire l’amour, il venait de la tenir entre ses jambes, j’en étais persuadé. La voiture à démarré, j’ai roulé sur son corps et j’ai repris la route. J’étais à peine rentré qu’Isabelle me téléphonait pour me dire qu’Alfred s’était fait renverser, qu’elle était bouleversée. Je lui ai promis de venir chez elle immédiatement. Elle m’attendait assise sur le canapé. Je me suis assis près d’elle, j’ai entouré ses épaules.

- Pierre, oh, Pierre !

Elle pleurait à nouveau, la tête contre mon épaule, tandis que le lui baisait le front.

- Oh, Pierre.

Nous avons fini la nuit ensemble.

Il m’arrive de m’éveiller durant la nuit. Mouillé de sueur. C’est elle qui m’attire contre elle.

Je le sais désormais. Nous vieillirons ensemble.

Mais comment ?

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Un mari fidèle

Un jour, elle était assise sur le seuil du café de la grosse Lulu alors que la plupart des membres de l’équipe de hockey, debout devant le comptoir, avalaient bières sur bières, tout heureux d’avoir vaincu. Cela n’arrivait pas souvent.

- Qu’est-ce que tu fais là ?

- J’attends.

Je me suis assis auprès d’elle, j’ai entouré ses épaules et je l’ai embrassée. Il y a longtemps que nous étions amoureux l’un de l’autre mais nous étions trop timides pour nous déclarer. Nous avions un peu bu ce soir-là pour fêter la victoire du Club.

Malou, je l’avais connue dans le magasin de chaussures que possédait mon père. Elle essayait les escarpins bleus que je lui avais proposés.

- Ils sont trop étroits ?

Elle fit non de la tête. Elle se regardait dans le grand miroir sur pied et s’efforçait de sourire. Il lui aurait fallu une pointure plus grande mais les jeunes filles avaient le sentiment qu’au delà de la pointure 36, les jeunes gens se seraient moqués d’elles. 

Je l’ai revue deux jours plus tard, elle se promenait dans la rue en regardant les vitrines. Je l’ai saluée. Puis, je ne l’ai plus revue d’une semaine entière.

Je ne connaissais même pas son nom, je me demandais comment la retrouver et je me reprochais de ne pas lui avoir parlé davantage. Les jeunes gens sont bêtes, souvent. Puis, ils se reprochent les propos qu’ils n’ont pas tenus, ou qu’ils n’ont pas osés tenir à haute voix en présence de celles qu’ils aiment.

J’étais membre du club de hockey. Un joueur médiocre mais assidu. Hélas, même chez la grosse Lulu, je n’étais pas le meilleur. Ni le plus habile pour jouer au carton mouillé. Ce carton que l’on imprègne de bière avant de le lancer sur le sol d’un geste adroit, et d’écarter celui d’un concurrent.

C’est chez la grosse Lulu que je l’ai revue à la veille d’un match important. J’avais ignoré jusque là qu’elle était la cousine de Richard, un des membres de l’équipe.  Le soir même, Richard m’avait dit tout ce qu’il savait de sa cousine. Je connaissais l’essentiel : elle n’avait pas de petit ami.

- Vous me reconnaissez ? Les chaussures ne vous font pas mal ?

- Vous jouez au hockey, vous aussi ? Non, elles ne me font pas mal. Au contraire.

Nous avons parlé de Richard dont elle pensait autant de bien que j’en pensais moi-même. Elle irait voir le match du lendemain.

- J’adore le hockey.

Le lendemain nous étions côte à côte le long du terrain pour encourager les joueurs. Malou comme moi admirait le style de Richard.   

- Match splendide.

- Splendide en effet.

Nous sommes rentrés ensemble et nous nous sommes mariés trois mois plus tard.  Nous nous sommes aimés durant vingt ans. Elle est morte d’un cancer.

Ma seconde épouse, celle qu’on appelait la belle Aimée, était une femme divorcée. Elle m’invitait dans son appartement. Elle disait :

- Je n’aime pas vous savoir seul chez vous. Tout vous rappelle votre femme. Vous devez souffrir beaucoup.

- C’est vrai, Aimée. Mais souffrir me rapproche d’elle.

Aimée aussi aimait le sport, c’est au bar du club que je l’avais connue. Elle avait été la femme de Richard. Hélas pour Richard et pour elle, elle avait été la maîtresse de certains de ses co-équipiers. Il avait demandé et obtenu le divorce.

Depuis Aimée s’était éloignée du sport. Elle me l’avait confié un soir que nous prenions un verre chez elle :

- Je ne sais pas ce que tu en penses, mais le hockey est un sport aussi brutal que le rugby. Pire encore, ils se munissent d’un stick pour jouer.

Je la tutoyais désormais. Les confidences que nous nous faisions étaient celles d’amis. Notre situation en était plus claire et sans équivoque. Sinon qu’un jour d’été elle était en train de se bronzer sur sa terrasse en maillot deux pièces dont elle avait ôté la pièce du haut.

- Pourquoi ne pas profiter du soleil ? Tu peux te déshabiller dans le salon.

Je me suis déshabillé dans le salon. J’ai eu un moment d’hésitation au moment d’ôter mon slip, je l’ai ôté puis remis, avant de m’allonger auprès d’elle sur son drap de bain. C’est vrai qu’elle était belle et plus que séduisante.

Je l’ai épousée et, entourés de quelques amis du club, à l’exception de Richard, nous avons soupé dans un restaurant renommé. Puis, je ne sais plus qui nous y avait invités, nous avons terminé la soirée chez la grosse Lulu.

Une nuit, après nous être aimés, elle me demanda s’il n’était pas préférable que nous nous séparions.

Je l’avoue, ces actes d’amour que nous exécutions chaque nuit avant de nous endormir avaient fini par nous fatiguer. Elle y mettait cependant beaucoup de cœur mais il y manquait la surprise et la jouissance des premiers jours. Lorsque se confondent les plaisirs de la chair et ceux de la raison.

A son comportement face aux hommes, et plus encore à son comportement face aux maris de nos amies, je devinais combien Aimée avait besoin d’être désirée. Au bout de quelques années, les courses qu’elle faisait se prolongeaient. J’ai voulu savoir ce qu’elle faisait lors de ses sorties. Je l’ai suivie. Jusqu’à l’hôtel de la gare.

Un jour elle m’a demandé si je l’aimais ? Elle faisait allusion à l’ardeur que je manifestais. Malou ne m’avait jamais posé cette question. La réponse allait sans doute de soi. Elle n’avait aucune connotation sexuelle. Je l’aimais. Je l’aimais tout simplement. Peut être que j’ignorais ce que le mot aimer signifiait. Aimée est morte elle aussi. Elle s’était dressée dans le lit et le temps d’avoir saisi mon bras elle était morte.

Durant quelques jours, je suis resté enfermé chez moi puis j’ai commencé à sortir, puis à me rendre dans un café à la clientèle constituée de femmes seules et de quelques hommes en quête de bonnes fortunes.

Un soir parce que le café était plein, je me suis assis en face d’une jolie femme dont l’âge ne devait pas dépasser les quarante à quarante cinq ans. Nous avons bavardé. Très rapidement elle a avancé les pieds entre les miens. Elle me regardait dans les yeux. Nous avons continué de bavarder.

- Je vous invite à dîner ?

