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Publications de Robin Guilloux (67)

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Gregorio Allegri : la voix des anges

Né à Rome en 1582, Gregorio Allegri fut tout d’abord soliste à la maîtrise de l’église Saint-Louis des Français (1591/1596). Devenu prêtre, il fut admis, sur concours, le 6 décembre 1629, dans le chœur de la chapelle Sixtine, au Vatican, où il travailla jusqu’à sa mort, survenue en 1652, en tant que chanteur et  maître de chapelle.


L’un des rares témoignages que nous possédions sur sa vie personnelle le décrit comme « fortement disposé à la charité, visitant les prisons quotidiennement pour offrir aux prisonniers toute l’aide dont il était capable ».

 Composé en 1638, Le Miserere (Miserere mei, Deus) demeure son œuvre la plus célèbre. Il s’agit de la mise en musique du célèbre psaume L qui contient, selon la tradition, la supplication du roi David en proie aux remords. Au-dessus des versets chantés à 4 parties (Bassus, tenor, altus, cantus II)  par un chœur à  8 voix (deux par partie), un sopraniste chante un déchant (cantus I), extrêmement orné, un « abellamenti », qui était, au XVII° siècle, en grande partie improvisé.
 
Chanté à la chapelle Sixtine, une fois l’an, au cours de la Semaine Sainte, à la fin de l’Office des Ténèbres, pendant que le pape et les cardinaux s’agenouillaient et que l’on éteignait un à un les cierges de la chapelle, Le Miserere fut longtemps entouré d’une aura de mystère : les papes gardèrent le manuscrit secret pendant plus d’un siècle, la publication en étant interdite sous peine d’excommunication. Le secret fut éventé en 1770 lorsque Mozart, alors âgé de 14 ans, l’entendit à Rome, pendant la Semaine Sainte et  transcrivit Le Miserere de mémoire après seulement deux auditions.

« La beauté est une promesse de bonheur », disait Stendhal. Le bonheur qu’il est donné, dans ce chant, d’entrevoir, est presque insoutenable de n’être que promesse. Mais il y a aussi dans ces voix d‘enfants, l’enfance terrestre, notre « pommier en fleurs » qui veille à jamais dans le jardin de la mémoire.

 Il y a encore la « sainte enfance » dont parlait Charles Péguy, celle qui nous offre, dans le miracle d’un sourire, la bouleversante sincérité d’un cœur sans détours…Vertige d’opale, leur voix a la fraîcheur d’une brassée de fougères… Secrète transparence, énigme dont le temps est chiffre… et la douleur.                   

Le Miserere d’Allegri: déchirante vibration d’une nostalgie douloureuse mêlée d’une indicible espérance.

Plus encore peut-être que ces voix d’enfants, ce qui émeut, c’est le contraste avec les voix d’adultes et ce mélange de crainte, de respect, de tendresse et d’admiration éperdue des adultes, que l’on imagine retenant leur souffle au moment de l’envol du sopraniste vers le « Très Haut » (« Altissimus » )…C’est ainsi qu’il faudrait laisser les enfants « s’élever ».

 La musique  n’est pas un simple divertissement, elle est le chant de la terre et des étoiles, le bruissement continuel de l’âme, l’en-deçà indicible de la parole. Des œuvres comme Le Miserere de Gregorio Allegri existent pour nous le rappeler.

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Priez pour que le Printemps revienne !

Bouche au ciel, les chevaux forcenés des fontaines pleurent dans leurs prisons de pierre... Une couronne rayonne en entrelacs compliqués... Les parcs exhalent la vaste fraîcheur des valses... Des fantômes tristes et anciens hantent la gloire abolie des palais déserts...

Comme un triste bruissement de fontaine, comme la joie inaccessible d'une claire matinée de neige, comme une barcarolle désaccordée, comme une jubilation secrète, prisonnière du gel et du temps...

Vieille Europe, je te porte en moi...

"Oui, je suis vieille, j'ai trop porté le poids de la douleur, mais je suis belle encore...

 

Priez pour que le printemps revienne !"

Prague, la couronne, le fleuve, la ruelle des alchimistes, la boutique des orfèvres, la nuée des anges extasiés...

