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La langue humaine (essai)

La langue humaine

(essai)

Antonia Iliescu

 

Malgré leur construction (anatomiquement parlant et en excluant les cas pathologiques) selon le même modèle, avec des organes similaires destinés à l’émission et à la réception des informations verbales, les humains ne parlent pas tous la même langue. Jusqu’ici, rien de nouveau. Moins connu peut-être c’est le fait qu’il existe sur la Terre une multitude de langues et jargons, environ 6000, groupées en 400 familles. On suppose que toutes ces langues auraient à l’origine une protolangue maternelle, qui serait apparue 50 000 auparavant (Ruhlen, “The origin of Language. Tracing the evolution of the mothertongue”, 1994). Mais peu importe leur origine, commune ou non, toutes ces langues créent un ensemble : la langue humaine qui facilite la communication entre les hommes appartenant à des différentes communautés. Mais toutes ces expressions verbales, répondent-elles toujours à leurs desiderata de départ, celle de l’entente entre les hommes ?

Laissant la pansée voyager en toute liberté vers ces temps où la parole avait descendu des ténèbres cosmiques, on voit la parole se poser sur Terre, où elle fut encastrée au fil des millénaires, dans la pierre, le papyrus, l’argile, le papier et le matériel informatique. Perçant ensuite les couches de l’histoire saignant de mystères, avec notre esprit, certaines questions surgissent. Existe-t-il vraiment un créateur, ou la vie apparaît-elle spontanément avec la première bactérie issue de « la soupe organique primordiale », selon la théorie de Oparin ? (Entre parenthèses soit dit, quoi que la soupe organique ait été reproduite en laboratoire par Stanley Miller, aucune bactérie n’y sortit, mais uniquement de la matière organique inanimée, comme les acides aminés et …) ? Et si l’on suppose qu’Oparin disait vrai, ou que la vie était venue du cosmos sous forme de spores, selon la théorie de la panspermie de Svante Arrhenius, comment est-on  arrivé de la simple cellule à la matière intelligente, capable de communiquer verbalement ? Quelles furent les aventures de la matière aveugle dans son chemin vers la lumière, celle venant de l’intérieur ?

Me voilà oser  faire une petite incursion (sans prétention de traitement exhaustif) dans les théories qui sont aujourd’hui véhiculées dans différents articles scientifiques et films documentaires relatifs à l’évolution.

Ce sont trois grandes théories qui se confrontent aujourd’hui : l’évolutionnisme, basé sur la sélection naturelle des espèces ou le darwinisme, qui est enseigné dans les écoles et qui appartient à la doctrine matérialiste ; le créationnisme, qui est fondé sur les sources bibliques et qui soutient que l’Univers fut créé en 6 jours et en fin, le néo-créationnisme (ou « Intelligent Design ») qui est un courant nouveau, très répandu aux Etats Unis, mais aussi en France, sous l’influence de Teilhard de Chardin, l’homme de science universel, ayant une grande ouverture vers la spiritualité. Ce dernier courant groupe des chercheurs appartenant à des domaines d’étude plus diversifiés, parmi lesquels la paléoanthropologie, la génétique, la médecine, la linguistique, les mathématiques, l’astrophysique, l’économie.

Certains parmi ces chercheurs nient l’appartenance à ce courant ou à un autre de type créationniste, essayant d’échapper à l’harcèlement des polémiques lancées et soutenues par les partisans darwinistes. Mais les résultats de ces "néo-créationnistes" - malgré eux, convergent vers une même conclusion : la matière vivante est fabriquée conformément à un plan évolutif intelligent et l’évolution est orientée vers un « point oméga », qui pourrait s’identifier au Créateur.

Un réputé mathématicien français, Jean-Louis Krivine, continuant la série de recherches initiées en 1931 par son homologue autrichien, Kurt Gödel, soutient que le programme de construction et d’évolution de la matière vivante est écrit dans un langage logique, nommé « lambda calcul », très ressemblant au programme informatique utilisé dans la programmation des ordinateurs (Science & Vie , N° 1013, 2002). Ce serait le langage universel ou « la première couche » de langage, sur laquelle se superposent d’autres couches, de plus en plus élaborées, comme par exemple, le sous conscient, le langage naturel, la pensée, la conscience. Dans ce sens, nos propres pensées ne seraient que la montée à la surface des  « morceaux » du programme d’origine. Si J-L. Krivine avait été contemporain avec Blaga, il aurait peut-être nommé ces « morceaux » différentielles divines et le programme de base, Le Grand Programme, en faisant sortir de cette manière le Créateur du Grand Anonymat.

Des recherches de date récente, dans le domaine surnommé « néo-créationnisme », ont dévoilé un fait d’une importance capitale : l’évolution a un sens et ce sens va de l’intelligence de la matière inconsciente à la conscientisation de cette intelligence.

En effet, l’homme incarne toutes les stades de l’évolution de la matière intelligente, en commençant avec les organismes monocellulaires les plus simples, celles dites procaryotes (dépourvus de noyau), comme c’est aussi le cas des globules rouges, et terminant avec l’organe le plus complexe de l’homme : le cerveau. Tout ce qui est vivant sur notre planète semble être conçu le crayon à la main et selon une logique parfaite. Toute la matière organique est constituée des mêmes substances de base (…), qui se lient l’une à l’autre dans un ordre spécifique à chaque individu, l’ordre étant dicté par son propre ADN (acide désoxyribonucléique), inscrit dans chaque cellule ; c’est lui « la tête » qui détient le code. Ce code est universel (il contient des combinaisons de trois bases azotées, des quatre possibles, notées par les abréviations : A, C, G, T), mais il est aussi spécifique (l’ordre de liaison de ces bases, ainsi que leur degré de répétitivité tout au long de la chaîne d’ADN, sont différents d’un être à l’autre). L’ADN serait ainsi un livre de la Grande Bibliothèque, un livre avec lequel nous sommes nés et qui nous inspire au fil des jours de notre vie, pour pouvoir grandir et vivre. Notre livre a un sens parce que quelqu’un l’a écrit avec du sens.

A l’appui de cette croissance qui a un sens, les chercheurs ont un mot important à dire. Anne Dambricout-Malassé – une réputée chercheuse dans le domaine de la paléoanthropologie, qui a publié de nombreux articles et qui est aujourd’hui dans le collimateur des darwinistes – vient avec des données concrètes : l’évolution de l’os sphénoïde au fil de l’histoire évolutive de l’homme, à partir de l’australopithèque jusqu’à homo sapiens. Cet os bizarre, en forme de papillon, situé à la base du crâne, a souffert les 60 derniers millions d’années, 5 modifications de forme et de position par rapport à la colonne vertébrale (correspondant aux  5 grandes étapes évolutives des êtres vivants, jusqu’au dernier chaînon, l’homme) ; il est directement impliqué dans « l’humanisation » de l’homme (verticalité, modifications du crâne, entraînant le rétrécissement du visage et des mâchoires, ainsi que le développement du cerveau suivie par l’apparition de la conscience).

            L’os sphénoïde s’est levé de l’horizontale vers une position oblique (aujourd’hui), étant encore en évolution, mais « toujours dans le même sens » - dit la chercheuse – fait qui contredit la théorie de l’hasard, incluse dans l’explication du processus de l’évolution par sélection naturelle (le darwinisme). Ces modifications sont d’ordre génétique, elles étant inscrites dans le programme évolutif de l’embryon humain.

            Mais cette nouvelle conception de l’évolution est combattue par les partisans du darwinisme, par une série d’accuses, avec ou sans arguments. On reproche à Madame Dambricourt-Malassé (dont les travaux, selon ses propres affirmations, n’ont rien à voir avec la religion) d’avoir remis en question le point principal de la théorie de Charles Darwin, notamment l’adaptation à l’environnement comme facteur décisif de l’évolution de l’homme. On lui reproche encore (le journal « Le Monde » du 29. 10. 2005) l’association au courant religieux introduit dans le domaine de la science par l’abbé Breuil et Teilhard de Chardin et le fait d’être «soutenu par des organisations efficaces dont les importants moyens financiers viennent parfois d'outre-atlantique."  La théorie que la chercheuse expose est aussi attaquée par certains journalistes qui étalent une série d’arguments détaillés sous différents titres du type « un seul os ne peut pas être essentiel » ou « croire que l’homme continue d’évoluer est une illusion » ou « écrire une loi mathématique de l’évolution ne repose sur rien de sérieux » ou « il n’existe aucune preuve d’une loi cachée dans nos gènes » (Science & Vie, décembre N° 1059, 2005). Ces arguments-révolver tombent à une lecture plus attentive (et plus avisée) de certains articles scientifiques publiés au fil des 4 dernières années, voir la collection de la même revue.

            Laissant la science à part et contemplant cet os tellement controversé, avec des yeux intuitifs et bien lavés des préjugés d’ordre scientifique ou religieux, il est impossible ne pas s’émouvoir devant sa forme bizarre. Ce papillon ossifié, assis à la base du crâne, a une « forme »… dépourvue de forme ! C’est une pièce œuvrée d’un grand raffinement, un véritable bijou dentelé ; une vague de mer minuscule, en mouvement, dont l’écume fixée dans le réseau de calcium du tissu osseux, semble vouloir nous suggérer les 26 dimensions de l’univers. Le sphénoïde cache dans sa cavité – « la selle turcique » - une glande (l’hypophyse), ayant une importance capitale dans le maintien de l’équilibre énergétique du corps, grâce à 8 hormones qu’elle secrète, et qui sont directement impliquées dans le processus de la croissance et de la maturation sexuelle de l’individu. On pourrait assimiler le sphénoïde à une antenne interne, qui s’oriente grâce aux modifications génétiques, pour mieux capter « le plan intelligent ».

 Mais voilà, à la même conclusion – du « plan intelligent » - arrivent, par d’autres chemins, des chercheurs de prestige appartenant à d’autres domaines. Le belge Christian de Duve (le prix Nobel de la médecine, 1974) dit que la matière « est obligée » d’aller vers la complexité, « parce qu’elle n’a pas d’autres choix » et que ce processus évolutif est dirigé vers le perfectionnement du cerveau humain, ayant comme but ultime de l’évolution, l’apparition de l’intelligence et de la conscience. Jean Chaline (paléontologue français) reconnaît que la loi de l’évolution est inscrite à l’intérieur de chaque cellule, dans l’ADN. Une équipe interdisciplinaire, - formée de Jean Chaline, l’astrophysicien Laurent Nottale et l’économiste Pierre Grou, - a établit une loi mathématique capable de prévoir les mutations génétiques liées aux grands sauts évolutifs (Science & Vie N° 1059, 2005).