- Je veux bien.

Après le repas, je l’ai ramenée chez elle, elle m’a demandé si je voulais prendre un dernier verre, et nous sommes montés chez elle. C’est elle qui s’est serrée contre moi pour m’embrasser la bouche ouverte et, corps contre corps, nous nous sommes rendus dans la chambre à coucher.

- Je suis heureuse, tu sais. J’ai tellement peur toute seule. Tu es content ?

Elle s’était découverte, la poitrine dressée.

- Tu aimes mes seins ?

Puis, elle a demandé si j’étais marié. J’ai répondu que j’étais veuf. Elle a paru soulagée et s’est serrée contre moi à nouveau.

- Tu vas rire, mais j’en étais sûre. Je ne t’aurais pas laissé monter, sinon. Faire l’amour, ce n’est pas tout dans la vie.

Je me suis marié pour la troisième fois. C’est de tendresse qu’il s’agissait cette fois. Le soir, je pouvais enfiler mes pantoufles.

Vraisemblablement, nous finirons notre vie ensemble. Le plus ingambe veillerait sur l’autre. Je pourrai lui raconter les péripéties de ma vie avec mes épouses pour étoffer nos conversations. Et, de temps à autre, sans craindre les faiblesses soudaines, lui montrer que l’amour, le vrai amour, constitue un tout.

Elle est morte, elle aussi. 

Mais, elles auraient pu en jurer : j’ai été un mari fidèle.

 

 

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Un couple épanoui

 

Louis fut le premier homme qui lui ait fait l’amour. Elle avait vingt ans, et il en avait vingt-quatre. Ils étaient quatre garçons et elle, la seule fille du groupe, qui avaient décidé de passer un week-end à la campagne.

Louis, durant la nuit, avait pénétré dans sa chambre, s’était glissé dans son lit et l’avait réveillée en lui faisant l’amour. Il avait dit qu’il l’aimait, qu’il en avait trop envie, et après qu’elle se soit abandonnée, le corps lourd et les nerfs à vif, il avait dit que si elle était fâchée, dès le matin il s’en irait.

Le lendemain, il apparut vite à leurs amis que désormais Louis et Julie formaient un couple. Chez certains des trois, peut être même chez tous, il y eut une pointe de jalousie, et le sentiment que Louis avait eu raison : en amour comme à la guerre, avait dit Napoléon, tout est affaire d’action.

Julie était de ces filles qu’on est tenté de conquérir plutôt que de protéger. Belle, robuste, la démarche sportive, elle avait un visage coloré, de ceux dont on dit qu’ils respirent la santé, des yeux bleus qui avaient l’air de vous découvrir tout entier, et avec sa poitrine pleine qui tendait robes, blouses ou pulls, elle avait une silhouette qui ne laissait aucun garçon, ni aucun homme plus âgé, indifférent.

Six mois plus tard, Louis et Julie se marièrent. Il y a un temps propice à l’amour, et un autre propice au mariage. Si Louis avait rencontré Julie un an plutôt, il aurait tenté de la séduire pour coucher avec elle. Mais un an plus tôt il jouissait trop de sa liberté de célibataire pour en sacrifier une partie. Il était beau garçon, il plaisait aux femmes, mariées ou non, serveuse de café, épouse esseulée d’un représentant de commerce, ou célibataire qui comme lui cherchait les aventures d’un soir. Le sexe occupe un espace considérable dans l’esprit des êtres humains depuis qu’ils ont des yeux, et un sexe.

Louis et ses amis, étaient originaires d’une ville de province de plus ou moins trente mille habitants. Ils y avaient effectué leurs études à peu près à la même époque, et les jours de sortie, le samedi soir en tout cas, ils fréquentaient les mêmes cafés ou les mêmes discothèques.

Chacun d’entre eux connaissait les autres par ce qu’il savait de source personnelle ou au travers de ragots qu’il n’y avait aucune raison de vérifier. Ce qui excitait les jeunes hommes, et leurs amies ou leurs femmes, concernait généralement les relations des uns avec les autres. Si possible, les relations sexuelles qui pimentent les conversations.

De Louis et de Julie, il n’y avait pas grand-chose à dire sinon que Louis avait confié un jour à un ami, un jour qu’il avait bu un verre de trop vraisemblablement, que Julie n’en avait jamais assez  et qu’elle avait beaucoup d’imagination. Dans une ville de trente mille habitants, Louis et Julie n’étaient pas les seuls à pratiquer des jeux de nuit, même durant le jour.

Le père de Louis était mort à peu près au moment où Louis avait rencontré Julie. Il était propriétaire, dans une des rues les plus animées de la ville, d’un magasin de meubles dont sa femme et Louis lui durent dès lors s’occuper.

Louis et Julie se firent aménager un appartement confortable au dessus du magasin. Julie se chargea de la vente aidée d’une jeune vendeuse, Louis fit les achats, et la maman de Louis emménagea dans une maison qu’ils avaient fait construire, son mari et elle, à la lisière de la ville pour y abriter leurs vieux jours.

Commerçants établis et prospères, Louis et sa femme n’avaient aucun souci d’argent, sinon quant à la manière de le dépenser. C’était une situation agréable. Mais parfois, elle engendrait des périodes d’ennui dont ils avaient le sentiment qu’il fallait absolument les remplir d’une activité quelconque s’ils voulaient préserver leur union. Nombreux sont les couples qui le savent. C’est ainsi que leur vie commença à se transformer.

Ce jour là, Louis rendait visite à un fournisseur de sièges, et il avait téléphoné pour dire qu’il ne rentrerait que dans l’après midi. Julie le répéta à un représentant qui souhaitait lui soumettre des nouveautés. Le représentant dit que c’était dommage mais que cela lui donnait l’occasion d’admirer « s’il pouvait se permettre de le dire, mais la vérité a ses droits » la beauté. Julie lui répondit que c’était exagéré, et lui offrit une tasse de café puisqu’il était midi. Il dit merci, et elle déposa quelques biscuits sur une assiette de couleur.

Quand Louis rentra, elle lui raconta la visite du représentant. Elle se sentait épanouie, et durant la nuit elle se montra particulièrement aimante parce qu’elle aimait qu’on lui dise qu’elle était belle. Louis, comme la plupart des maris, s’il jouissait de la beauté de sa femme, mentalement et physiquement, ne le lui répétait plus comme aux premiers jours de leur rencontre. Ils se mettaient au lit comme on se met à table.

Il y avait un couple d’amis qu’ils fréquentaient plus volontiers que d’autres. Souvent, quand on rencontre un couple, ils ne sont pas deux comme on pourrait le supposer mais quatre. Un ensemble de deux couples, bien entendu, qui sont liés comme les doigts de la main.

Georges Meunier était architecte et passait pour un artiste. Il concevait le plan d’ouvrages que lui commandait la municipalité mais s’intéressait peu aux détails d’exécution, c’est ce qui lui donnait cette réputation d’artiste de qui on excuse bien des choses. De plus, elle lui permettait d’exprimer au sujet des femmes des compliments parfois osés qu’on excusait d’un homme plus préoccupé d’art que de convenances.

Delphine, son épouse, professeur au Lycée des filles était une intellectuelle affichée. Toujours un magazine politique et littéraire sous le bras, plié en deux mais au titre apparent, lorsqu’elle se déplaçait ne fut-ce que pour faire ses courses. Au café, elle commandait un kir, elle n’aimait pas la bière, et le whisky était la boisson des bourgeois. En province, ces choses comptent.