Le lierre obscur du cimetière juif et le regard hanté de Kafka... Il erre dans les ruelles de Mala Strana... Sur le cœur de la nuit privée d'étoiles, au-dessus du chemin qui mène au camp de Theresin, les bourreaux ont cousu des étoiles de David. Le golem du rabbin Löw ne protège plus le ghetto de Josephov. Ils ont brisé les vitres de la synagogue, ils ont ouvert les portes de l'enfer.

Une famille juive célèbre la Pâque dans une pauvre maison, quelque part en Biélorussie... Le grand-père porte encore le caftan traditionnel.  La joie brille dans les yeux, la joie brille dans les cœurs, le vin brille dans la coupe... "L'année prochaine à Jérusalem !"

Que deviendront-ils ?

Un train à vapeur chemine interminablement dans l'océan de la plaine. Le Palais d'Hiver est tombé, mais ce n'est pas le printemps. Les nouvelles vont plus vite que le bonheur. Mais pour les cœurs que réjouissent la pie perchée sur la barrière, non, ce n'est pas le même hiver.

"Demain, la Russie sera belle !"

... Demain !

Un vieil homme lit Finigan's Wake dans une bibliothèque dévastée à Londres, à la lumière des projecteurs de la DCA, dans le fracas de bombes et le sifflement doucereux des V2...

Un vieil homme lit Le général de l'armée morte à Sarajevo, dans la bibliothèque dévastée.

Priez pour que le printemps revienne !

"Heureux les pauvres, heureux les doux, heureux ceux qui pleurent, heureux les affamés et assoiffés de justice, heureux les miséricordieux, heureux les cœurs purs, heureux les persécutés pour la justice... "

Là-bas, en Russie, à la lisière d'un village près de Kostroma, dans l'Anneau d'or, une jeune fille porte les espoirs et les tourments de tous... Son cœur est le monastère intérieur, la poustinia... Bientôt, il n'y aura plus d'églises, plus de monastères, plus de prêtres, plus de moines, plus d'ermites... Tout disparaîtra dans la nuit de la dictature. Mais la poustinia, le monastère intérieur de ceux qui portent le monde entier dans leur cœur, quelle nuit pourra l'engloutir ?

Dans les sous-bois embaumés des fées du Limousin, parmi les fraîches jaseries des geais aux couleurs éclatantes, un enfant ramasse des champignons.

Quand la nuit tombe pour la première fois sur la vieille Europe, il part à son tour, à 17 ans, vers le grand casino de la mort. De la Galicie, du Chemin des Dames, des Dardanelles, il ne dit rien. Il n'est pas de ces anciens combattants qui ressassent "leur" guerre. Il porte au cou la cicatrice d'un coup de baïonnette. Ses poumons lui font mal... Le gaz moutarde.

Pendant les grandes grèves ouvrières de 1936, sa femme, la souris de Cendrillon, lui passe son casse-croûte à travers les grilles de l'usine. Il est mal vu quai de Javelle. Il fait partie des "meneurs". Il sera bientôt licencié.

Bouche au ciel, le cheval fou de Guernica agonise avec la République espagnole.

Quand une nuit plus noire encore engloutit, pour la deuxième fois, la vieille Europe, l'ange de la dignité le tient toujours par la main.

Il arpente Les falaises de marbre, il cherche dans le grand livre de Dieu le sens de tant de malheurs. Il prie pour que le printemps revienne.

 

"Heureux les pauvres, heureux les doux, heureux ceux qui pleurent, heureux les affamés et assoiffés de justice, heureux les miséricordieux, heureux les cœurs purs, heureux les persécutés pour la justice..."

 

Les déportés, les internés, les fusillés, les martyrs de la Résistance...

 

Geneviève Anthonioz de Gaulle, qui grignotait à Ravensbrück le pain des anciens poèmes...

 

Celui qui souriait à la mort...

 

Alberto, l'ami de Primo Levi, "l'homme fort et doux contre qui venaient s'émousser les portes de la nuit"...

 

Les fusillés de Châteaubriant, les maquisards du Vercors, les enfants d'izieux, les martyrs d'Oradour-sur-Glane...

 

"Le pays qu'on enchaîne"...

 

"Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! ..."

 

Les résistants allemands, les enfants de la rose blanche... Alfred Stancke, le franciscain de Bourges, le sourire dans la prison, la bonté qui allège...