En penchant notre attention vers ce programme de synthèse et d’évolution de la matière vivante – écrit à l’encre sympathique qui, comme on le sait bien, a besoin de lumière ( !) pour dévoiler les vérités qu’elle cache – nous pouvons nous rendre compte de l’unité de la vie terrestre, de notre origine commune, mais aussi de son énorme diversité. Comment ?! J’ai dit « origine commune » et « diversité » ?! Mais les darwinistes soutiennent la même chose : nous tous sommes apparus au bout d’un long processus évolutif des primates, qui, à leur tour, sont apparus d’une autre lignée, ayant pour base la salamandre !! Les deux courants, tellement opposés en apparence, le darwinisme et le néo-créationnisme, pourraient être donc complémentaires… Leur conciliation pourrait commencer à partir des deux constats suivants : « Intelligent Design » envisage le but de la création et le finalisme global de l’évolution, tandis que le darwinisme fournit uniquement les étapes impliquées dans la réalisation de ce processus évolutif, par des petites périodes.

La forme de papillon du sphénoïde, fut choisie semble-t-il expressément pour nous rappeler qu’avant de pouvoir voler, le papillon fut d’abord une larve. Le fait d’être caché dans le crâne, à la base du cerveau, serait le signe que le vol commence à partir de là.

Teilhard de Chardin, ce réconciliateur visionnaire entre la science et la religion, disait: "For the observers of the Future, the greatest event will be the sudden appearance of a collective humane conscience and a human work to make."(„Pour les observateurs du Futur, le plus grand évènement sera l’apparition soudaine d’une conscience humaine collective et du travail humain à faire).                   

Les environ 6000 langues terrestres, où la langue humaine sortie peut-être du premier Verbe, seront-elles capables de travailler à l’accomplissement de la prophétie de Teilhard?
                                                                                                                      1 décembre 2005 
 
(ROMANIAN ACADEMY, Romanian Committee for the History and Philosophy of Science, INTERDISCIPLINARY BULLETIN No. 2,- 2007)

 

 

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"Le don" et "Animus"

Le don
Antonia Iliescu

            Je viens de recevoir un don. Mais pas n’importe lequel. Un don qui oblige à un autre, comme une réaction en chaîne. Don y contenant le tout ou le rien, don qui peut être explosif, s’il n’est pas bien contrôlé, tout comme les réactions en chaîne. Don non palpable et sans prix, mais inestimable, comme le don intime de noce. Don de la grande rencontre avec le monde extérieur, invitation à danser avec l’esprit du monde. Don qui m’arrache les jours et les nuits, dissèque sans pitié mon être en l’éparpillant dans le monde, broyé mais heureux de pouvoir toucher intimement chaque homme. Sel fin du sel grumeleux passé par le mortier, sel qui a enduré des coups et des écrasements pour se faire petit, le sel de la vie prête à se dissoudre dans les eaux du monde, dans les consciences. Don grand qui demande de te faire petit. Ce don qui ordonne est le moment de pause pour l’introspection. C’est le début de l’œuvre au rouge, quand on se jette dans sa propre philosophie. La philosophie de ta propre vie, petite et insignifiante, en tenant dans une main l’œuvre au noir et dans l’autre l’œuvre au blanc. Je sorts lentement, péniblement de mon athanor, pour prendre en possession mon don, tremblant d’émotion. Et je remercie le donneur.

            J’ai reçu comme don un livre. Un don à courte portée mais aussi à longue portée. « Courte », car ce petit livre me met immédiatement au travail, en me faisant sortir du poison d’une vie intellectuelle terne. « Longue », car il m’invite à parcourir un long chemin, renversé, depuis la fin vers le début, un chemin malaisé qui m’oblige à me contempler de l’intérieur, pour un jugement d’aujourd’hui, chemin difficile parmi des papiers mélangés et souvenirs emmêlés, dont il faut que je trouve le sens. J’ai reçu un livre. Mais pas n’importe lequel comme ceux qu’on peut toucher des yeux et peser des mains et qu’on dépose sur une étagère dès qu’on l’a fini, plus en avant ou plus en arrière, selon le besoin de le relire en jour, dans un futur d’une longueur relative. J’ai reçu aujourd’hui le don total, dans le sens du « en donnant tu recevras », don qui enrichit également le receveur et le donneur. J’ai reçu un don multiple, étant offert à la fois à moi et au monde entier.

            J’ai reçu comme don un livre non écrit. On m’a offert mon livre que je n’ai pas encore écrit, le don invisible, qui concentre toute la matière et toute l’énergie du petit univers que je suis maintenant, ici et peut-être pour quelques secondes encore dans un minuscule méandre du Grand Infini. Je feuillette ses pages invisibles, signe que je prends note. Signe que j’ai déjà commencé à écrire. C’est un don pour moi, qui se fera don de moi.

 

16 décembre 2005

 

 

ANIMUS

Antonia Iliescu

Motto : « Je suis Une, mais opposée à moi-même. Je suis à la fois « adolescent » et « vieillard ». Je n'ai connu ni père, ni mère parce que l'on doit me tirer de la profondeur comme un poisson ou parce que je tombe du ciel comme une pierre blanche. Je rôde par les forêts et les montagnes, mais je suis cachée au plus intime de l'homme. Je suis mortelle pour chacun et cependant la succession des temps ne me touche pas. »

Carl Gustave Jung  « Ma vie »

Cher Maître,

Comment suis-je arrivée à vous connaître, vous vous demandez peut-être... Eh bien, par pur hasard. Un jour elle a pris un livre sur l’étagère : c’était « Ma vie ». Dès les premières pages, elle s’est immédiatement rendue compte à qui s’adressait ce genre de texte et qui serait en mesure de le comprendre; c’est ainsi qu’elle me le confia un dimanche, le Jour du Seigneur. Disait-elle: „Dora, tiens, un livre pour toi. Que dirais-tu de le lire? Ce serait une occasion de vérifier si c’est bien lui l’homme arc-en-ciel, que tu cherchais depuis ton enfance”.

C’est ainsi qu’elle a mis dans mes bras une multitude de mondes avec des créatures de mon espèce, quelques-unes plus distantes et plus étranges, d’autres plus amicales, qui me ressemblaient en quelque sorte. Vous, cher Maître, m’êtes apparu à la fois étrange, distant et amical. C’est pour ça que je vous écris à cette heure tardive de la nuit, quand je peux enfin me libérer de la tutelle de la femme. Elle jette des coups d’œil furtifs à tout ce que je fais et je n’aime pas. Je suis suffoquée de sa présence tatillonne, de scientifique qui veut tout analyser, même les fines poussières tombant des meubles. Elle veut tout savoir et tout organiser, elle dissèque toute chose aussi petite soit-elle; elle réduit l’entier en miettes, met les insectes au microscope et les abeilles au microphone, pour étudier leurs harmoniques. Elle ne sait plus ce que c’est que la poésie de la vie. L’air marin, au lieu de le percevoir comme nous, comme une brise suave dans laquelle « respire doucement Jésus » - comme le disait le frère Omar Kahyam – elle ne voit que des pourcentages : autant pour cent  d’azote, autant pour cent d’oxygène, d’hydrogène, d’argon... Le mystère de toute chose elle le met dans un minuscule mortier en or (qu’elle tient dans son cerveau), pour ensuite le réduire en particules à peine visibles qu’elle analyse après au spectromètre de masse et RMN[1]. Elle haït tout ce qu’elle ne peut pas comprendre. Je m’étonne comment j’ai pu échapper saine et sauve ! Quelle chance ! C’est donc moi seule qui pourrais comprendre vos pensées, sans les émietter, sans les écraser, sans les couper en morceaux. Oh, combien elles sont belles !

Je vous remercie pour l’invitation de participer avec vos amis à « La table ronde », à Böllingen. Je me suis sentie tellement bien dans votre tour aux murs arrondis et blancs. Je les adore ! J’ai déjà eu un premier frisson, quand vous avez parlé de synchronicité. Car vous devez savoir que ma résurrection s’est produite suite à quelques « synchronicités » comme vous nommez toutes ces bizarres coïncidences qui nous transforment la vie. Et la Vierge, n’a cessé de donner des « signes » à la femme, après la mort de son père. Ces signes venaient sur des ailes arc-en-ciel. Et je me dis alors : « Le saint Graal hante toujours les pensées des chevaliers. Le calice d’émeraude, n’est pas encore trouvé, mais certains boivent depuis longtemps l’élixir vivifiant qu’il contient ».

J’aurais encore un tas de choses à vous dire, mais je dois mettre un point, car la femme curieuse pourrait se rendre compte de ce que je suis en train de faire et alors elle effacera tout ! Je suis forcée de me cacher, car elle est extrêmement lucide et exigeante. Elle détruit tout !

En ce qui vous concerne, j’ai un soupçon : vous avez déjà trouvé la pierre philosophale, n’est-ce pas ? Après l’avoir vidée de son pouvoir, en lui arrachant son secret, vous l’avez détruite (hm !... sur ce point, vous et la femme vous avez quelque chose en commun). Ensuite, les remords vous ont envahi et alors vous avez pensé la partager avec les gens. Vous avez jeté la poudre philosophale dans le monde et vous avez  ri sous votre cape : « Vous n’avez qu’à  recomposer le mystère de la pierre. C’est en définitif votre devoir… enfin, le devoir de quelques uns, sûrement pas le devoir de tous ».

Je ne sais pas combien d’entre nous serons capables de recomposer le mystère de la pierre. Nous demeurerons, nous aussi, penchés sur les eaux, des jours et des nuits, en cueillant l’or des sables souillés de boue ; ou nous nous égarerons dans les déserts, agenouillés sur les grains de sable sec, en cherchant des yeux brûlés de soleil et de ténèbres, les miettes de lumières dissipées dans les mondes qui furent avant nous, jusqu’à nous.

Tonia vient juste de terminer la lecture d’un livre. Elle est occupée : elle pense. Je l’ai surprise imaginer un plan. Je l’ai vue fouiller dans sa mémoire. Elle a pris le crayon et a commencé à gribouiller quelque chose dans un cahier. C’est comme ça que j’ai pu m’échapper et arracher ces quelques instants à ma vie éphémère, pour vous les offrir.

Salutations de ma part à  Anima et à  bientôt (ou à aussi longtemps qu’elle me laissera vivre),

Dora-Dor

*

Mon cher Maître, je m’excuse si je vous ai importuné avec mes extravagances. Ai-je fait une fois de plus l’une de ces bêtises ? En jugeant selon votre silence ce dernier temps, je dirais oui. Voilà pourquoi je vous écris. La femme est triste. Elle s’égare toujours parmi des choses impossibles, comme si elle voulait être sûre que rien ne s’accomplira jamais. Elle s’attache à des causes perdues et veut refaire toute seule l’histoire du monde ; plus que ça, elle veut la revivre ! Elle est toujours avide des mystères. Finalement, en jouant avec le feu, elle devint ce qu’elle devait devenir : « un ange chassé ». Pourrions-nous la mettre sur la bonne voie ? C’est à cette fin que je vous envoie ces quelques récits ci-dessous. Ainsi pourriez-vous, peut-être, vous faire tout seul une idée de la façon dont elle juge la vie en général et surtout de la façon dont elle me voit.
A vous, cordialement, Dora-Dor

 

(fragments du livre « Dora-Dor ou le chemin entre deux portes » - Antonia Iliescu, Kogaïon Edition, Bucarest 2006)

 



[1] Résonance Magnétique Nucléaire

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Il a pensé "je t'aime"

Il a pensé « je t’aime »

        Antonia Iliescu

Il a préparé son âme
Pour penser « je t’aime »
Il a balayé les feuilles mortes
Les poussières et les nuages
Il a fait le ménage d’un seul geste.