Très liés avec Louis et Julie, ils sortaient ensemble ou s’invitaient les uns chez les autres. Louis, le soir, voyait Georges au café avant de rentrer diner, et Delphine, après ses cours, venait bavarder avec Julie. Et parfois, ils allaient passer le week-end à la côte. C’étaient de bons amis.

- J’ai tourné un film en vacances. Il faut qu’on vous montre ça.

C’était en août que Georges l’avait proposé. Ils étaient allés en Corse, et y avaient passé deux semaines.

Le lendemain soir, après le diner, ils s’installèrent tous les quatre au salon devant un magnifique poste de télévision aux images aussi claires que celles projetées sur les écrans de cinéma. Sur une table basse devant les fauteuils pour deux placés en L, Georges avait préparé les verres et différentes boissons afin que chacun puisse se servir comme il l’entendait. Et des biscuits qui donnent soif, qui se grignotent et qui, en craquant, ajoutent à la convivialité bon enfant qui règne entre amis véritables.

Il y eut d’abord Delphine qui faisait des grimaces face à la caméra. Elle était en maillot deux pièces et se couvrait la poitrine de ses bras croisés. Elle se tortillait comme le faisaient les personnages des films muets aux débuts du cinéma. Puis, plus loin, on voyait que c’était la fin de l’après-midi, Delphine se dorait au soleil, la poitrine dénudée, en fixant la mer. Puis, c’est la caméra qu’elle regardait, debout, les mains sur les hanches.

-Tu veux montrer que tu es bien faite ? D’accord, c’est vrai.

Louis entoura les épaules de Julie.

- Julie aussi est bien faite, dit Georges. Tu n’as pas de raison de te plaindre.

Soudain, il y eut sur l’écran des striures comme on en voit quand  la pellicule se déchire, on entendit des « ah », et enfin des images claires à nouveau. Mais c’étaient celles d’un homme qui pénétrait une femme, et dont le sexe tendu était si gros que le visage de la femme exprimait à la fois de la douleur et de l’extase.

- Nom de dieu, il a du se tromper, cet imbécile.

Mais le projecteur continuait de tourner.

Parce qu’ils avaient bu quelques verres, c’est Delphine qui proposa :

- Et si vous passiez la nuit ici ? Le lit est assez grand.

En évoquant cette soirée la nuit suivante, ils n’en avaient pas parlé de la journée, Louis, en souriant, dit à Julie :

- J’ai vu que ça te plaisait. J’étais content pour toi.

C’est au lit qu’ils continuèrent d’en parler pendant qu’ils se caressaient, conscients qu’ils en tiraient plus de plaisir qu’à l’habitude. Louis pensait que beaucoup de choses sont dites quant à l’amour, la fidélité, la beauté de l’âme, et d’autres âneries mais que rien ne valait la pratique.

- Un jour, dit Julie, nous ne nous lèverons que pour manger.

Deux ans plus tard, revenu en ville, j’ai appris que Louis avait quitté Julie pour épouser Delphine. Georges, lui, vivait avec Julie. Les deux couples étaient parfaitement heureux. Mais, ils avaient cessé de se fréquenter. C’est la vie !

 

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Une épouse modèle

 

Agathe  était la fille unique du quincailler du quai Notre-Dame. C’était ce qu’on appelle un beau parti. Agathe était loin d’être laide, bien au contraire. Ses traits étaient harmonieux, ses yeux bleus avaient la candeur supposée de l’innocence et dès qu’elle souriait, son visage s’illuminait au point que les jeunes gens regrettaient qu’elle manifestât tant de retenue et qu’elle ait toujours l’air triste alors qu’elle souhaitait seulement avoir cet air réservé qui convient à une jeune fille en âge de se marier.

Le père, un notable membre de la fabrique d’église, fortuné et veuf, était fier de ce que personne en ville ne puisse répandre le moindre ragot au sujet de sa fille. Son futur mari, disait-il, la recevrait pure comme au sortir  du berceau, et elle ne sourirait que pour lui.

 Sauf lorsqu’elle reprendrait les affaires de son père et que, comme c’est l’usage, elle sourirait aussi à la clientèle.

De leur côté, Jérôme et Julien Delporte étaient les fils jumeaux du minotier qui avait sa grosse maison rue des Jésuites, 

Bien que ce ne soit pas à lui qu’il pensait mais à ses fils, monsieur Delporte avait des vues sur la fille de son ami, la jolie Agathe. Le problème, c’était : à qui la marier, Jérôme ou Julien ? A part la couleur des chaussettes, rouge pour Jérôme et jaune pour Julien, rien ne les distinguait.

Leur ressemblance était si grande que s’il n y avait eu la couleur des chaussettes personne n’aurait été  en mesure de les distinguer. Leur caractère, leur comportement, jusqu’aux tics, tout chez eux était identique.

Un miracle de la nature, disait monsieur Delporte en soupirant et en jetant vers le ciel un regard de reproche. Finalement, ce fût Julien après que les deux pères se furent mis d’accord sur le montant de la dot, des espérances des uns et des autres, de la prime prévue si Agathe accouchait d’un garçon, et de la situation professionnelle du futur mari.

- Ne pense-tu pas qu’il faudrait demander à Agathe de donner son avis quant à celui qu’elle préfère ?

- Ils se ressemblent si fort.

Le soir même, monsieur Delporte dit à son fils Jérôme que monsieur Lecrinier souhaitait le rencontrer «seul à seul ».

- Je pense qu’il veut te parler d’Agathe. Qu’est ce que tu penses d’Agathe ?

- Oui ; répondit Jérôme en rougissant.

- Oui ; répéta  monsieur Delporte en soupirant. Après tout, pensa-t-il, on ne demande pas à de futurs fiancés de s’exprimer comme des orateurs. Il suffit qu’ils s’aiment. Et lui, en tout cas, on sait qu’il dira: oui.

Il aurait pu ajouter : et comme Julien, en tout, est comme son frère, inutile de l’interroger, ils seraient deux à dire: oui. 

Monsieur Lecrinier, parce qu’il avait parlé avec Julien, eut le sentiment qu’il avait agi en père aimant soucieux de l’avenir de sa fille. Agathe, quant à elle, accepta d’épouser Jérôme ou Julien.

Certains dirent peu après que c’est une malédiction qui avait frappé ces familles. Malédiction ou non, ce mariage, célébré avec pompe, précédât de peu toute une série de malheurs pour ceux qui en furent les victimes. Monsieur Lecrinier d’abord qui mourut trois mois après le mariage de sa fille. Monsieur Delporte qui le suivit dans la tombe deux mois plus tard.

Tous les trois occupaient la maison paternelle. Jérôme et Agathe dormaient dans la grande chambre, Julien dans celle qui était la sienne depuis son enfance.

Durant deux ans leur vie à tous les trois se passât sans problème majeur. Ils formaient aux yeux de leurs relation un couple parfait sinon qu’ils étaient trois plutôt que deux. En général ce genre de situation existait lorsqu’auprès d’un couple marié il y avait, clandestinement ou non, un amant ou une maîtresse.  