 

" - Mais qui es-tu, frère franciscain, et pourquoi risques-tu ta vie pour des inconnus et même pour des ennemis de ton pays ?

 

  - Tout homme qui souffre est l'ami d'Alfred, quel qu'il soit, quelle que soit la couleur de sa peau, quelles que soient sa religion, son origine, sa nationalité, quoi qu'il ait fait pour mériter la prison... "

 

Ceux qui ont grandi dans la guerre et que la guerre n'a pas grandis car ils n'étaient pas faits pour le malheur...

 

Celui qui demanda pardon...

 

Celle qui pardonna...

 

Joseph Roth : "J'écris pour que le printemps revienne."

 

Paul Celan, écrivant, après la Shoah, Les pavots de la mémoire, dans l'ombre de sa mère assassinée : "Le lait noir de l'aube, nous te buvons la nuit nous te buvons midi la mort est un maître venu d'Allemagne son œil est bleu elle te frappe d'une balle précise elle te frappe... Tes cheveux d'or Margarete, tes cheveux de cendre Sulamith..."Paul Celan, tombé du Pont Mirabeau...

 

"Comme la vie est lente

Et comme l'Espérance est violente."

 

Michael Boulgakov : "camarade Staline, laissez-moi écrire ou faites-moi fusiller !"

 

Alexandre Soljénitsyne, le cri du goulag, la mémoire espérante...

 

Jan Palach, qui devança le jour...

 

Jerzy Popieluszko, qui donna sa vie pour ses amis.

 

Primo Levi, le dernier homme...

 

Le poète roumain Radu Marès , qui un jour ne m'a plus jamais écrit et que je n'ai pas su aider.

 

Celui qui servit de modèle au starets Zossim des Frères Karamazov : " Chaque homme est coupable devant tous et pour tous, seulement les hommes l'ignorent, s'ils l'apprenaient, ce serait aussitôt le paradis."

 

Lanza del Vasto, l'ami de Gandhi, le serviteur de la Paix, le pèlerin prophétique qui repose, en vêtements de noces, à la Borie Noble, près de Lodève, veillé par les flammes des grands pins.

 

Janusz Korczak, le raccommodeur d'enfants, qui partit pour Treblinka avec les orphelins du ghetto de Varsovie...

 

Serge de Beaurecueil, l'ami des enfants d'Afghanistan et de partout, le partageur de pain et de sel, le merveilleux témoin du Christ des cœurs purs...

 

Les victimes de la folie humaine, ceux de la guerre, qui est la pire de toutes les folies...

 

Celui qui s'inclina devant l'infortune d'Oscar Wilde en le saluant respectueusement de son chapeau soulevé au milieu de la foule hurlante...

 

Ceux qui n'insultent pas le malheur...

 

Ceux qui l'allègent...

 

Ceux qui préservent en eux le précieux capital de la sympathie humaine...

 

Ceux qui ne tuent pas ceux qu'ils aiment...

 

"Un signe grandiose apparut dans le ciel : une Femme ! Le soleil l'enveloppe, la lune est sous ses pieds et douze étoiles couronnent sa tête ; elle est enceinte et crie dans les douleurs et le travail de l'enfantement..."

 

Manhattan, Grosny, Bagdad, Kaboul...

 

Le monde a changé de millénaire, mais dans le monde, rien n'a changé...

 

Le monde a faim, le monde a soif, le monde a peur... Le monde gémit sur la croix.

 

Vieille Europe, je crois en toi... Retourne aux eaux de ton baptême, réconcilie, soulage, guéris, instruis et aide avec respect ; sois la lumière et la tendresse !

 

Bernard, osseux amoureux courroucé qui bâtit la maison de l'Ange, François, troubadour de la Haute Joie et benoît, clairière du silence, saint patron de la vieille Europe... Thomas, le bœuf de la crèche et l'intelligence de l'Ange, traçant son sillon dans le champ du Très-Haut... Dominique, assis, doucement pensif, une main apputée à la joue, une étoile au front, l'intelligence du cœur... saint Paulin de Nole, dont la porte n'était jamais fermée et le malicieux, tendre, cocasse clown de Dieu, Philippe de Néry, avec son chat sur l'épaule... Thérèse d'Avila, l'amour infatigable et Thérèse de Lisieux, l'aube au sourire de myosotis...