Avant de penser « je t’aime »
Ici, tout bas,
Il a lavé ses mains
Et l’univers entier a respiré
Soulagé.
Nos âmes vaguent là-haut
Sur la crête d’une même onde
Qui chante avec nous:
Où nous conduis-tu, amour, où?
Où?

____________
(extrait du volume « Nãscãtorul de perle » (« L’enfanteur de perles ») - Antonia Iliescu, Ed. Pegasus Press, Bucarest, 2010)

 

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Je vous laisse une goutte de pensée


  • Diète pécheresse… Je commence chaque journée avec le péché originel : je mange une pomme.
  • Si le dicton "Aurea mediocritas" serait vrai, le monde auquel nous appartenons devrait être un globe d'or, avec quelques impuretés, qui incarneraient les hommes de génie.
  • Les pensées sont des fleurs périssables ; si on ne les donne pas à quelqu’un, elles se fanent et meurent pour rien.
  • Le comble du masochisme : mordre avec volupté de sa solitude.
  • L’amour est comme le vin : si tu le laisses trop longtemps dans ton verre, il tourne au vinaigre.
  • Nos âmes sont des blessures desquelles dégoulinent, de temps en temps, des poèmes.
  • Pour un écrivain, qu'est-ce c'est que l'écriture sinon des eaux qui ont débordé les rivages?
  • Il est impossible d’être uni avec un monde désuni.
  • Les pensées sont nos interlocuteurs silencieux et profonds, que l’on fuit souvent par peur de perdre notre superficialité.
  • La profondeur est la seule dimension de l'âme.
  • Nous avons le devoir de connaître le monde. Mais par quoi devrais-je commencer? Par le grain de poussière que j'écrase en lui marchant dessus, ou par les étoiles vers lesquelles je m'élève, en les contemplant?
  • De la chenille au papillon il y a un long chemin; il s'appelle l'homme qui a connu son "moi".
  • Les astrophysiciens ont proposé récemment une forme possible de l'univers. Il pourrait ressembler à une bouteille, où son cou se retournerait vers le fond de la bouteille, pour ensuite continuer son chemin à l'intérieur de celle-ci, afin de rejoindre le "soi", c'est à dire le "cou de la bouteille". Si l'univers se présente ainsi, alors tout ce qui est vécu suit toujours le même chemin, selon la trajectoire dessinée par les parois de "la bouteille éternelle". Nous sommes tous embarqués dans cette bouteille à forme étrange, jetée peut-être dans une mer sur laquelle nous naviguons sans cesse, portant en elle notre désir de connaître notre Grande Origine Commune.
  • Mes lunettes ont commencé à pleurer; elles ont commencé à voir toutes seules.
    _____________________

    (Extraits du volume « Stropi de gând si muguri de constiintã» (Gouttes de pensée et bougeons de conscience) -  Antonia Iliescu, Ed. Pegasus Press, 2010)

 

 









 

 

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L’histoire des chambres sans portes*

Antonia Iliescu

Je viens vous dire l’histoire

Des chambres sans portes et

Des montagnes sans montée.

Écoutez l’histoire
Du possible impossible

Et je survivrai parmi
Toutes ces choses mortes.

                        Ombres dans le jardin

                        Ombres dans les allées

                        Mon immense secret

                        Tu n’le sauras jamais.

Ainsi disait la lune

Un jour d’avril pur et blanc

Quand tu as baisé ma main.

J’ai gardé ton amour,

Ce possible impossible

Et je survivrai parmi
Toutes ces choses mortes.                  

                        Dans le sombre jardin,

                        Dans les sombres allées

                        Non vue se glisse l’ombre

                        De ma main glacée.

__________________________

* (texte de la chanson « Povestea camerelor fãrã usi », auteur compositeur interprète : Antonia Iliescu)
                        .

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Le mythe de l’arc-en-ciel

Le mythe de l’arc-en-ciel

Antonia Iliescu

            Au commencement, avant le verbe même, fut l’amour. Il jaillit du cœur du Grand Peintre, qui habitait des cieux bleus, limpides et lointains. Il surgit comme un rayon de soleil rebellé par la monotonie d’une brillance trop étroite, toujours dans un même bouquet. Le rayon s’est envolé aveugle et aveuglant, tout droit vers le cœur le l’homme qui n’avait pas encore connu l’amour. Le Grand Peintre voulait lui en faire un cadeau. Mais celui-ci cria:
            - Arrête! Il y a trop de lumière. Je ne vois plus rien et je ne sens qu’une brûlure qui me fait mal. C’est ça ton cadeau? ! Tu peux le garder pour toi.
            Le mortel a couvert ensuite son âme avec des plaques lourdes d’ombre, qui tenaient son cœur enchaîné. Le rayon impuissant revint humblement dans le cœur d’origine, en demandant pardon. Mais l’inclémence fut amère. Le Grand Peintre l’a écrasé avec la foudre du ciel. « A quoi sert la lumière si elle n’apporte que l’aveuglement  et n’est pas capable de remplir l’obscurité de l’homme ? »  Avec haine Il frappa Sa propre lumière. Le rayon se cassa alors en sept morceaux et chacun avait une autre couleur. Pour parler à l’homme, le Grand Peintre choisit la couleur rouge, car il aimait passionnément toute chose qu’il avait créée :
             - Si tu n’acceptes pas mon don et si tu ne réponds pas avec le feu du sang, avec les flammes pourprées de l’enfer, avec la pureté des pétales rouges des roses, alors je mourai dans le ciel et ce sera dommage. Je suis né de lumière et je m’y suis arraché uniquement pour toi, pour te montrer la couleur de l’amour. Ne la chasse pas, ne l’éteins pas et n’essaye pas de la diluer. C’est la couleur de ma passion et je te la donne. La voici !
            En disant ceci il jeta dans le ciel la couleur qu’il cachait dans son poing serré. Soudainement un cercle rouge comme le sang est apparu à l’horizon  qui demeura suspendu et humble, comme un homme voûté qui mendiait pardon. L’homme ébahi a levé ses yeux vers le ciel : - Quelle beauté ! Un arc de feu qui m’enveloppe dans des flambées rouges, ardentes. C’est quoi ça ? Et à quoi ça pourrait servir ?
            - C’est l’amour. – a répondu Le Grand Peintre. - Tu verras toi-même à quoi il est bon si tu ouvres ton cœur pour y recevoir sa chaleur.
            L’homme dit alors :
            - Il est trop grand ton amour et ma passion serait insupportable. Tes dons me font mal. Je ne peux pas les endurer. Le rouge est trop rouge et mon sang me brûle.
            Le Grand Peintre versa quelques larmes sur le cercle de feu. Et là où tombèrent ses larmes de lumière, le rouge devint orange.
            - Tu es content maintenant, homme ? Peux-tu sentir mon amour ? Es –tu prêt à le recevoir?
            - Il est trop chaud ton amour, il me brûle. Je ne le comprends pas. Va-t-en avec ton cercle et laisse-moi tranquille, dans mon obscurité. Je ne veux pas de toi ! Ni de tes dons. Tu me fais souffrir.
            Mais Le Grand Peintre n’écoutait pas ce que l’homme lui disait. Il continuait à travailler en silence, avec application et patience, pour vaincre Le Grand Obscur. Il a pleuré encore pour l’ignorance et la dureté du monde qu’il avait fait un peu trop vite. Mais il a pleuré d'avantage pour sa propre douleur, quand, pour la troisième fois, il dut réduire sa brillance pour pouvoir se faire un peu de place dans le cœur étroit et obscurcit de l’homme. Et les dernières larmes versées sur le cercle orange, gardé à l’extérieur par celui de feu, ont fait naître un troisième cercle, jaune et lumineux, qui exprimait le mieux la joie et le triomphe de l’amour, l’ouverture de l’esprit de l’homme vers le monde.. Les trois cercles concentriques se dressaient victorieux dans le haut du ciel, au-dessus des ténèbres de l’homme, sans pour autant les éteindre. L’homme était toujours mécontent :
            - Garde tes cercles ! Je n’ai pas besoin d’amour. J’ai tout ce qu’il me faut. Voilà, j’ai les forêts vertes et les fruits doux et multicolores et le ciel bleu et le soleil. Je ne peux pas le regarder, c’est vrai, mais sa chaleur me suffit. J’ai tout ce qu’il me faut pour être heureux. Pourquoi me faudrait-il l’amour? Et de toute façon, tout ce que j’ai ici, sur la terre est beaucoup plus beau et plus utile que tes cercles gribouillés inutilement dans le ciel.
                Alors Le Grand Peintre a cessé de pleurer. Il a pris une poignée du vert des forêts, pour que l’homme puisse espérer au besoin. Et il en a fait encore un cercle qu’il a placé soigneusement à côté des autres. Ensuite, il mouilla son pinceau dans le bleu du ciel des eaux, en  modelant un autre cercle, le maillon nécessaire pour donner à l’amour un peu de poésie. Il le rangea à côté de celui de l’espoir. Finalement Le Grand Peintre a encore travaillé artistement deux cercles dans les couleurs des safrans des fleuristes de printemps et d’automne, indigo et violet. Ces couleurs promettaient à l’homme l’ascension par amour, jusqu’au rang de Dieu. Contant, Il regarda son œuvre :
                - Je vais le nommer arc-en-ciel. J’espère cette fois-ci qu’il plaira à l’homme. Surtout parce que je n’ai pas ajouté le cercle marron, pour que la sagesse n’entrave l’élan du cœur. Maintenant mon œuvre a tout ce qu’elle lui faut pour exprimer l’amour, sans trop brûler, sans blesser ou aveugler. Il a des couleurs chaudes et des couleurs froides. Il peut les mélanger et les doser tout seul, selon son propre désir. J’y ai mis toutes les couleurs des paroles qui expriment l’amour dans le langage et le rythme de son cœur. Le vide qui a laissé en moi le rayon rebelle me fait mal, car j’ai dû tuer sa lumière pour en faire des débris colorés, pour que l’homme me comprenne. Mais lui est une partie de moi, tel que le rayon fut une partie de Ma Force. Je vais sûrement le récupérer au fil des siècles, si l’être humain comprend mon message… Et disant ainsi, Le Peintre brisa le cercle de feu multicolore en deux parties égales. L’une fut jetée sur la terre, sur le chemin de l’homme et l’autre fut mise dans son cœur. Qui sait quand il en aura besoin ? … Mais le mortel, voyant la merveille, dit :
            - C’est beau ton arc-en-ciel, vraiment beau. Je peux le regarder sans souffrir, ses couleurs ne me font plus de mal, au contraire, je les trouve belles. Mais je ne vois pas sa raison d’être. Pourquoi t’es-tu donné autant de peine pour si peu ? Et regarde, il n’a duré que le prix de quelques minutes. Une demi-heure peut-être… Mais c’est peu. Tu t’es donné trop de mal pour quelque chose de tellement éphémère..
             Le Grand Peintre trouva cette fois-ci que l’homme avait raison. Il se creusait la tête : comment pourrait-il redonner à ce merveilleux jouet céleste, sorti du profond de son être démiurgique, sa fonction originaire ? Et surtout comment pourrait-il le faire durer, au-delà du souffle léger et chétif des gouttelettes diaphanes de l’air d'après la pluie ? L'inspiration divine lui vint au secours. Il appela l’espiègle Cupidon, le divin enfant qui jouait au ballon sur les terrains vagues du ciel. En faisant sortir de son cœur l’autre moitié d’arc-en-ciel, mise en réserve, lui dit :
                - Mon petit, vois-tu ce demi-cercle ? Dis-moi, comment pourrais-je le mettre au service de l’amour, contre les ténèbres de l’homme ?
            Cupidon était fou de joie. Le Grand Peintre lui avait confié en fin une tâche importante, lui donnant ce jouet sérieux. Très heureux de pouvoir intervenir lui aussi dans le destin de l’homme, il prit l’arc-en-ciel et il cibla le mortel. Tout à coup les couleurs se mélangèrent dans un tourbillon de lumière, se caillant en rayon de soleil. Le petit Cupidon en fit une flèche et visa le cœur de l’homme. La flèche de soleil redevint arc-en-ciel dans son cœur.  Il sentit d’abord une brûlure dans la poitrine, ensuite une vague  chaude lui inonda le corps. Et pour la première fois l’arc-en-ciel parla à l’humain. Il lui dit que quelqu’un l’attendait très loin, à l’autre bout du monde. Alors il vit pour la première fois la femme triste. Il l’a vue avec les yeux de l’amour, malgré la distance qui les séparait.
            La femme triste regardait ahurie les couleurs apparaître sous ses yeux, couleurs qui changeaient toujours s’embrassant l’une l’autre, prêtes à se dissoudre l’une dans l’autre.
             - Qu’est-ce que c’est beau ! –disait-elle. – Pourquoi donc cette merveille issue soudainement du gris du ciel ?
            L’homme scruta ses profondeurs et vit l’amour colorer l’âme et sa solitude.
            - Qu'elle est belle mon âme maintenant, inondée d’amour ! Et tous ces sons célestes qui tissent des couleurs en moi ! L’homme prit sa flûte et commença à chanter . Son amour y sortait vêtu de nostalgies et désir. Et, comme un serpent hypnotisé par cette musique magique, il partit à la rencontre de la femme. Il suivit les traces de l’arc-en-ciel et arriva dans une forêt où habitait la femme triste. Quand il l’a vue aussi petite et grelottante, les yeux dans le ciel, une vague de tendresse le prit soudainement. Mais la tristesse ne le quittait pas : « Maintenant que j’ai senti la douceur de l’amour et que j’ai vu à quoi il est bon, c’est encore pire. J’ai peur de commencer d’y goûter, j’ai peur qu’il n’en finisse pas. J’ai tout simplement peur.» Et l’homme toujours mécontent, ne cessait pas de bougonner dans son obscurité.
            Cupidon flécha alors la femme triste. Et là où l’arc - rayon de soleil mourait dans le cœur de l’homme, il commençait à naître dans le cœur de la femme, dessinant ainsi un cercle multicolore, brillant et chaud, qui unissait les terriens par la Grande Force de l’Amour.
          Et le cercle de feu roule toujours, tantôt dans les humains, tantôt dans le ciel.
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(fragment du volume « Arc-en-ciel aux humains » par Antonia Iliescu, Ed. Libra Vox, Bucarest 2002)