Si bien qu’on trouvât tout naturel au décès de Jérôme, un stupide accident de voiture, qu’après un veuvage convenable, Agathe épousât Julien, elle n’avait même pas à changer de patronyme ni d’adresse, et Julien ne dût déménager que son pyjama tandis que la chambre au bout du couloir redevint une chambre d’amis avant de devenir, si Dieu le voulait, une chambre d’enfants.

Par contre, pour le nouveau couple un autre problème se posa. Lorsque Jérôme vivait il ne serait pas venu à l’idée de Julien de convoiter sa belle-sœur. Agathe était belle mais une barrière psychologique lui interdisait de la désirer. Et il ne la désirait pas.

Même après leur mariage, et l’occupation du même lit, il éprouva des difficultés à reconnaitre qu’Agathe n’était plus sa belle-sœur, qu’elle était devenue sa femme et que ses rapports avec elle durant la nuit devaient être repensés.

Agathe ne s’y serait pas opposée. Au contraire il arrivait à Agathe de penser que c’eût été plus confortable, plus conforme aux relations entre époux et vraisemblablement plus agréable. Et puis, pourquoi ne pas le dire, si Julien, physiquement, ressemblait à son frère, c’est avec une curiosité un peu perverse qu’Agathe se demandait comment Julien se comportait au lit.

Un jour, à la fin de la matinée, après avoir renvoyé ses trois employés pour la pause de midi, alors qu’elle s’apprêtait à fermer le magasin, le représentant d’un fournisseur, sa voiture à peine immobilisée devant sa porte, lui fît de grands signes de la main.

- Madame Agathe, je suis en retard.

Monsieur Guy était un représentant de ce qu’on appelle aujourd’hui l’ancienne école. Lorsque les firmes exigeaient de leurs représentants qu’ils soient avenants avec les clients. Si le client était une femme il n’était pas interdit, bien au contraire, de lui faire la cour. Monsieur Guy le faisait autant pour la firme qu’il représentait que pour lui.

Agathe ouvrit la porte.

- J’allais fermer.

Elle le fit entrer. Ils se dirigèrent tous les deux vers la pièce arrière. Agathe s’assit devant le bureau tandis que monsieur Guy, derrière elle, feuilletait le lourd catalogue qu’il avait déposé devant elle pour lui présenter, penché au dessus de son épaule, les dernières nouveautés.

-Ce n’est rien, dit Agathe à monsieur Guy qui s’excusait de l’avoir touchée en tournant les pages. Ce n’est rien, répéta Agathe, mais elle avait été troublée parce que la main de monsieur Guy avait par mégarde touché un de ses seins.

Les psychiatres vous le diront, le trouble que ressent un homme ou une femme se transmet à celui ou à celle qui en est la cause. La plupart des adultères naissent de cette sensation partagée bien plus que de la curiosité, la séduction, l’ennui ou d’autres raisons plus ou moins romantiques.

Elle devait l’avouer, l’incident avait été court mais pas désagréable. Lorsqu’elle rentra chez elle après la fermeture du magasin, elle regarda Julien avec affection.

Cette nuit-là, en se retournant sur elle-même, Agathe toucha le ventre, et peut-être le sexe de Julien. Elle dit :

- Excuse-moi,

Il répondit : ce n’est rien, ce n’est rien.

Mais les mains en avant, il saisit le derrière de sa femme. Elle dit que c’était par inadvertance mais Julien ne l’écoutait plus.

Ils eurent un enfant un an plus tard.

 

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Il n'y a pas de morale.

 

 

  

 

Mon oncle avait quatre-vingt deux ans. Il était pensionnaire d'une maison de retraite, une maison de vieux. Lorsque ma tante est morte, une attaque cérébrale, il avait refusé de rencontrer qui que ce soit de la famille de sa femme, et nous avions cessé de nous voir. Sa femme n'appartenait qu'à lui, avait-il dit. Sa douleur, il ne voulait la partager avec personne.  

Leur maison était grande et confortable. Ils l'avaient achetée quelques années auparavant en  pensant à leur vieil âge, et à l'hypothèse d'un handicap qui aurait nécessité une garde malade à demeure.

Pratiquement, il n'en sortit plus jamais. Sinon pour faire ses courses au supermarché parce qu'il fallait bien se nourrir. Revenu chez lui, il s'asseyait dans la cuisine, et contemplait le jardin qui se trouvait à l'arrière. Ou il s'étendait sur le lit de la chambre à coucher et regardait le plafond en pensant à sa femme.

A force d'être immobile, il s'efforçait de ne plus vivre. Il pensait que c'était une façon de mourir puisqu'il n'avait pas eu le courage de se tuer.

Puis, il avait rencontré Cécile qui était veuve. Au bout de trois semaines, ils couchaient ensemble.

J'avais reçu d'un notaire un courrier qui m'informait que j'étais l'héritier d'un monsieur, pensionnaire d'une maison de retraite, qui n'était pas décédé mais qui avait tenu à ce que je sache que le jour où il mourrait, j'étais celui qu'il avait choisi pour hériter de ses biens.

Des biens? Le notaire m'informa qu'à sa connaissance, il n'en avait pas, qu'il s'agissait de biens symboliques, que la symbolique autant que la sémantique accroissait la qualité des choses, c'est mon oncle qui avait tenu à ce qu'il me le dise. Il avait prétendu que j'étais un garçon intelligent qui saurait apprécier ses propos.

Ma tante était morte vingt ans auparavant, et j'étais curieux de revoir ce mari qui par amour avait exigé l'exclusivité de la vie et de la mort de sa compagne mais dont le veuvage n'avait pas éteint les pulsions. Il avait constaté qu'on pouvait tout à la fois aimer sa femme défunte, et trouver chez une autre de quoi les satisfaire.

C'est ce qu'il me raconta par morceaux durant les visites que je lui rendais. Il avait l'air d'en jouir en me fixant dans les yeux pour juger de mes réactions. Le plus beau, je le devinais à ses hésitations et à des propos qu'il distillait comme un auteur qui ménage ses effets, le plus beau, je le pressentais, était à venir. Mais c'était quoi : le plus beau?

- Elle faisait bien l'amour, Cécile. A toi, je peux le dire. Après tout, je n'avais que soixante deux ans et elle, à peine cinquante-cinq. Elle avait du tempérament. C'est drôle, on ose davantage avec une étrangère qu'avec celle qu'on a épousé à l'adolescence, et à qui on a promis de ne jamais rien cacher. Il n'y a pas de morale en amour. Ni morale ni justice.

Il était l'heure de fermer. Il me retint par le bras.

- Je ne sais pas si je dois le dire.

Il s'était levé pour rejoindre sa chambre.

Je lui rendais visite tous les vendredis. Ce qui m'apparaissait au début comme les bavardages d'un vieillard à qui je rendais visite par compassion excitaient désormais ma curiosité. Cet homme, pensais-je, est en train de me dire des choses importantes. Je n'imaginais pas en quoi elles étaient importantes mais je savais qu'elles l'étaient. Il suffisait d'attendre.

Cécile et lui n'avaient pas grand chose à se dire. Cela ne les gênait pas.  Lorsque le silence s'installait, Cécile disait:

- Tu viens.

Et ils allaient se mettre au lit.