 

Priez pour que le printemps revienne...

 

Ô Marie, couronnée d'étoiles

Protectrice de la vieille Europe,

Faites que le printemps revienne !

 

 

 

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Louis II de Bavière

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Souverain du pays des neiges et du royaume de la douleur, ils te bandèrent les yeux, pauvre agneau des outrages : « Devine qui t’a frappé ! »

 

Ils ne pardonnaient pas au roi d’être royal et de haïr la guerre.

 

Edelweiss d’argent blessé par la bassesse, où sont les singes qui te bafouèrent ?

 

 Qui consola les gentianes bleues de ton regard ?

 

Où sont les lanternes de lune du traîneau de cristal où t’emportait la nuit ?

 

Où vit le cygne au chant magique ?

 

Tant d’amour et si peu de partage !

 

Tant de montagnes et de glaciers où nul ne pouvait te suivre !

 

Tant de châteaux et n’habiter nulle part !

 

La foudre qui s’abat choisit les plus beaux arbres.

 

 Désormais consolée d’étoiles, ta solitude se berce à l’infini dans la constellation du cygne.

 

 

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Angelus Silesius, La rose est sans pourquoi.

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Né à Breslau (Silésie) en 1624 et mort le 9 juillet 1677, Johannes Scheffler, dit Angelus Silesius,  est un médecin, un poète et un  mystique allemand.

 

D'abord luthérien, adepte un temps des Rose-Croix, il se convertit au catholicisme en 1652 sous l'influence des mystiques  allemands et flamands, notamment maître Eckart, Henri Suso, Jean Tauler, Ruysbroeck et Jacob Boehme Son recueil le plus connu, paru en 1657 "Cherubinischer Wandersmann" a été traduit en français sous le titre "Le voyageur  (le pélerin ou l'errant) chérubinique".

 

Il fut redécouvert au XIXème siècle par les poètes et philosophes de culture allemande, en particulier Rilke, Schopenhauer et Heidegger.

 

"Salué par les plus grands, de Leibniz à Heidegger, en passant par Hegel et Schopenhauer, l'écho de son oeuvre sur la pensée profane n'a cessé de s'amplifier. En nombre de points, et sans doute pour l'essentiel, la méditation de Silesius nous apparaît aujourd'hui proche du Zen". (Roger Munier)

 

 

rose

 

Ohne Warum

 

Die Ros' ist ohn' Warum, sie blühet weil sie blühet,

Sie ach't nicht ihrer selbst, fragt nicht, ob man sie siehet. (I, 289)

 

Sans pourquoi

 

La rose est sans pourquoi ; elle fleurit parce qu'elle fleurit,

N'a souci d'elle-même, ne cherche pas si on la voit."

 

Ce distique se lit au premier livre des poésies spirituelles d'Angelus Silesius, publiées sous le titre : "Le Pélerin Chérubinique. Description sensible des quatre choses dernières".

 

Martin Heidegger l'a commenté dans une conférence qui a été reprise dans "Der Satz vom Gründ", paru à Pfullingen en 1957. Traduit par André Préau, ce texte a été publié par les éditions Gallimard en 1982, sous le titre général "Le principe de raison".

 

En voici la conclusion : "La rose est sans pourquoi, mais elle n'est pas sans raison. "Sans pourquoi" et "sans raison" ne disent pas la même chose. C'est seulement cela que la sentence en question devrait d'abord rendre plus clair. Le rose, pour autant qu'elle est quelque chose, ne sort pas du domaine où le très puissant principe (de raison) exerce sa puissance. Et pourtant la façon dont elle appartient à ce domaine est particulière, différente par conséquent de la manière dont nous autres hommes y séjournons. Bien courte, à vrai dire, serait notre pensée, si nous admettions que la sentence d'Angelus Silesius, n'a d'autre sens que d'indiquer la différence des manières dont la rose, dont l'homme, sont ce qu'ils sont. Ce que le sentence ne dit pas - et qui est tout l'essentiel - , c'est bien plutôt ceci qu'au fond le plus secret de son être l'homme n'est véritablement que s'il est à sa manière comme la rose - sans pourquoi."