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La maîtresse du monde

La maîtresse du monde

Antonia Iliescu

            - Semeur, mets la semence dans la terre et n’aie pas honte de t’agenouiller devant elle. La semence est la maîtresse du monde et tu es son serviteur. La semence porte en elle les parents et les enfants, elle est à la fois part et entier et le mirage de la Création descend et sort perpétuellement de ses entrailles. Semeur, on t’a donné en garde la semence pour que tu la sèmes, pour que tu la cueilles, pour qu’ensuite tu la sèmes à nouveau, encore et encore. C’est grâce à ton labeur que l’Univers ne meurt pas. La semence est la résurrection gardée pour ces temps propices où le soleil va s’adoucir et la terre sera prête à se renouveler pour pouvoir l’accueillir. Chaque semence pour chaque goutte de pluie. Et que toutes donnent des fruits.

            - Semeur, ne te fais pas de soucis après avoir semé. La graine sait comment briser son écorce. Mais dis au petit de la semence de voir la lumière, de pousser pour devenir Semeur. Et s’il t’a entendu, né dans l’amour du soleil, le petit de la semence essayera de s’élever jusqu’à lui. En la tenant dans le creux de ta paume, avant de l’envoyer vers le ciel de la terre, toi, semeur,  parles-lui ainsi : maîtresse, tu ne répéteras point l’erreur d’Icare. C’est pour cette raison que tu te cultiveras toi-même, en essayant de te connaître le plus tôt possible, le mieux possible, pour que tes ailes ne fondent pas avant d’avoir appris à voler par la pensée. Pour arriver à dépasser tes limites il faut d’abord que tu les connaisses.

            - Semeur, dis à la semence, par la chanson ou par l’incantation, d’ignorer le gerzeau et de suivre son chemin. Quand elle sera là-bas, petite et seule dans la terre, sous une lumière péniblement filtrée à travers la fourrure de l’humus, dis lui de ne pas perdre l’espoir en regardant les chênes alentour. Dis lui que malgré sa taille si petite, telle que le vent l’emporte, elle est tellement grande, telle que le chêne y trouvera sa place. Dis lui ton histoire, car toi aussi tu fus un jour une petite semence chétive et effrayée. Mais tu as grandi, car tu ne t’es pas apitoyé sur ta peau vitrée de serpent que tu as dû lâcher sur le chemin, alors qu’elle ne pouvait plus te contenir.

            - Semeur, sois bon et compréhensible et patient. Nulle semence ne ressemble à une autre et chacune est responsable de son propre fruit. La conscience ne s’élève pas sous le fouet. N’oublies pas que le fruit tant attendu mûrit en son rythme. Inutile de le presser, car tu n’aimeras pas le raisin aigre. Mais en même temps, n’oublies pas que lorsque la grappe n’est qu’à moitié mûrie, le grain le plus petit est le plus doux.

            - Semeur, c’est le temps de la récolte. « C’est ce que tu as semé que tu cueilleras » dit le sage. Et pourtant… Tu n’as pas semé « du vent » mais tu as quelquefois recueilli « la tempête » et ce n’est pas de ta faute. Ca arrive parfois, car tu es toujours mis à l’épreuve. Plus les choses sont bien faites, d’une façon solide et durable, plus on te confiera des tâches de plus en plus lourdes, toujours plus lourdes. C’est ton échelle de valeurs que tu dois monter, une échelle au nombre infini de marches. Ne sois pas naïf et ne crois pas que si tu t’arrêtes pour te reposer, les marches ont fini d’être là. Elles ne finissent jamais, ni même après ta mort. Seuls ceux qui regardent au plus haut du ciel sont condamnés à une montée éternelle. Ils savent que c’est de là que vient tout le mystère que la semence porte en elle. Et la semence est une file infinie de portes ouvertes toujours vers la même chose, qui revient toujours en elle-même.

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(fragment du volume « Stropi de gând si muguri de constiintã »* - Antonia Iliescu, Ed. Pegasus Press, 2010)
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« Gouttes de pensée et bourgeons de conscience »

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Les fleurs-oiseaux

Les fleurs-oiseaux

   Antonia Iliescu

Venez au rendez-vous
Avec ces fleurs gracieuses,
Aux ailes-pétales rondes
Qui dansent dans la corolle
Neigeotant généreuses
Leur parfum sur le monde.

Venez voir les oiseaux
captifs sur des tiges
Fines, longilignes, légères,
Aux plumages bariolés
Oiseaux muets, figés
Dans un lambeau de terre
Perdu dans une forêt.

On les connaît à peine
Ces fleurs modestes sans nom ;
Accélérez le pas,
Dépêchez le regard,
Demain elles périront…

11. 07. 2011

 

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Luciole

Luciole

        Antonia Iliescu

Luciole, larme de lune,

Qui es-tu ?

Ecoute les gouttes de pluie

Elles disent que le destin terni

se joue sur leur peau argentée ;

Elles viennent et s’en vont résignées

comme les larmes, ces gouttes chaudes

qui inondent nos âmes lourdes et nos cœurs,

coquilles fermées de solitude, aux perles

qui pleurent en nous, à l’intérieur.

 

Luciole, larme de lune,

Etoile en quête d’aventure vagabondant

Dans l’univers qui pousse de l’herbe.

Je baisse les yeux pour regarder

le ciel que tu mis à mes pieds

ciel qui tomba sous mes pas

insouciant de ses diamants

que j’écrase, malgré moi, en marchant.

La grandiose céleste nuit

Se fit tout à coup si petite

Que tu la cachas sous un pli.

Et depuis lors, je rêve, je vis,

Je vis en plein soleil qui brille

Et qui s’éclate sur mes jours

et sur mes nuits.

 

28 février 2008
(du volume « Nãscãtorul de perle » - Antonia Iliescu, Ed. Pegasus Press, 2010)

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Les eaux de Saint Jean

Les eaux de Saint Jean

                           Antonia Iliescu

 

Tu lavais tes mains dans les eaux de Saint Jean

Et par ce geste simple se dévoila l’énigme

As-tu donc compris l’étrange paradigme

Qui dessine mon monde né voici un an ?

 

Pas besoin de savon, l’eau se charge de tout

Nettoie l’âme tachetée d’ennuis solitaires

Redorant les désirs qui cessent de se taire

Devant le mystère de cet hiver doux.

 

Tu penses et tu existes dans ce monde cruel

Que je voyais vide avec mes yeux morts,

Où je vis à peine et où je vis à tort,

Cachant mes angoisses sous grimaces pastel.

 

Dorien-musique, gamme en dorien

Notes tristes, timides, aux nuances antiques

Gouttes de sang blanc dégoulinent sceptiques

Sur la roue trop vieille du figé moulin.

 

Tout ce monde nouveau, vieux depuis un an,

Dont les eaux muettes lavent toujours tes mains,

D’où vient-il, du Bien ou bien du Malin ?

Est-il bien réel ou caprice errant ?