Leur liaison avait duré cinq ans. Je ne sais pas si elle avait été heureuse, il ne l'avait pas dit formellement ni le contraire d'ailleurs, mais elle avait été inventive. De sorte que lorsque Cécile  s'enticha d'un amant à peine plus jeune que lui, ce qui l'avait blessé, c'était qu'elle partageait avec ce bellâtre des audaces dont il avait pensé que c'était à lui seul qu'elle les avait destinées.

Il avait le sentiment d'avoir été frustré d'un droit de propriété, en tout cas de copropriété, qu'il avait sur les exercices amoureux auxquels ils s'étaient livrés. Du temps de son épouse, il aurait rougi en les évoquant.

- Vous pensez encore à ça, mon oncle?

- Je ne suis pas encore gâteux. Il y a longtemps que j'ai séjourné aux Etats-Unis, ça n'empêche pas que je me souviens très bien de New-York. Et ça n'est pas désagréable. Cécile prétendait qu'on pouvait faire l'amour bien après quatre-vingt ans.

- Quatre-vingt ans?

- Il me regardait avec ironie.

 Il n'était pas resté seul très longtemps. Six mois plus tard, il faisait la connaissance d'une dame plaisante d'aspect qui prenait le thé à la terrasse d'un café. Lui, il buvait un café déjà tiède, en regardant les passants.

- Il fait beau aujourd'hui.

Elle avait eu l'air de réfléchir, elle l'avait regardé un instant.

- C'est vrai, il fait beau.

Ce fut sa troisième compagne, Hélène.

- Je te le jure. Si elle n'était pas morte, elle aurait été la dernière. Tant elle avait de qualités.

- Elle est morte?

Les larmes lui mouillaient les yeux. Il se leva et retourna dans sa chambre en trainant les pieds.

Le vendredi suivant, il avait hoché la tête.

- Quel est l'imbécile qui a dit : de l'audace, encore de l'audace. Moi, j'ai longtemps hésité. Et j'aurais du hésiter plus longtemps encore. Peut-être un jour de plus. C'est souvent le dernier jour qui est déterminant. En réalité, la dernière seconde. Tant que la chose n'a pas été faite, elle n'a jamais existé. Et tout serait différent.

Il avait ajouté :

- Il n’y a pas de morale.

Le bellâtre était mort après quinze ans de vie commune avec Cécile.

- Vous voyez qu'il y a une justice, mon oncle. Avouez que vous avez été content ce jour-là.

Je le disais sans conviction. J'imaginais qu'après plus de quinze ans de séparation, presque seize, et à leur âge, les blessures d'amour propre avaient disparu. Et l'union ave Hélène qui l'aimât sans éclats, sans passion spectaculaire mais profondément, avait du lui être chère. Somme toute, il aurait du être reconnaissant à Cécile. C'est à Cécile qu'il devait sa rencontre avec Hélène, non ? Je l'avoue, je connais peu la psychologie masculine.

Cécile avait téléphoné le jour même de la mort de son compagnon, il avait reconnu sa voix immédiatement. Son cœur s'était mis à battre plus fort.

 - Il est mort.

Il avait deviné de qui il s'agissait. Elle l'annonçait à mon oncle parce qu'il lui semblait que c'est à lui qu'elle devait l'annoncer en premier. A qui d'autre, pensa mon oncle qu'une joie soudaine avait envahi.

- Mort. Il m'a laissée seule.

- Courage, Cécile. La vie n'est pas finie. Je vais venir.

- Oh Richard ! Il m'a laissé seule.

Après tant d'années, il la revoyait de mémoire comme s'ils s'étaient quittés la veille. Chaque détail de ce qui fut leur dernière nuit d'amour lui revenait. Il en avait conscience une fois de plus, ils avaient vécu une passion torride. Et le destin leur offrait de la poursuivre.

- Tu le sais: quand le désir d'une femme te submerge plus rien ne compte. Ne mens pas. Le désir aveugle, et engourdit le cerveau.

Il avait parfois parlé la tête basse si bien que j'avais du me pencher vers lui pour l'entendre. Il avait entrecoupé ses propos de silences dont je ne savais pas s'ils étaient voulus ou s'ils étaient dus à son âge. Il arrivait, j'en étais convaincu à présent, à cet essentiel, ces choses importantes, que j'avais pressenti dès nos premières rencontres.

- Mon oncle, vous n'avez pas?

J'étais incapable de poursuivre. Une chose est de penser que les hommes sont capables de tout, une autre est de  constater que c’est vrai. Et d'être le confident de ce qu'il faut bien appeler un meurtrier. Est-ce que les prêtres, dans leur confessionnal, éprouvent la même angoisse?

C'est du cyanure qu'il avait versé dans le vin dont ils buvaient une bouteille tous les soirs pour se détendre avant de dîner.

- Hélène n'a pas souffert, je t'assure. Elle est morte sur le champ.

Ce jour-là, étendu sur le lit, c'est à Cécile que mon oncle pensa longtemps avant de s'endormir. Ses rêves furent ceux d'un adolescent. Par pudeur, il attendit le lendemain des funérailles pour revoir Cécile.

- Je suis contente que tu sois venu. J'ai appris qu'Hélène était morte. Pauvre Richard. Nous n'avons pas de chance tous les deux.

Il la serra contre lui. Elle se laissa aller, davantage parce qu'il la serrait que poussée par le désir. Il lui embrassait le cou à cet endroit qui jadis mettait en marche son petit moteur comme ils disaient. Elle avait le cou ridé d'une vieille femme.

- Tu veux te coucher?

En se déshabillant, il voyait dans le miroir de la salle de bain son ventre proéminent qu'il tentait d'atténuer en se raidissant. Quant à Cécile, ses hanches s'étaient élargies et des plis lui cernaient le ventre. Elle avait toujours été encline à la cellulite. Il détourna la tête et se glissa sous les draps. Lorsqu'elle le rejoignit, il lui entoura le cou tandis qu'elle plaçait la main sur son sexe.

Ils restèrent au lit près d'une demi-heure sans rien se dire. Le haut de sa cuisse était mouillé mais chacun d'entre eux, finalement, avait fait l'amour tout seul. En fermant les yeux.

- Tu es déçu? Tu veux rester?

- Tu es gentille. Il faut que je rentre. Je reviendrai demain.

Elle sourit en soupirant.

- Ce n'est jamais comme avant.

En rentrant chez lui, il lui sembla que l'appartement était froid. Il n'avait pas de chance. Toutes les femmes qu'il avait aimées étaient mortes. Il restait seul comme un chien abandonné.

Il secoua la tête.

- Il n'y a pas de morale dans la vie.

 

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Un grand écrivain.

 

Il est temps de faire une fin, comme on dit. J’ai 70 ans depuis hier. Encore un âge à chiffres ronds. J’ai eu 20 ans, l’âge de la mort de l’adolescent. 40 ans, l’âge des remises en question. 60 ans, celui de la pleine maturité. Celui que j’ai aujourd’hui est de toute évidence mon passeport pour l’éternité !

Je vis seul depuis vingt ans. Ma femme est morte, jamais je n’ai pensé à vivre avec une autre. Une épouse qu’on a aimé, ce n’est pas un livre qu’on referme pour en ouvrir un autre.

Le sexe ? Au début, je m’étais procuré par l’entremise d’un site spécialisé un mannequin, une sorte de poupée d’un mètre soixante de hauteur qui avait toute l’apparence d’une femme véritable.