 

(Silesius, "La rose est sans pourquoi", textes français de Roger Munier, suivis d'un commentaire par Martin Heidegger, Arfuyen, Textes allemands)

 

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Man muss noch über Gott

 

Wo ist mein Aufenthalt ? Wo ich und du nicht stehen.

Wo ist mein letztes End, in welches ich soll gehen ?

Da, wo man keines find't. Wo soll ich denn nun hin ?

Ich muss noch über Gott in eine Wüste ziehn (I, 7)

 

Il faut passer Dieu même

 

Où se tient mon séjour ? Où moi et toi ne sommes.

Où est ma fin ultime à quoi je dois atteindre ?

Où l'on n'en trouve point. Où dois-je tendre alors ?

Jusque dans un désert, au-delà de Dieu même.

 

Das Etwas muss man lassen

 

Mensch, so du etwas liebst, so liebst du nichts fürwahr ;

Gott ist nicht dies und das, drum lass das Etwas gar. (I, 44)

 

Laisse le quelque chose

 

Si tu aimes quelque chose, tu n'aimes rien vraiment.

Dieu n'est ni ceci ni cela. Laisse le quelque chose.

 

Die Rose

 

Die Rose, welche hier dein äussres Auge sieht

Die hat von Ewigkeit in Gott also geblüht. (I, 108)

 

La rose

 

La rose que contemple ici ton oeil de chair

A fleuri de la sorte en Dieu dans l'éternel.

 

 Wie ruhet Gott in mir ?

 

Du musst ganz lauter sein und stehn in einem Nun,

Soll Gott in dir sich schaun und sänftiglichen ruhn (I,136)

 

Comment Dieu repose en moi

 

Tu dois être limpide et habiter l'instant

Pour qu'en toi Dieu se voie et doucement repose.

 

 Das stillschweigende Gebet

 

Gott ist so über all's dass, mann nichts sprechen kann,

Drum betest du Ihn auch mit Schweigen besser an (I, 240)

 

La prière du silence

 

Dieu excède, au point qu'on ne saurait parler.

Rien ne vaut mieux pour L'adorer que le silence.

 

 Du musst dich noch gedulden

 

Erwart es, meine Seel ! Das Kleid der Herrlichkeit

Wird keinem angetan in dieser wüsten Zeit (III, 184)

 

Il te faut patienter encore

 

Attends, mon âme, le vêtement de gloire !

Nul ne le passe en ce désert du temps.

 

Ein wachendes Auge siehet

 

Das Licht der Herrlichkeit scheint mitten in der Nacht.

Wer kann es sehn ? Ein Herz, das Augen hat und wacht. (V, 12)

 

Un œil qui veille voit

 

L'éclat de la splendeur apparaît dans la nuit.

Qui peut le voir ? Un cœur qui a des yeux et qui veille.

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Léonard en Toscane

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Tu t’es assis dans la splendeur, au pied d’un ange, bel enfant des collines de Toscane… Le printemps a tissé sa lumière dans tes cheveux, sur les oiseaux du ciel si pur, et tout est d’or autour de toi.

 
Tu écoutes la leçon des lys et tu songes aux merveilles du monde, aux fleurs vivantes, aux bleus lointains, aux rochers rafraîchis de mousse, à des nuages qui s’évaporent, à des galops de chevaux blancs, à des visages qui s’inclinent vers d’autres visages, à des sourires inconnus.

 

Tu chercheras sous l’apparence, sans cesser de t’émerveiller et ta main traduira l’invisible dans les grands carnets du mystère.

 

Un jour viendront les plis amers, les princes ingrats, Les Médicis et les Sforza, et ta grandeur sera cernée de nains moqueurs…Tes mains fertiles qui semaient la splendeur ne pourront plus bouger… Mais l’amitié d’un roi bercera ton chagrin.

 

Une fois encore, tu songeras aux temps futurs, à l’homme nouveau, à la précision merveilleuse…

 

Et Celui qui te créa si grand, viendra chercher l’enfant sublime...

 

… Au pied d’un ange.