 

 (du volume « Nãscãtorul de perle » - Antonia Iliescu, Ed. Pegasus Press, 2010)

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Original et candide

  Original et candide

     Antonia Iliescu

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            Il y a chez nous, à l'institut un monsieur qui ressemble terriblement à monsieur Hullot, mais il est même plus excentrique et drôle. Il est du genre qui peut t'enchanter avec une conversation érudite sur le dernier disque qu'il a acheté – « quelle aubaine »! - juste sur la Voie de la Victoire ! "-Écoute mon cher, j'ai trouvé Dvorak et Mahler, tous les deux dans la même boutique." Il discute avec beaucoup de compétence des films des années '90, ayant toujours sous la main un dictionnaire cinéphile, pour d'éventuelles démonstrations. Il est donc l'homme fin, cultivé, raffiné, mais qui peut te traiter d' idiot avec la plus naturelle des candeurs.
            Il est venu sur la planète Terre voici 60 ans, avec une mission précise, en rapport avec les pigeons voyageurs. Il avait été envoyé par le conseil de l'étoile beta-Columba [1] pour résoudre une vieille énigme. Son coeur de lumière bleuâtre fonctionne à l’aide de la vibration de haute fréquence de l’ancestral pigeon libéré par Noé de son arche. Le pigeon avait alors continué sa mission de guide des argonautes vers la Mer Noire, à la recherche de la toison d’or. Et, à ce qu’il paraît, il est resté lié pour toujours au bord de cette mer, grâce aux nombreuses réincarnations inscrites dans son programme d’évolution à l’échelle énergétique. La dernière, l’avait fixé dans la peau de monsieur Brãiloïu, un homme de haute taille qui tient sur ses épaules, telle une coupe olympique de couleur gri-pigeon, une tête oblongue aux yeux bruns, qui te regardent de travers derrière ses lunettes aux châssis argentés. Monsieur Brãiloïu a des terminaisons corporelles tout à fait particulières. Les ongles de ses mains (mais je peux jurer que de ses pieds aussi) ressemblent à des balles de ping pong. Pendant la conversation il fait plein usage de ses mains, assez éloquentes d’ailleurs, et, pour mieux t'expliquer comment vont les choses, il les agite d’une manière démonstrative dans l'air, suivant des circonférences imaginaires de plus en plus grandes. Visiblement il est désireux d’élargir le cercle de son auditoire jusqu’à des espaces interplanétaires.

            Un jour il vient dans notre salle de labo et nous dit:
            - Les filles, n’avez-vous pas par hasard, un poinçonneur? Je ne trouve plus le mien; je crois que je l'ai prêté à quelqu'un… Je ne me souviens plus à qui… C’est à vous peut-être...
            Nous, aimables comme d'habitude, et sensibles aux charmes de monsieur Brãiloïu, nous précipitons pour le servir, en lui offrant notre poinçonneur ("le jeune marié" comme il avait été baptisé par un collègue); et il est assez robuste ce jeune marié.
            Dès qu'il l'aperçoit, monsieur Brailoïu écarquille ses yeux ronds et, en balançant la tête d'une manière candide, il éclate:
            - Mais c'est justement le poinçonneur que je ne trouvais pas!
            - Eh, vous ne pouvez pas dire cela! - disons-nous en colère - C'est bien madame Lili qui nous l'a laissé lorsqu'elle a pris sa retraite.
            Enfin il nous quitte sans conviction. Le lendemain il revient. Il entre en balançant son corps sur ses grands pieds, portant des souliers usés méthodiquement, jusqu'à la corde:
            - Les filles, voilà ce que j'ai trouvé dans mon labo!
            Et il sort de sa poche un pauvre poinçonneur tout ratatiné, qui n'était ni le quart de notre jeune marié.
            Une autre bizarrerie du monsieur Brailoiu est la manière de s'habiller. En hiver il porte de gros pantalons (qui ressemblent à une vieille écorce d'arbre), beaucoup plus courts que ses immenses jambes. Mais en été sa tenue est encore plus excentrique, son habillement habituel de laboratoire étant le pyjama. Il en a deux, pour se changer: l'un est blanc aux raies roses et l'autre est rose aux raies bleues. Le fait est qu'il porte seulement les pantalons de pyjamas, car par-dessus il porte le vêtement de protection avec l'écusson qui te montre clairement qui est ce monsieur original: Ms. Brailoïu Ion, chercheur scientifique principal, Institut X.
            Il y a trois semaines il a fêté son anniversaire. Nous lui avons offert comme cadeau un stylo. Nous l’avons emballé dans une vieille boîte remise à neuf à l'aide d'un papier d'emballage aux petits oiseaux. On n’a pas choisi par hasard ce papier. Monsieur Brailoïu aime à la folie les oiseaux de n'importe quelle sorte, mais surtout les pigeons voyageurs. Dès qu'il arrive au labo le matin, il nourrit les pigeons qui ne se méfient pas d'entrer par la fenêtre et de venir manger dans la paume du maître, imbibée de l'odeur de pyridoxine ou d'autres poisons chimiques. Les oiseaux sur le papier étaient des moineaux assis deux par deux sur un rameau d'érable. Monsieur Brailoiu fut vraiment fasciné par l'aspect de la boîte, de sorte qu'il ne pût se décider, heure après heure, à défaire le petit noeud du ruban doré. Il branlait la boîte près de son oreille droite et souriait... Il s'émerveillait déjà en essayant de deviner quelle chose merveilleuse se cachait dedans. Sur le tard il nous confie qu'il ne voulait pas briser le noeud du ruban, qui "passait exactement parmi les deux moineaux, comme un rayon de soleil. »
              - Et… mes filles, la boîte avait aussi des moineaux à l'intérieur. Vous ne pouvez pas vous imaginer quel plaisir vous m'avez fait!

              Mais la mésaventure qui fit de monsieur Brailoïu un célèbre distrait s'est passée voici une vingtaine d’années. Un groupe de chercheurs roumains, composé de trois dames huppées et un monsieur - monsieur Brailoïu -  fut envoyé à l'Université de Paris pour se spécialiser en chimie organique de synthèse.
            Les quatre collègues fixèrent le rendez-vous à la Gare du Nord, à 15 H 30, car à 16H 08 le train devait partir. Les trois dames arrivées en premier, attendirent patiemment jusqu'à 16h 00 et, en voyant que leur compagnon n'apparaissait pas, décidèrent de monter seules dans le train.
            A 16H 05, juste au moment où le chef de train faisait sa dernière inspection sur le perron, à l'horizon on vit monsieur Brailoïu qui, en courant désespéré, faisait des signes étranges avec ses mains. Et tiens! Il a quelque chose bizarre sur l'épaule droite... Au fur et à mesure qu'il s'approche on peut voir qu'il tient sur l'épaule un balluchon de toute beauté, fait d'un drap, où il avait amassé en vitesse ses habits.
            Les trois dames se regardèrent perplexes: "- Que faire maintenant ? Comment apparaître dans cet état lamentable dans la grande France? S’ils le verront avec son balluchon à l’épaule ils nous tourneront le dos, à juste titre ! Ils nous diront que l’élevage des moutons se fait dans les montagnes et non pas à Paris, à l’Université. Eh, mes chères, qu’est-ce qu’on fait ?! "
            Elles s’envoyèrent encore une fois un long et significatif regard. Sans un mot de plus, elles foncèrent sur les bagages et descendirent les valises.
            Monsieur Brailoïu fonça, essoufflé, vers la porte de la voiture, le baluchon sur l'épaule. Les trois dames saisirent l'odieux objet, le défirent et le violèrent au milieu du compartiment de première classe, sous les regards ébahis de leur collègue : « Qu’est-ce qu’il vous a pris, mes chères ? » Le butin fut partagé en quelques secondes : Doina prit deux paires de pantalons, Nina prit quatre chemises et le pyjama, Anca mit la main sur la lingerie. Dès que le train fut nettoyé des vieux chiffons et que tout le monde était à sa place, les dames commencèrent à chuchoter entre elles:
            - Quelle honte, ma chère, cela ridiculise la science roumaine! Figures-toi ce qu'il se serait passé si sur le perron de Paris était apparu notre berger! Il aurait ressemblé en quelque sorte à l'un des premiers chercheurs d'or qui avaient mis le pied sur la Terre Promise et qui en ont tiré profit après.
            Monsieur Brailoïu s'est enrichi lui aussi, mais non pas avec de l'or (les chaussures usées en sont la preuve). Il a conquis une autre terre promise: la science et nos coeurs. Mais surtout il a conquis l'unicité.


[1] Beta-Columba fait partie de la Constellation Columba (Le pigeon) (n.a.)


(traduction d’un extrait du volume « Curcubeul cu oameni » - Antonia Iliescu, Ed. Libra Vox, Bucuresti 2002)

 

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La couronne aux peupliers

La couronne aux peupliers

                    Antonia Iliescu


Les sillons profonds
taillés sur le front

Enfantent des épines

Comme des impairs peupliers

Ton Christ crucifié ferme les yeux

Qu’il ne voit pas en toi

Ses vieilles blessures cendrées.

17 février 2010

 (traduction, "Nãscãtorul de perle" - Antonia Iliescu, Ed. Pegasus Press, Bucuresti 2010)

 

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Le vieil homme du tableau

Le vieil homme du tableau 

Antonia Iliescu 

(fragment du volume « Dora-Dor ou le chemin entre deux portes », Kogaïon Editions, 2006)

 

            Je venais de terminer le croquis de la tête d’un vieillard aux yeux tristes, partis déjà vers d’autres mondes. C’était mon dernier croquis en matière de portraits. Je l’ai encadré et je l’ai posé à côté d’autres dessins.

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           J’ai regardé ma montre. Il était déjà tard et le supermarché devait fermer au bout d’une heure. Je me suis vite habillée et je suis partie faire les courses. Après un tour complet dans le magasin, je me suis dirigée vers la caisse, où il y avait déjà une file d’environ dix personnes.

            J’attendais patiemment mon tour à la caisse, quand les yeux repérèrent avec grande surprise, le vieil homme dont je venais d’accrocher au mur le portrait. C’était bien lui. Cette fois, il était assis sur un banc, juste à la porte d’entrée-sortie du magasin. J’ai cru  rêver ; comment est-ce possible qu’il apparaisse clairement, l’homme même refait de mémoire, avec quelques traits de pinceau ? Je fais rarement des portraits d’après modèle, car j’avoue que je n’ai pas un talent extraordinaire. Pour moi, le dessin est un jeu, tout comme les autres formes d’art. C’est un caprice de mon âme, qui capte dans ces instants-là – juste le temps nécessaire à la consommation de l’acte ludique de la création – certaines ondes venues de la cinquième, la sixième ou la vingt-sixième dimension. Une fois le travail terminé, je retombe dans mon univers à quatre dimensions, pour finir ce que le quotidien m’ordonne de faire pour survivre.

            Il n’avait presque pas de cheveux, il avait le visage émacié et jaunâtre. C’est exactement comme ça que j’avais dessiné une heure auparavant, sur un bout de papier de cahier ligné, mon ancien professeur de chimie, mort depuis voici deux décennies presque, à l’âge de 48 ans. Nous avons vécu comme seule aventure terrestre une poignée de main, venue en courant, pour ne pas manquer l’adieu éternel d’avant la mort ; ce n’était pas une poignée de main ordinaire. Tous les deux nous y avions mis inconsciemment tout le désespoir des vécus imaginaires, reportés toujours pour plus tard et finalement perdus à jamais. C’était la dernière. C’est parce que nous savions tous les deux cette chose terrible que nous avions bâti hâtivement un pont. Mais pas n’importe lequel; c’était une passerelle de larmes qui s’était dressée, juste en quelques secondes, de l’œil vers l’œil, de l’âme vers l’âme, au bord d’un lit d’hôpital en métal.