Je ne m’en suis jamais servi. Je l’ai conservé très longtemps. Un jour, je l’ai découpé en petits morceaux et je m’en suis débarrassé. A un certain âge, les pulsions sexuelles s’émoussent. On peut  passer pour chaste et l’être effectivement sans gros efforts.

En réalité, je n’ai jamais compris la chasteté qu’on affiche par fidélité à la femme décédée. Ou de l’amant disparu.

Il m’est arrivé de tromper Henriette mais je n’aurais pu vivre avec une autre qu’elle. Je ne crois pas ceux qui prétendent n’avoir jamais succombé aux charmes d’une femme séduisante.

Je suis un écrivain. Mes lecteurs ne sont pas nombreux mais ils sont d’une grande qualité. Ils attendent mon prochain livre. A chaque fois, ils attendent mon prochain livre. Aujourd’hui leur grande qualité a un goût un peu acide.

Un jour, mon ami Delcourt est venu me faire une proposition.

- Ecoutes, Jacques. Marc veut lancer une petite revue hebdomadaire. De l’importance d’une brochure. Bon marché. On y parlera de livres, de ceux qu’il vend en particulier, et, c’est la nouveauté, la dernière page sera consacrée à une nouvelle écrite par un écrivain connu. J’ai pensé à toi.

Henri secondait Marc Lambin, le propriétaire d’une grande librairie très courue.

- Il aime Faulkner, la revue s’intitulera : Mosquito. C’est moi qui suis chargé des textes hors ceux qui promeuvent les livres. Tu seras payé, bien sûr. Pas des masses mais …

J’ai accepté. Il y avait longtemps que je ne voyais plus mon nom sur la couverture d’un livre ou au bas d’un texte. J’ai pensé que c’était une occasion à saisir. La dernière page. La page de couverture, celle que le lecteur compulse en premier lieu.

J’imaginais déjà la surprise d’Henri, de Marc lui-même, devant ce qui serait une sorte de testament spirituel dans lequel je dirais les choses qui comptent avec des mots qui frappent. Des phrases au bout desquelles le lecteur lèvera les yeux au ciel pour réfléchir. Peut être même qu’il se retiendra de pleurer.  Henri m’avait réservé quatre semaines, quatre pages. J’avais huit jour pour rédiger la première, la dernière sera vraisemblablement le dernier chapitre d’un texte profond, et celui d’une vie.

Je passais beaucoup de temps devant mon ordinateur. Aucun des textes que j’écrivais ne survivait à une relecture. C’était banal, j’effaçais. Je recommençais à nouveau, j’effaçais encore. Parfois, je ne me relisais pas. Peine perdue. En me levant, avant même de me raser, je relisais ce qui subsistait de la veille. Et j’effaçais.

Le jour où Henri allait venir pour chercher mon texte, je n’avais rien à lui remettre. J’étais paniqué. C’était reconnaître l’indigence de mon imagination et la mort de l’écrivain que j’avais été.

Presque de force, je me suis assis devant mon clavier, et j’ai commencé à taper. Pour l’amour d’une femme, c’est le titre qui m’était venu à l’esprit.

«  Ce jour là, Dieu sait pour quelle raison, Suzanne était entrée au Majestic, et s’était assise dans un des siège d’où on pouvait voir entrer les clients.

Vers trois heures de l’après-midi, elle était assise depuis vingt minutes à peine, Roland poussait la porte battante de l’entrée suivi du porteur de bagage.

Il y eut comme un éblouissement dans les regards croisés qu’ils échangèrent.

Une demi-heure auparavant, ils ne savaient rien l’un de l’autre, et voilà que c’était comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Ils savaient l’essentiel l’un de l’autre. Que faut-il connaitre de plus dans la vie que le chemin qui désormais s’ouvre devant vous ?

Roland s’était dirigé vers elle. Suzanne s’était levée lentement comme si elle avait été mue par une force intérieure irrésistible. Il lui saisit les mains et s’inclina. Le hall, si bruyant un instant auparavant était devenu aussi silencieux que la nef d’une église. Chacun  des personnages qui s’y trouvaient s’était figé dans son attitude. On eut dit des statues. De celles dont un mage aurait sculpté les personnages d’un théâtre où l’amour régnait en maitre. Seul.

- Venez ; dit-il. Tu es belle, tu sais.

Ses yeux brillaient d’un éclat dont elle devinait la raison. Le désir du premier homme pour la première femme. Elle était prête à s’y soumettre. Son corps lui dictait ses attentes.   

Ils se dirigèrent vers l’ascenseur qui menait aux chambres. Le brouhaha soudain avait repris. Mais tout le monde les regardait et se posait la question ;

- Que va-t-il se passer ? »  

C’est le texte glissé dans une enveloppe de papier kraft que je remis à Henri. Il n’eut pas la curiosité de le lire.

- Je suis déjà en retard.

J’avais signé, en signe de dérision : Daphnée de Delly.

Peu de temps auparavant, pour meubler des périodes d’inaction de plus en plus fréquentes j’ai commencé à compulser des sites sur Internet. Sites d’inconnus ou d’institutions. De temps à autres,  je compulsais le site de la Bibliothèque Royale. Elle était en train de numériser ses archives.

Un jour, surprise ! Sous un numéro d’enregistrement, mon nom m’est apparu, daté de 1946. Il s’agissait d’une nouvelle envoyée à une revue qui l’avait mise; disait-elle, en attente. Malheureusement, avant même que ma nouvelle n’ait été publiée, la revue avait cessé de paraître faute de liquidités. Le fonds avait été repris par la Bibliothèque Royale.

Le titre de la nouvelle était : L’amour d’une femme. J’étais âgé de 25 ans en 1946. Ma première œuvre avait été une histoire d’amour. Je ne savais pas si je devais rire ou pleurer.

Une idée m’était venue. Pourquoi le texte d’un écrivain âgé devait il évoquer l’expérience ou la réflexion d’une vie ? Toutes les vies se valent. Toutes les réflexions se valent. Ce serait le sens de du texte promis à Henri. Une sorte de testament spirituel. J’y ai travaillé toute la semaine. Sans résultat satisfaisant. C’était mièvre. Quant à la nouvelle que j’avais remise à Henri, personne, au sein de la rédaction de la revue, ne s’était aperçu de ce que j’avais substitué au texte qu’ils attendaient un texte à la facture et au ton tout à fait différents.

Soit, me dis-je, cela me donne une semaine de plus. Et, en une demi-heure à peine, j’ai donné une suite à l’amour d’une femme. Daphnée de Delly venait de me sauver une fois de plus.

« Le serveur avait apporté une bouteille de Bollinger. Roland lui avait fait signe de sortir. Il était aux côtés de Suzanne, et tous les deux contemplaient la Méditerranée du haut de leur balcon. L’air était doux. »

Puis, je résume, il se passait quelque chose qui nécessitait quatre à cinq lignes.

« Tous les deux s’étaient approchés du lit princier dont une femme de chambre avait relevé les draps. » 

Glissé dans une enveloppe de papier kraft, format A4, je l’ai remise à Henri.

-Navré, je ne peux pas rester Jacques, l’imprimeur n’attend pas.

En se retournant, il me dit :

- Merci, Jacques. Merci. Je savais bien que j’avais frappé à la bonne porte.