 

 

"J'ai imaginé toutes ces machines parce que j'étais possédé, comme tous les hommes de mon temps, par une volonté de puissance. J'ai voulu dompter le monde. Mais j'ai voulu aussi passionnément connaître et comprendre la nature humaine, savoir ce qu'il y avait à l'intérieur de nos corps. Pour cela, des nuits entières, j'ai disséqué des cadavres, bravant ainsi l'interdiction du Pape. Rien ne me rebutait. Tout, pour moi, était sujet d'étude. Que de recherches passionnantes sur la lumière, par exemple, pour le peintre que j'étais ! (...) Ce que j'ai cherché finalement, à travers tous mes travaux, et plus particulièrement à travers ma peinture, ce que j'ai cherché toute ma vie, c'est à comprendre le mystère de la nature humaine."

 

(Léonard de Vinci, Carnets, vers 1510)

 

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Le cimetière juif de Prague

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Sous le lierre obscur de la maison des morts, le crépuscule rougit le soulèvement des pierres gravées de lions et de couronne

 

Sur le cœur de la nuit privé d’étoiles, au-dessus du chemin qui mène à Theresienstadt, les bourreaux ont cousu des étoiles de David..

 

La main du rabbin Löw ne bénit plus le ghetto de Josephov. La Mort était cachée dans les plis d’une rose. La force du golem fut rendue à l’informe quand il eut effacé l’Aleph de son front.


Et le Dieu de leurs pères fut leur seul défenseur.

 

Le lierre obscur du cimetière juif et le regard hanté de Kafka. Il erre dans les ruelles de Mala Strana…

 

Ils ont brisé les vitres de la synagogue

Ils ont ouvert les portes de l’enfer.

 

Sous le lierre obscur de la maison des morts, le crépuscule rougit le soulèvement des pierres et les fleurs d’amandier sur le chandelier d’or…

 


                                                 La menora des morts

                                                  Eclaire les vivants

 

 

                             Au creux de la mémoire des morts sans sépulture.

 

 

Si c'est un homme

Vous qui vivez en toute quiétude

Bien au chaud dans vos maisons,

Vous qui trouvez le soir en rentrant

Le table mise et des visages amis,

Considérez si c'est un homme

Que celui qui peine dans la boue,

Qui ne connaît pas de repos,

Qui se bat pour un quignon de pain,

Qui meurt pour un oui pour un non.

Considérez si c'est une femme

Que celle qui a perdu ses cheveux

Et jusqu'à la force de se souvenir,

Les yeux vides et le sein froid

Comme un grenouille en hiver.

N'oubliez pas que cela fut,

Non, ne l'oubliez pas :

Gravez ces mots dans votre coeur.

Pensez-y chez vous, dans la rue,

En vous couchant, en vous levant ;

Répétez-le à vos enfants.

Ou que votre maison s'écroule,

Que la maladie vous accable,

Que vos enfants se détournent de vous.

(Primo Levi, épigraphe de Si c'est un homme)

 

 

 

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Jean Linard, l'artisan de joie

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 Jean Robert Linard (11 juin 1931 à La Marche - 17 février 2010 à Bourges) était un céramiste, sculpteur, peintre et bâtisseur français.

 

Il disait de bien jolies choses, Jean Linard : que nous sommes tous des anges, que le chemin du paradis passe par celui du cœur, que l'éternité est dans chaque instant, que la vie est belle, que le monde a été créé dans la joie, que la Terre est petite et que nous avons de yeux pour voir.

Voilà quelqu'un qui n'engendrait pas la mélancolie et qui ne puisait pas son inspiration dans la tristesse !

"L’œuvre d'art, disait-il aussi, ce n'est pas que la peinture, la sculpture ou l'architecture, c'est aussi les gens qui s'aiment, le vigneron amoureux de sa vigne, qui la soigne et qui fait bien son vin, le forgeron qui fait bien son travail... Je crois qu'un artiste c'est quelqu'un qui fait quelque chose qu'il aime... Quand on aime, il se passe toujours quelque chose."

Jean Linard avait commence à construire sa maison en 1961, sur une vieille carrière de silex en bordure de forêt près de La Borne et de Neuvy-les-deux-clochers et plus récemment une "cathédrale œcuménique" : "200 mètres d'un ailleurs mystique peuplé de gargouilles, mi-anges, mi-démons".