Et voici maintenant ce pont de larmes et d’amour qui nous aide à retrouver après des dizaines d’années – dans la réalité même, pas seulement dans les rêves ou dans les fantasmes – ces gens que nous avons tant aimés en silence et qui nous ont aidés dans les moments difficiles de la vie.

S’il avait survécu, il aurait eu probablement l’âge du vieillard aux yeux bleus, encore vivants et désireux de regarder. Il s’était assis fatigué sur le seul banc de l’enceinte du magasin et regardait attentivement autour de lui, en cherchant évidemment un miroir pour son regard blessé par les années de solitude. Il avait mis une chemise à carreaux, fraîchement repassée, et une veste du dimanche. La couleur de ses joues décharnées disait clairement que l’homme ne sortait pas souvent de chez lui. Il sortait uniquement les samedis matin, quand il y avait beaucoup de monde dans les magasins. Il s’était penché faiblement en avant, son visage entre les deux mains, en changeant toujours l’angle du regard. Il suivait chaque fois une certaine personne qui lui paraissait intéressante. Il la conduisait d’un regard résigné, vers la sortie, en se rendant compte qu’il n’avait réussi, cette fois non plus, à lui accrocher le regard. Les yeux passaient ensuite vers une autre personne, qui se présentait à la caisse pour l’acquittement des courses. Une nouvelle petite étincelle d’espoir illuminait pour une seconde les yeux bleus extrêmement beaux et fatigués du vieil homme. Le scénario se répétait de la même façon, d’un homme à l’autre, sans que personne ne se rende compte qu’un homme mendiait sur un banc. Il ne voulait pas d’argent, mais juste un regard ; pourtant les gens avares ne lui donnaient rien, en croyant peut-être qu’il voulait l’aumône.

Enfin, sur le tard  il m’aperçut – m’avait-il repérée avant que je ne le voie ? ... Je ne le saurai jamais et après tout, c’est une chose sans importance. Ce fut une seconde, juste le temps nécessaire pour qu’il puisse comprendre que j’avais capté son regard et que j’avais entendu son cri. Je lui ai répondu d’un sourire plein de chaleur, venu d’un moi lointain, traversant un monde fade, pressé et traqué ; le sourire, poussé par une vigueur enfantine, arrivait en courant sur un pont de larmes et d’amour que le temps avait métamorphosé en un pont en pierre, éternel juste le temps d’une éternité quantifiée dans le flash d’une seconde.

J’ai aimé cet homme, ce samedi matin, cette seconde. Je l’ai aimé, car il avait compris tout ce que j’aurais voulu dire à l’autre, celui que s’était glissé dans le monde de mes pensées, en venant du non monde. 

 

 

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L'Univers du chapeau en dentelle

 

L’univers du chapeau en dentelle 

                                                  Antonia Iliescu                                                                                                                                                

            Aujourd’hui je regarde pour la première fois la mer, cette année, sur une plage à Djerba. Je me trouve juste en face de l’hôtel, où la voix de Roah couvre le bruit des vagues :

- Venez mesdames et messieurs! Allez, bougez! Nior - notre danseur - vous invite à faire avec lui quelques mouvements d’aérobic.
              La mer, très froide et agitée, ne m’inspire aucun désir de baignade. Juste un petit baptême. Un, deux, trois et c’est fini. Je sorts de l’eau pour rejoindre ma chaise longue.         

Dans quelques minutes le soleil devient insupportable. Je cherche dans mon sac à main le petit chapeau en dentelle de ma grand-mère, tricoté par elle-même. Il est fait en macramé, avec des bords larges, tombant sur le front et sur les joues. Mamie n’est plus de ce monde mais le travail sorti de ses mains a duré et je m’en sers maintenant, après plus de 35 ans. Nous étions toutes les deux à Copacel, en vacances. Elle était assise sur une petite chaise, au soleil, qu’elle avait posée stratégiquement, devant la porte, là l’on pouvait apercevoir les sommets des montagnes Fagarasi. Elle crochetait, absente. De temps en temps elle levait ses yeux vers la montagne, pour ensuite les baisser sur la dentelle d’où elle tirait des histoires sur Jésus, sur la Vierge Marie, sur Lui, « celui vu par personne mais craint par tout le monde », sur les fleurs et les papillons et les oiseaux qui portaient dans leurs ailes le ciel et la terre. Elle crochetait. Le chapeau s’arrondissait sous ses mots, comme un vase d’argile sous la main du potier, en recevant de la profondeur et autre chose, beaucoup plus important, dont je ne savais rien à l’époque. Mamie y entrelaçait des mystères passés et futurs, qui tombaient au creux du chapeau. Au fur et à mesure qu’il prenait forme, il prenait aussi du contenu. C’était un chapeau magique, qui  m’a toujours accompagnée dans mes voyages à travers le monde, à travers la vie, comme un témoin silencieux et fidèle. Mais en ce temps-là, je ne savais pas que chaque mot de mamie allait se prendre à jamais dans les mailles de la dentelle.

            Je pose le chapeau sur le visage et je regarde à travers lui le soleil filtré. Des milliers de soleils minuscules comme la pointe d’une épingle, se glissent par les pores du chapeau et me percent les yeux. Au contact avec le tissu enchanté par la main de mamie, le soleil vole en éclats. Chaque grain de lumière a le scintillement aussi spectaculaire que la grappe d’un soleil entier. Je regarde le jeu enivrant de la broderie qui, aussi épaisse qu’elle soit, ne peut pas arrêter l’élan de la lumière solaire. Par la maille du tricot fin je prends en possession l’espace géométrique dessiné par deux disques transparents qui se superposent partiellement. Chaque disque est formé d’une infinité de cercles concentriques et segments de cercle, de couleurs différentes, couvrant la palette des sept couleurs de l’arc-en-ciel, enveloppées dans leur infinie traîne de nuances. Je regarde attentivement les deux disques transparents, dessinés d’une manière fantasque avec autant de maîtrise. Ils semblent identiques, pourtant ils ne le sont pas. Le disque d’en haut, faiblement déplacé vers la droite, ouvre une perspective inattendue. On dirait qu’il est une tranche fine, de taille nanométrique, taillée du tronc d’un arbre vieux comme le monde, qui s’ouvre en profondeur, comme un gigantesque entonnoir.

            Tout à coup, des scènes venant d’autres mondes commencent à défiler devant mes yeux grands ouverts. Non, il ne s’agissait pas d’hallucinations ! Ces visages étaient vivants et absolument convaincants ; c’était comme si je regardais le paradis par le trou de la serrure. Pendant que je les scrutais, j’attendais la voix de Roah, l’animateur de ce matin-là. Il nous invitait de sa voix un peu rauque :

- Venez, mesdames et messieurs! Venez jouer aux fléchettes!

Tout était réel et inexplicable. Il semblait que mon temps à moi et le temps éternel s’étaient donnés la main dans une maille du chapeau et l’espace de ma propre existence communiquait par un étrange principe de la physique, non encore découvert, avec le Grand Univers.

« C’est la brise », j’ai pensé, « c’est la brise qui se repose dans un pore du chapeau ».
            J’ai rapproché les cils les uns des autres et j’ai regardé à l’intérieur. Au centre de cet « espace » capté par hasard sur cette pellicule humide, le vrai monde s’est dévoilé d’une manière étonnamment normale. Ce monde commençait avec Jésus. Je ne lui ai aperçu que le visage : un homme jeune, barbu, aux cheveux bruns. Il regardait du côté droit, quelque part, sans une cible précise (où c’était moi qui ne voyais tout ce qu’Il voyait). Il était complètement séparé de notre monde. J’ai eu immédiatement la sensation gênante de L’avoir « surpris » en pleine méditation, par l’indiscrétion d’un phénomène physique espiègle. A-t-Il voulu se montrer à moi quelques secondes ? Pourquoi ? Le mystère reste entier, je ne peux pas le casser d’aucune façon. J’avais l’impression d’avoir commis une impiété, d’avoir pénétré, non invitée et par erreur, dans le Paradis, là où un brin d’éternité s’était dévoilé à mes yeux mal préparés pour une telle expérience extatique. Mon cœur battait fort. Non, ce n’était pas à cause du soleil que mon cœur tambourinait ainsi. J’étais pourtant à l’abri sous le chapeau de mamie. Mon cœur battait de stupeur, d’extase, de remord pour être entrée dans un monde trop saint, où je ne savais pas comment bouger, moi, la pécheresse. J’avais peur de respirer, car le mouvement d’aller-retour de la poitrine changeait sans cesse les images. D’autres  images se formaient par après, en dessinant d’autres visages qui ne duraient que le prix d’une apnée.

J’ai perdu Jésus beaucoup trop vite, mais voilà, un autre visage lui prend la place. Une femme avec voile – je rectifie : une femme triste avec voile – regardait dans la même direction. Elle avait le teint olivâtre et le voile brun rougeâtre, était tissé d’une toile molle, qui se moulait sur sa tête, en descendant sur les épaules et encore plus bas, vers un corps invisible. C’était La Vierge Marie, assombrie, préoccupée. Elle regardait toujours vers la droite, mais son regard descendait en bas. Nous regardait-elle ?

            Il est arrivé ensuite, dans cet espace, un vieil homme, portant de longs vêtements. Il regardait tout droit. Il marchait silencieux et seul par le désert. On voyait très clairement ses pas sur le sable et ses pas se perdaient dans des trous de plus en plus petits, dans les dunes lointaines.

Finalement, en perdant le contact avec le monde des saints et en m’enfonçant l’œil de plus en plus profond dans le cou de l’entonnoir, le premier homme m’est apparu. Il s’est montré entier, tout comme le vieillard du désert. Le premier homme était robuste, avec le corps blanc couvert seulement d’une feuille. Adam était le seul à être resté un peu plus dans l’entonnoir du temps. Il regardait tout droit, vers moi on dirait, moi qui étais de l’autre côté de l’espace découpé par le pore du chapeau. Mais je ne crois pas qu’il m’avait vu. Il était embarrassé, épeuré et seul. Désorienté, il a commencé à bouger sa tête vers la droite et vers la gauche, en ne sachant pas quelle direction emprunter. Il n’était pas décidé comment entamer sa vie terrestre. Il cherchait évidemment un semblable, quelqu’un pour communiquer.  Mais il était seul et avait l’air de se demander : « Comment suis-je arrivé jusqu’ici ? » Adam posa ses yeux sur moi. Il m’avait donc vue finalement ? Il a fait quelques pas en avant, avec une vague intention de pénétrer dans l’entonnoir du temps, pour s’y rapprocher. Etait-ce peut-être une impression ou un désir à moi. Se sentait-il tellement seul qu’il avait perçu le mouvement de notre monde, derrière lequel je l’examinais attentive?

            La belle voix de Roah me remet sur terre : «  - Carolina, la gagnante de ce jeu de fléchettes, reçoit un chameau magique. Mesdames et messieurs, applaudissements pour Carolina ! ». Carolina criait de joie pour avoir reçu le chameau magique où se mélangeaient huile et vinaigre de salade.