Je pris la décision de lui dire la vérité dès qu’il reviendrait. Soit pour rompre à jamais avec moi, soit pour prendre le texte de la troisième semaine. Celui pour lequel il avait, comme il le disait, frappé à la bonne porte.

C’est quoi l’inspiration ? Sait-on comment elle vient, la question m’éblouit à proprement parler en passant devant l’armoire ans laquelle je rangeais des livres, des dossiers, des photos et des objets auxquels je tenais ou croyais tenir.

Henriette m’avait acheté une vieille bible qu’elle avait trouvée lors d’une brocante. Elle datait de 1885, le titre et le dos portait la mention : bible, en lettres d’or. Je ne voyais plus qu’elle. 

Tout de la vie des êtres humains se trouve dans des textes anciens : Bible, ancien et nouveau testament, le cantique des cantiques, etc. Mais les lecteurs y cherchent ce qui ne s’y trouve pas. Il faut se rendre à l’évidence, c’est le même roman que les écrivains réécrivent à chaque génération.

Une vulgaire copie. Amour et mort. Les hommes, en gros, se ressemblent depuis la nuit des temps. Dieu, pour ceux qui y croient, n’a pas eu beaucoup d’imagination. Si les récits sont mièvres, c’est que les faits le sont.

Henri était toujours aussi pressé. L’imprimeur ; disait-il.

- Il faut que je te parle, Henri.

- Oui ?

Il s’était assis en face de moi. Je le voyais, il avait soudain conscience de la solennité du moment. Henri et moi, nous sommes des amis de toujours. Il y avait dix ans de différence entre nous mais je ne m’en suis rendu compte que peu de temps auparavant. Le jour, précisément, où il est venu me proposer de lui fournir de la copie pour Mosquito.

- Les textes que je t’ai fournis n’étaient pas de moi. En réalité, ils étaient de moi mais d’un autre moi. Ils étaient inspirés du jeune homme que j’ai été il y a longtemps.

- Oui ?

- Une bluette. Rien qu’une bluette. 

- Oui ?

Si tu l’avais lue, ou Marc ou dieu sait qui, vous me l’auriez jetée à la figure.

Henri s’était levé.

- Mais je l’ai lue, Marc l’a lue, des lecteurs et des lectrices nous ont téléphoné, le tirage de la semaine dernière semaine a augmenté de 20%. Tu comprends, Jacques. Les lecteurs et les lectrices en ont marre des crimes ou des autobiographies déguisées de gens qui disent tous la même chose. Ils veulent de l’amour. De l’amour, pas des histoires de fesses qu’ils connaissent parfois mieux que ceux qui les écrivent.

Il avait l’air angoissé.

- Dis, Jacques, tu m’as préparé le texte de la troisième semaine ?

- Mais…

Il prit une chaise et l’enfourcha, les bras croisés sur le dossier.

-Je ne partirai pas sans lui, Jacques. Même si je dois y passer la nuit.

Je me suis rassis devant l’ordinateur, et me suis remis à taper.

 

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Des funérailles mémorables.

 

 

 

Nous étions nombreux : des parents, des amis et des  retraités. Sans parler d’un club sportif qui avait envoyé un représentant. Depuis longtemps nous ne fréquentions plus ses installations sportives mais nous avions continué de payer notre cotisation. Ce n’est pas comme certains qui cessent de payer leur cotisation dès qu’ils n’ont plus l’occasion de jouir des installations du club ou des facilités du bar.

Albert que nous enterrions ce jour là avait 83 ans. Il avait eu un malaise, il avait tenté de se retenir au buffet, il avait glissé et sa tête avait heurté le coin du meuble.

Heureusement un de ses gendres était médecin. Averti par sa belle-mère il était accouru immédiatement après avoir, l’habitude sans doute, appelé l’ambulance qui transporta Albert dans l’hôpital le  plus renommé de la ville. Celui qu’Albert aurait d’ailleurs choisi s’il avait pu choisir. Un de ses fils, médecin lui aussi, y envoyait également ses patients. Il n’y eut donc pas de controverse.

Albert ne s’était plus réveillé à l’exception de trois courtes périodes durant lesquelles il s’était exprimé. La première fois, il avait dit : où sont mes cigarettes ? La seconde fois, deux jours plus tard, il avait dit : c’est toi ?, en reconnaissant sa femme.

 Emue et en larmes, elle avait répondu : c’est moi mais il avait refermé les yeux.

Inutile de décrire l’indécision de ses proches qui passaient tour à tour de la résignation à l’espoir. Une dernière fois, c’était un samedi, vers deux heures de l’après-midi, il avait ouvert la bouche. Son gendre, sa fille et une de ses petites filles avaient penché leur visage.

- Merde alors !

Ce furent les derniers mots d’un homme dont je peux affirmer qu’il surveillait son langage.

- Il n’en a plus pour longtemps.

 Le médecin de l’hôpital avait raison. Deux jours plus tard son gendre rédigea le faire-part. Lui seul, profession oblige, avait conservé son sang-froid et pris sur lui la charge des démarches à faire.

 Quoi qu’on puisse penser : enterrer ou incinérer, sous le regard de dieu ou celui du grand architecte, il s’agit d’une organisation qui demande de la réflexion et un esprit de synthèse digne de celui d’un ingénieur.

Les vrais vieux n’étaient pas nombreux aux funérailles. Il y avait surtout les jeunes, ceux qui avaient moins de soixante ans, leurs enfants et les amis de leurs enfants. Albert avait toujours rêvé d’être un patriarche avec sa famille tout entière autour de lui. La mort lui avait accordé ce qui était peut être à la fois sa dernière volonté et sa volonté de toujours.  Beaucoup de ceux qui étaient absents l’étaient malgré eux. Ils étaient morts avant lui.

Ce fut une très belle cérémonie pleine de componction.

Dans une salle attenante au crématoire, il y avait du café et des sandwiches. Puis, les invités avaient étés invités dans un restaurant à la mode pour y entourer la veuve d’Albert que sa fille et son gendre, le médecin, ramèneraient chez elle après le repas.

Edouard, un de fils du médecin, qui avait un sens particulier de l’humour glissa

- Ils ont une tête d’enterrement.

On fit semblant de ne pas l’entendre.

J’étais probablement le plus attentif. J’avais le sentiment d’assister à la répétition générale d’un spectacle dont je serais bientôt le héros. 

Les funérailles ouvrent l’appétit. Arnaud, le gendre médecin, avait  concocté un menu équilibré accompagné d’eau pétillante et d’eau naturelle.

C’eut été parfait si Edouard n’avait pas commandé un whisky à titre d’apéritif. Apéritif que commanda Pierre lui aussi mais un whisky de quinze ans d’âge, le repas, devinait-il, serait repris dans ses frais.

Les femmes à l’exception de la veuve, se contentèrent d’un Martini.

- Avez-vous une préférence pour les vins ?

Edouard ajouta :

- Je ne parle pas de champagne. Celui qui s’imposerait serait du «Veuve Cliquot ».

C’est souvent de cette manière que finissent les funérailles. A la fin du repas les joues étaient rouges et les plaisanteries assez vertes. Albert tout compte fait, je le savais, aurait apprécié.

Moi, je mourrai en faisant un dernier mot d’esprit. Je l’avais noté sur un petit carnet.

Mort aux cons !

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Un homme de théâtre à Varsovie

   

Wladislaw Borowski était directeur de théâtre à Varsovie avant la dernière guerre. Jamais mon père ni ma mère n’ont prononcé son nom devant moi. C’était une sorte de tabou qu’ils observaient par respect pour ma grand-mère dont les cendres avaient flottées, je l’imagine, au-dessus d’Oswiecim, Auschwitz en français.

Il devait s’agir du frère de mon père. Il avait quitté la maison familiale, celle de ma grand-mère paternelle, parce qu’il était devenu amoureux d’une jeune fille qui n’était pas juive, et qu’il voulait l’épouser. Ma grand-mère, ais-je appris plus tard, refusait même d’entendre le nom de cette jeune fille qui n’était pas juive.

- Tout. Mais épouser, jamais. Un jour, c’est elle qui le désignera au bourreau qui le mettra sur le bûcher.

Je sais désormais d’où me vient cette vocation d’homme de théâtre qui a rempli toute ma vie jusqu’à ce jour. Mon père était cordonnier, mon grand-père était un petit marchand forain, mon arrière grand-père était un simple artisan. Personne dans mon ascendance ne s’intéressait aux arts.

Il m’arrive, par fatuité sans doute, de lire ce que dit Google à mon sujet.

Un jour, parmi d’autres Borowski, j’ai lu le nom d’un Wladislaw Borowski, homme de théâtre à Varsovie, mort durant la révolte du ghetto. La mention était reprise d’un texte publié sur un site de recherche généalogique.

Sur le site lui-même, sa personnalité était plus détaillée. Le lieu de sa naissance, le nom de ses parents, celui de son épouse, elle était la nièce d’un membre de l’épiscopat polonais, tout confirmait qu’il était ce frère que la mère qui l’avait rejeté se mourrait de ne plus voir. Cet homme que je découvrais, cet homme qui était mon oncle et qui comme moi, était un homme de théâtre. La transmission des gènes emprunte des chemins erratiques.

Faire du théâtre dans le ghetto de Varsovie durant le temps qui avait abouti à l’anéantissement des juifs du ghetto !

Quel théâtre ? Avec quels comédiens ? Dans quels décors ? C’est vrai que lorsque l’inspiration vous submerge, peu importe le lieu ou les comédiens. Peu importe qu’il y ait ou non des spectateurs. Un seul suffit pour constituer cet auditoire qui est à la fois votre adversaire et le miroir de votre talent, parfois de votre génie. Je n’arrêtais plus de penser à lui.

J’avais retrouvé une ancienne photographie qui représentait deux hommes devant la tombe de mon grand-père. L’un d’eux était mon père, sa casquette à la main. L’autre, un homme élégant, avait des traits que je retrouvais sur des photos que Cécile avait faites de moi lorsque nous vivions ensemble.

Je me demandais ce que j’aurais fait si c’est moi qui m’étais appelé Wladislaw, qui avais vécu dans le ghetto de Varsovie pendant que l’on parquait les juifs avant de les assassiner.

Du théâtre classique comme si de rien n’était, Shakespeare pour sa dimension tragique ? Une comédie pour un rire d’espoir ou de dérision ? Tout était possible.

Et le décor ? Le décor, aujourd’hui, n’est plus qu’une convention que le cerveau du spectateur reconstitue. Et lui, Wladyslaw, comment faisait-il dans cet endroit qui servait de théâtre à l’arrière d’une brasserie ?

J’avais demandé à Jean, le propriétaire du théâtre qui donnait mes pièces, de me réserver la salle.

- Pour quand ?

- Bientôt. Je ne peux encore rien te dire.

Je voulais d’abord en parler à Cécile. J’imaginerais les situations, elle écrirait les textes. Son nom figurerait sur les affiches, c’était ma façon de lui manifester mon amour. En revanche, celui de Borowski, ce nom qui était le nôtre à mon oncle et à moi, emplirait la salle à lui tout seul.

Les spectateurs venaient pour Borowski. Les auteurs me chipotent parfois pour un soupir omis, pour une virgule oubliée qui est censée donner à la réplique le rythme qu’ils avaient prévu. Ils feraient mieux de me donner un texte brut. Même le cérémonial du salut exige d’être réglé par le metteur en scène.

J’ai fini par trouver. Pourquoi parler de malheur dans la maison des morts. Ce serait une pièce intemporelle comme j’aurais pu en monter ici. Une pièce intemporelle, dont le temps serait simultanément celui de hier et celui d’aujourd’hui, qui nierait le ghetto, qui nierait la guerre, qui s’adresserait à tout le monde.

Personne ne se préoccupait de savoir si Ulysse n’était pas en réalité l’histoire d’un homme trompé par sa femme pendant qu’il parcourt le monde mythologique. Pénélope, dit-on, recommençait son ouvrage tous les jours en l’attendant. Qui donc peut en jurer ? Aujourd’hui que l’infidélité est à la mode, on sait qu’il y a d’autres occupations que le tricot lorsque l’époux est absent trop longtemps.

Je monterai une pièce comme il l’aurait vraisemblablement montée dans le ghetto. Avec des comédiens amateurs qu’il aurait recrutés n’importe où.

Si l’un d’entre eux lui aurait fait défaut, la maladie, la prison ou la mort, il n’aurait eu qu’à ouvrir la porte qui donne sur la brasserie, et il aurait crié :

- Qui d’entre vous veut jouer la comédie ? Un rôle vient de se libérer.

Et quel rôle ! Il m’était apparu dans un rêve. Celui d’un juif, les joues creusées, les yeux enfoncés dans leur orbite, qui vous regarde sans vous voir, et que ses semblables, à l’exception de quelques uns, crucifieront parce qu’il leur promet le paradis au-delà de leur vie, et qu’il leur demande de s’aimer les uns les autres.

Deux pièces entremêlées montées parallèlement. Par mon oncle et par moi. Cécile, lorsque je m’étais allongé auprès d’elle m’avait dit :

- C’est insensé, Pierre. Que ton imagination alimente une pièce sur le ghetto, soit. Mais prétendre qu’elle est

montée par toi et par ton oncle Wladislaw mort il y a plus de soixante ans, c’est difficile à faire croire.

- Je ne serais pas le premier à être deux en un, la littérature est remplie de ces thèmes.

- En même temps peut être, successivement peut être, héritier d’un autre peut être ? Mais tous ces thèmes à la fois ?

Je le voyais bien, Cécile ne comprenait pas. Je dirai qu’il s’agirait de montrer à des spectateurs d’aujourd’hui une pièce qu’aurait pu monter un metteur en scène du ghetto avant ou pendant que le ghetto ne brule.

J’ai monté la pièce. Jean avait trouvé l’idée extraordinaire. J’envoyais au monde un message prophétique.

Les comédiens jouaient à l’avant-plan. A l’arrière il y avait un rideau de feu, quelques hommes qui tenaient une torche à la main.

Il y eut soudain un bruit de mitraillettes. Des soldats casqués avaient pénétré le théâtre et tiraient comme des fous. Un des comédiens, je devinais qu’il s’agissait de mon oncle Wladek, saisissait une torche et la jetait devant lui en criant.

Lorsque le théâtre a brulé, j’étais sur scène, côté cour. Les médecins de l’hôpital des grands brulés m’ont dit huit jours plus tard que j’avais refusé de me laisser emmener. Je criais :

- Vous ne m’aurez pas vivant.

 

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