Le torrent d’applaudissements et les sifflements de Carolina m’ont fait tressaillir. Le chapeau de mamie a glissé, en tirant avec lui vers le sable blanc tout l’univers que j’avais eu sous mes yeux quelques secondes auparavant. Tout s’est passé avec une telle précipitation que je n’eus plus le moindre temps de murmurer à Adam-le-seul : - Ne te presse pas ! Ne pleure pas ta solitude. Que pourrais-tu faire dans notre monde ? Danser ta vie, les soirées, sur une scène d’un hôtel tunisien quelconque, où des vieilles femmes obèses viennent acheter, pour une nuit, des corps jeunes d’indigènes affamés ? Que ferrais-tu avec ton innocence d’enfant orphelin ? Trotterais-tu avec du génie suivant les rythmes diaboliques de la danse irlandaise ou de la danse berbère, jusqu’à ce que les gouttelettes de sueur mélangées à la poussière sortie du plancher dégoulineraient comme les larmes de boue sur ton visage, comme elles coulaient hier soir sur le visage de Roah ? Te débarrasserais-tu, soulagé, de ton sourire accroché à tes lèvres, te libérant ainsi de ce rictus fatigant, étant persuadé que le monde regarde uniquement tes pieds, comme Roah a fait hier soir ? Par leur langage qui leur est propre, tes pieds te trahiraient finalement en racontant avec art subtile ton drame, tout comme elles ont témoigné hier soir  du drame de Roah, celui au corps moitié adulte, moitié enfant. Tu vois Carolina ? Ce soir elle aura Roah dans son lit. Elle l’a déjà pris sur ses genoux (comme son petit neveu à la maison) et négocie un prix. Ici, dans notre monde, tout se négocie, surtout l’innocence. Reste comme ça, seul comme tu es. Ne regarde même pas ce que notre monde va devenir. Fuis tant qu’il est encore temps ! Et surtout ne te languis pas après Eve ou Caroline, ou… Roah n’a pas eu de chance. Il s’est peut-être aventuré lui aussi, voici quelque temps, à travers le pore d’un chapeau de soleil qui n’est pas tombé à temps du visage d’un touriste allongé sur la plage au sable blanc. Et ce serait peut-être comme ça que Roah est entré dans le tourbillon de l’opulence du 21-e siècle, avec son corps noir et maigre, sculpté par la danse et la famine, en se demandant pendant ses moments de lucidité : « Comment suis-je arrivé jusqu’ici ? Qui m’a emmené ici et pourquoi ? »

J’ai débarrassé le chapeau des quelques grains de sable et je l’ai remis sur le visage, en espérant qu’il me porterait à nouveau, comme un tapis enchanté, vers d’autres mondes meilleurs. Je regrettais de ne pas m’être attardée un peu plus au Paradis. Je m’étais hâtée, gourmande de voir ce qui fut avant Jésus, avant  La Vierge Marie et avant Moïse.

J’ai essayé de pénétrer une fois de plus au delà du tissu magique du chapeau… Mais le chapeau de mamie se tut. Et son silence était un reproche. De tout ce qu’il m’avait envoyé ce merveilleux matin de mars, seule la tristesse m’avait touché le cœur. Rien d’autre. Et le soleil était entré dans un nuage noirâtre.

 

23 mars 2006

 

(traduction du titre original “Universul din pãlãria de dantelã”, du volume de pensées et essais: "Stropi de gând si muguri de constiinta" - Ed. Pegasus Press, Bucuresti - 2010) 

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Printemps

Printemps
           Antonia Iliescu

Le printemps est partout - en nous,
dans l’air, dans le ciel, mais surtout
dans l’hiver même, qui s’estompe doux
dans les jardins frappés d’automne
dans les cloches d’église qui résonnent
pour annoncer la grande nouvelle :
le printemps a ouvert ses ailes
de papillons, de fleurs, de trilles,
de couleurs vives, d’amours subtils
qui naissent dans la rosée de l’herbe
niant toute raison du verbe.


le printemps sait qu’un jour mourra
mais il meurt quand il fleurira.            

 

(du volume "Nãscãtorul de perle" - Ed. Pegasus Press, Bucuresti - 2010) 

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Le coeur qui tue

Le cœur qui tue

                        Antonia Iliescu

 

La bonne-femme-de-neige sourit

Sourit et meurt petit à petit
Dans une rue calme et sibylline…

Meurt sans savoir, sans qu’on le sache

Dans une tranquille banale ville

Anonyme.

 

L’enfant lui a bâti son corps d’amas de neige,

De carotte, rouge de piment et noir charbon

Il lui a mis dans la poitrine un chaud cœur bon

Ayant comme unique enseigne

L’amour…

L’amour qui la caresse et qui la baigne

Dans un océan blanc, infini ;

Cet amour qui donnant, donne la vie

Mystère, jeu, souffrance et sainte magie.

 

La bonne-femme-de-neige sourit…

Ses lèvres-piment rouge, figées

Sourient, sourient sans cesse émerveillées ;

Embrasse inconsciente le ciel ensoleillé,

Tendis qu’elle s’écoule, - masse rêveuse -,

Avec sa robe blanche comme la lune

Doucement, silencieuse,

Vers la terre brune.

 

Elle meurt et rit, et rit et meurt, toute tendre,

Avec ses lèvres de piment et de filandres…

 

Ce n’est pas de sa faute

La faute est à l’enfant insouciant

Qui lui mit, en jouant

Dans la poitrine-cage,

Un cœur fou et vivant,

Un cœur volage

Aux battements trop forts,

Qui, lui donnant la vie,

Lui donne la mort.

 

(traduction, du volume "Nãscãtorul de perle", Ed. Pegasus Press - Bucuresti 2010)                                       

 

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La mite Phoenix

La mite Phoenix

                        Antonia Iliescu

 

Par désir d’absolu

Par désir de soleil

Par la fugue d’argile

Par peur de l’échec

Je me colle à l’ampoule

Ce Dieu incandescent

Ce Dieu omnipotent.

 

J’en ai marre de ce corps

Qui brûle mes ailes chétives

Brûlant amours-secondes

Qui me semblent froids

Terrestres et possibles

Eternels, impossibles.

Le feu assassin de mes ambitions

M’empêche d’avancer

Réduite en miettes

Vers le bord d’un fossé

Rempli de vanités.

 

Un clin d’œil m’arrange

Avec la faucheuse,

Pour qu’elle me soulève

Vers le soleil-lumière ;

À l’éternelle ampoule

À cette ampoule céleste

Je donne comme offrande

Mes seules fleurs du jardin :

Une âme et mes restes.

 

Dans mes vols arrondis

Vers le ciel de chaux

Je joue ma vaine vie

Encerclant le verre ;

J’y tourne et j’y tourne,

Fais un tour dans mon sort,

Sort vert-noir pierre d’onyx…

Et je joue à la mort

Et je joue à la vie

En jouant au Phoenix.

 

22. 06. 2011

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A pas de fleurs

À pas de fleurs

 

Et les loups dansent

Dansent

Dans la neige dense

Dense

Leurs yeux méfiants

Se posent distants et résignés

Sur la meute d’hommes

Qui s’agitent et qui attisent le feu.

 

Le ventre collé à la terre

Position « assis »

Les instincts endormis

Ils se laissent vaincus

Sous ces mains légères

Qui caressent et tuent.

 

La meute d’hommes

Se rapproche de la proie

Ils marchent à pas de loup

Les instincts se réveillent

Une balle ici ou là

Et la mort fait son coup.

 

La mort est dans la neige

La neige rouge fond

La neige chaude coule

Remplissant les bocaux

Les hommes trinquent et badinent…

Atmosphère de bistro.

 

Et la mort danse

Danse

Dans la neige dense

Dense

Et les loups marchent

Marchent…

Suivant leur lueur

Ils marchent à pas de pleurs

Ils marchent à pas de fleurs.

 

Antonia Iliescu

24. 06. 2011

 

 

 

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Le jardin aux nénuphars

Le jardin aux nénuphars

Le ciel n’est pas toujours bleu. Il a lui aussi ses caprices: tantôt gris, tantôt plein de cumulus ou de nimbus, tantôt blanc, tantôt noir, surtout quand la neige blanche tombe du ciel. Si le lac est clair, c’est uniquement parce que le ciel est bleu. Seul le lac de pierre reste insensible aux changements du ciel.
Le lac de pierre fondait toujours depuis ce jour d’octobre, quand le petit poisson doré avait commencé à le serrer entre ses petites nageoires brulantes. Goutte par goutte, l’eau s’accumulait chaude dans le creux de la montagne. Là, depuis longtemps, les cheveux blancs-dorés de Tissa avaient formé une majestueuse cascade, avant qu’ils ne soient tués par le manque d’amour du petit poisson. Afin de pouvoir se retrouver, ne fut-ce que pour quelques instants de bonheur, les jeunes amoureux avaient construit un pont en pierre entre le rivage de Mures et celui de la Meuse. Mais, avec le temps, le pont s’était émietté, et finalement il n’en restait qu’un amas de cailloux et de sable. Depuis lors, les eaux de Tissa s’étaient retirées dans cet endroit sombre qui abritait le Lac de pierre. Un lac muet et triste.
Le petit poisson Tiny travaillait ardemment, jour après jour, afin de faire fondre la glace du lac. Et, petit à petit, à la surface de la pierre apparurent quelques gouttelettes chaudes et fatiguées qui, mélangées avec de la terre et du gravier, ont fait naître une matière noire et dense : la boue.
Le petit poisson se lamentait effrayé: « Où sont les cheveux abondants de Tissa ? Où sont ses eaux dorées ? Où est le pont qui traversait le tumulte de notre amour ? »
Le pont était ruine et les eaux n’étaient que de la boue. Tiny était fatigué, voire découragé. Il était las de ne serrer contre sa poitrine que de la pierre et toujours de la pierre. Il demeurait, triste, au bord du lac boueux en se disant : « Ainsi donc… C’est ici que tout se termine, dans la boue… »
Et alors il entendit une voix qui venait de très, très loin, juste du Pays des souvenirs. C’était la voix de Blaga, qui lui murmurait un fragment de poème :
- « Ne sais-tu pas qu’uniquement dans les lacs avec de la boue au fond poussent les nénuphars ? »
Irrésolu, et en regardant la boue, le petit poisson lui répondit :
- Oui, je vois la boue, mais où est le lac ? Où sont les nénuphars ? Où est la poésie ?
La Voix de Blaga se tut. Il n’aimait guère expliquer ses poèmes. À cet instant-là, une autre voix, plus petite, venant d’en bas, du tréfonds de la terre, lui murmura: « Nénuphars, nénuphars ! Ne refuse pas les nénuphars ! Le lac est toujours dans le conte, ne sais-tu pas ? Il est toujours en train de naître. Jusqu’à sa mort il naîtra toujours et toujours. »
Le petit poisson sauta de joie, en se tapant le front avec sa paume : « Que je suis stupide ! C’est évident, le lac doit naître et c’est uniquement moi qui peux le faire naître. La boue reste collée sur le fond du lac. Elle est laide, c’est vrai… Elle est pourtant la force qui va nourrir mes nénuphars. Et je vais attendre qu’ils poussent à partir de ce moment même et dans cet endroit même. Tissa et moi seront de nouveau ensemble, avec chaque nénuphar qui naîtra de son être. »
Les jours et les nuits passaient comme les secondes et comme les saisons. Et un beau jour le printemps fut de retour. Le lac n’était qu’un étang, il devait encore s’agrandir. Le soleil jouait gaiement dans ses ondes claires, enfantines, et le ciel ne lui parlait que dans des nuances de bleu. Sur la surface tranquille de l’eau des canards sauvages nageaient sans arrêt, avec leurs poussins accrochés à leur mère comme une traine vivante. Ce fut vers le milieu de mars quand le premier nénuphar blanc et timide sortit sa tête de l’eau, afin de saisir le soleil et de connaître le monde dans lequel il venait d’arriver comme ça, à l’improviste. - Bonjour, monsieur Soleil. Bonjour monsieur Ciel. Où suis-je?
- Tu es sur la terre, l’une de mes enfants – lui répondit le soleil.
- Tu te trouves sur une planète de mon royaume – lui dit le ciel.
- Ainsi donc : je suis sur la terre et je vis dans le royaume du ciel. Mais qui suis-je? Qui sont mes parents ?
- Mais, saisis-toi ! Tu as les racines dans la boue, mais tu te nourris de lumière et ton corps est blanc comme le lait, fin comme le museau de l’agneau non encore sevré et frais comme les eaux de montagne. Tu es une partie d’Elle – dit le soleil.
- Elle… C’est qui Elle? – demanda le nénuphar.
- C’est une longue histoire… En fait Elle c’est toi. C’est toi et ce n’est pas toi… Comment je viens de te dire, tu es une partie de son être. Quand vous serez tous réunis, alors vous pourrez la voir, car vous serez Elle, enfin entière, accomplie et puissante – dit le ciel.
- Je ne comprends plus rien - dit le nénuphar. C’est pourtant Elle ma mère, pas vrai?
- Non. Ta mère est la boue – dit le soleil.
- Ainsi donc, je suis quelque chose de répugnant, si je vis dans la boue. Suis-je la boue ?
- Non. Tu es une fleur – dit le ciel – l’une des plus mystérieuses de toutes les fleurs, car tu gouvernes les quatre éléments essentiels du monde : la terre, l’eau, l’air et le feu. Ta racine est dans la terre, la tige est soutenue par l’eau, et la fleur et les feuilles respirent l’air et se nourrissent du feu du soleil. N’aye pas honte ! Tout ce qui est vie sur la terre se nourrit de la boue. Elle est la nourriture primordiale. Tu n’es pas le seul être qui fait ça. Tous font pareil, autrement ils ne pourraient pas exister. Les plantes prennent l’eau et la lumière et préparent la matière organique végétale. Les animaux herbivores se nourrissent des plantes, herbes, feuilles et fruits. Mais les animaux carnivores dévoreront ces derniers, pour vivre.
- Et l’homme ? – demanda le nénuphar.
- L’homme, pour contenter tout le monde, mange tout : plantes, fruits, animaux herbivores et carnivores, insectes, vers et mollusques. Omnia. Tout. C’est d’ici que vient son nom : homme. L’homme, étant tout, se nourrit de tout ce qu’il y a sur terre. C’est lui le maître, un maître impitoyable et destructeur. Vois-tu les eaux, comment elles se révoltent depuis quelque temps ? Pourquoi crois-tu qu’elles font ainsi ? Eh bien, elles ne supportent plus la tyrannie de l’homme, trop cupide et trop égoïste pour mener une vie équilibrée. J’ai été moi aussi blessé par l’homme et je me venge comme je peux. Regarde les typhons et les tornades et les vents fous des ouragans ! J’ai permis au soleil de punir l’homme en incendiant champs et forêts. L’homme doit être secoué un peu, pour devenir plus humble. Lui, la créature, se croit Créateur. Il est convaincu que c’est lui qui a créé la terre, et même l’univers. Il ne lui connait pas encore toutes les lois, mais essaye d’imiter le Grand œuvre, en se conduisant selon des lois temporaires, qui aujourd’hui sont, demain elles ne sont plus. En vertu de ces lois passagères, il donne des sentences et opère dans la chair des êtres et des choses, en les détruisant de l’intérieur. L’homme est l’animal le moins réussi, le plus destructeur de l’univers. L’évolution de la matière vivante est en fait involution, l’homme représente la matière organique dans son stade ultime de décadence.
- Ô, ciel, tais-toi ! J’espère que l’homme ne t’a pas entendu, car il te détruirait s’il savait comment tu le juges.
- Tu dis qu’il me détruirait… Que des paroles vaines, non fondées ! Mais il est incapable de le faire, car la Nature est beaucoup plus forte que l’homme ; elle a ses propres lois et quand elle ne supportera plus la domination accablante de l’homme, elle s’en secouera comme des poux. Et tout deviendra poussière. Moi, le ciel, avec mon fils le soleil et avec ma petite fille, la terre, referont le monde tout comme au début, à partir des quatre éléments primordiaux. Il y aura un nouveaux Commencement, un nouvel Adam, une nouvelle Eve, une nouvelle histoire et un nouveau drame de l’humanité. Car tout est cyclique et l’histoire se répète sur les trajectoires d’une spirale. Le soleil donnera de nouveau aux êtres terrestres la lumière et le désir de s’élever aux cieux. Ainsi se fait-il qu’à la fin, toi et d’autres êtres – tous les êtres de la terre – viendront dans mon royaume. Mais, afin d’arriver aussi haut, vous devez d’abord vous trainer dans la boue. C’est ainsi que le veut la loi. Ne me demande pas plus, car moi non plus je ne connais pas plus que ça – dit encore le ciel, après quoi il s’amuït.
- Qui est madame la Loi ? – insista le nénuphar.
- Ce n’est pas une « madame », c’est une règle ordonnée par Quelqu’un. Voici, moi aussi je reste cloué ici haut, car ce fut sa volonté. Elle m’a dit de monter la garde dans le royaume. Personne ne l’a vue mais tous l’écoutent et la suivent aveuglement.
- Mais comment se fait-il que j’apparus, comme ça, soudainement, sur le lac ?
Ici se ciel se tut. Se tut aussi le soleil. Seulement un petit canard eut à lui dire :
- Il n’y a pas si longtemps que j’ai vu par ici un petit poisson doré, qui agonisait. Il gisait, la bouche sèche, largement ouverte, sur un lambeau de terre crevassée par la sècheresse. De temps en temps, un tressaillement de la queue le réveillait, en le poussant à se battre encore et encore pour cette miette de vie qui lui restait… « De toute cette eau que j’ai eue… De toute cette eau qui a coulé en Tissa… Ses merveilleux cheveux blancs-dorés, où sont-ils ? L’amour, où est l’amour ? » - se demandait amèrement le petit poisson, en mordant goulûment l’air, en quête d’une goutte d’eau, d’une goutte d’amour.
Un Homme, qui portait sur la tête une couronne d’épines, est descendu de la montagne. Il a marché jusqu’au fond de l’étang, où il s’est mis à creuser des petits trous dans la boue. Dans l’un de ces petits trous il trouva Tiny, la bouche ouverte, criant sans voix, au secours. L’homme l’a pris dans sa paume, l’a aspergé de ses larmes pures et a soufflé un souffle de vie sur son corps. Ensuite, il s’assit au milieu de l’étang et commença à pleurer. Il croyait que personne ne le voyait, mais j’étais cachée sous une pierre, près du rivage et j’ai tout vu. Tandis que l’Homme regardait pensif la boue sèche, de ses yeux doux et tristes se mirent à tomber, une par une, des perles d’argent. Pic, pic, une perle et ensuite une et encore une… Une perle pour chaque petit trou dans la boue. Ensuite, l’Homme a déclenché un grand orage, immense orage. Les eaux abondantes, venant du ciel, ont rempli l’étang et, peu après, le jardin se remplit des nénuphars. C’est toi qui fus le premier à avoir vu la lumière. Le Jardinier a regardé encore une fois le merveilleux Jardin aux nénuphars.
- Et après ?
- Après il a pris la route.
- Où est-il parti ? – s’intéressa le nénuphar.
- C’est ce que je lui ai demandé aussi : Où vas-tu, Jardinier ? Il s’est tourné vers moi, en me parlant ainsi : « Je pars garder mon troupeau de moutons et de chèvres, car, s’il n’y a pas de berger, ils deviennent une proie facile pour les loups ».
Je l’ai suivi, car j’étais très curieuse de connaître moi aussi les moutons et les chèvres. Lorsqu’il arriva chez lui, le Berger-Jardinier trouva beaucoup de moutons déchirés, certains étaient mangés à moitié, d’autres boitaient ; et les autres, muets d’effroi, couraient chacun au petit bonheur la chance. Le berger chassa les loups d’un seul regard. Pourtant, il trouvait chaque matin quelques moutons déchiquetés. Que des moutons.
- Qui les déchiquetait cette fois? – demanda curieux le nénuphar.
- C’est ce que je lui ai demandé moi aussi : Qui a mangé tes moutons, Berger ? Et le Berger m’a répondu ainsi : « Quand il n’y a plus des loups, la chèvre devient loup pour le mouton ; pire, même le mouton devient parfois loup pour le mouton. Le mal leur a attaqué l’être et leur a abîmé l’âme. Je dois monter la garde, afin de séparer les moutons des chèvres et faire attention à ce que les moutons ne se mangent pas entre eux ; je dois même les faire s’aimer les uns les autres, chose qui n’est pas toujours facile».
- Dans le Jardin de chez nous, mes frères ne se déchirent point les uns les autres. Nous, les nénuphars, nous nous entendons bien entre nous, partageons l’eau et le soleil, et de l’air il y en a assez pour tous. Comment se fait-il qu’uniquement dans le Jardin aux nénuphars la haine et les crimes n’existent pas ?
- Simple : vous êtes issus de ses larmes. Là où il tombe une larme d’amour sur un sol sec, un nénuphar blanc apparait.
- Mais qu’en est-il du petit poisson doré, Tiny ? Qu’est-ce qu’il lui est arrivé après que le Jardinier l’ait sauvé ?
- Après le départ du Jardinier, Tiny est resté pleurer dans l’étang plein de nénuphars. Et il pleure encore aujourd’hui. C’est comme ça que l’étang est devenu un grand lac et ne sèche jamais, car Tiny pleure sans cesse. Une larme pour chaque goutte d’eau des cheveux de Tissa. Une larme pour chaque goutte d’amour qu’il n’a pas été capable d’accueillir à temps.
- Mais il y a une chose que tu ne m’as pas dite : qui est Elle ? Tu disais, qu’une fois tous réunis, nous la verrons et nous la connaîtrons. Maintenant nous sommes tous là et Elle n’est toujours pas visible... Où est-Elle ? Pourquoi ne veux-tu pas me le dire ?
- Mais je te l’ai déjà dit… Je m’étonne que tu n’aies pas compris.

Antonia Iliescu

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