Il ajoutait sans cesse une pierre à son édifice multicolore, au gré de son inspiration et de l'actualité. Il promettait de faire un plan... quand il aurait fini !

Jardins et clairières sont peuplés de ses créations extraordinaires, d'une originalité indescriptible ; il faut le voir pour le croire !

Cet émule de saint François d'Assise et du Facteur Cheval aimait les animaux, surtout les vaches. Les siennes prennent les formes les plus étranges, mais elles ne sont pas folles. Elles vous regardent avec de petits yeux bleus langoureux derrière leurs longs cils.

Jean Linart aimait la terre des potiers : "celle que tu sors du sol, disait-il, et que tu transformes en pichet, en bol, en chat, en oiseau... Ça passe par la tête, par le cœur et par le bout des mains... J'aime faire chanter la terre."

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Jean Linart aimait les maisons biscornues et colorées, les formes circulaires, les bonshommes et les totems rigolos qui vous regardent en souriant...

Jean Linart aimait les émaux clairs, les bleus, les blancs pâles, les terres fraîches et joyeuses, orangées de préférence...

Ses matériaux de prédilection ? Le métal, le bois, le contreplaqué, les carreaux de faïence de toutes les couleurs, vives de préférence : rouge, vert, jaune, orange, un peu de noir par-ci, par-là, des morceaux de miroir...

Jean Linart aimait bien les gens, mais pas les gens sévères, les émaux sévères, les couleurs sévères. Il préférait les acrobates !

Jean Linart ne se prenait pas pour le Bon Dieu ("quand tu regardes le ciel, le soleil, tu t'aperçois que c'est un sacré truc, nous, c'est des petits trucs, mais enfin..."), à peine pour un "artiste" (il n'aimait pas ce mot),  plutôt pour un artisan...

Jean Linart, l'artisan de joie.

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cadou.jpg René Guy Cadou : des écoles et des bibliothèques portent ce nom qui chante "comme un bruissement d'eau claire sur les cailloux".

 

Ce très grand poète, trop tôt disparu, n'a vécu que pour la poésie, pour ses amis, et pour Hélène, son unique amour.

 

René Guy (sans trait d'union !) Cadou est né le 15 février 1920 à Sainte-Reine de Bretagne (Loire-Atlantique) où son père était instituteur. Enfant imaginatif et sensible, il connaît une enfance heureuse dont les souvenirs féconderont son inspiration. En 1936, un ami, Michel Manoll, lui fait connaître les milieux poétiques, notamment Max Jacob et Pierre Reverdy. La publication des Brancardiers de l'Aube, en 1937, inaugure des années de poésie ardente traversées d'épreuves : la mort du père, la guerre, la débâcle... Mobilisé en juin 1940, Cadou se retrouve à Navarrenx, puis à Oloron-Sainte-Marie où, malade, il est hospitalisé. Réformé le 23 octobre, il regagne la région nantaise, où il devient instituteur suppléant.

 

Autour de René Guy Cadou et de Jean Bouhier, fondateur de l'Ecole de Rochefort, se retrouvent, en cette sombre période où règnent la mort et l'esclavage, de jeunes poètes qui chantent la liberté et la vie.

Le 17 juin 1943, sans doute le jour le plus important de sa courte vie, il rencontre une jeune fille de Nantes, Hélène Laurent. Il l'épousera en 1946 et la célébrera dans Hélène et le règne végétal.
Nommé à Louisfert, près de Chateaubriant, en octobre 1945, Cadou s'installe dans la "maison d'école" et mène la vie simple d'un instituteur de village "en sabots et en pélerine". La classe terminée, une kyrielle de copains, "les amis de haut bord", viennent saluer le poète. Les poètes Michel Manoll, Luc Bérimont, les peintres Roger Toulouse, Jean Jégoulez, Guy Bigot, Yves Tréverdy, témoigne Hélène Cadou, se souviendront de l'automne à Louisfer comme on se souvient de son enfance.

"La poésie l'habitait tout entier, témoigne son ami Michel Manoll dans la préface de Poésie la vie entière, elle irriguait cette âme inquiète et toujours en alerte. Elle fut au centre de sa destinée et son souci de tous les instants..."

"... L'image du pays natal ne cesse de se projeter dans son oeuvre tout entière, ce "pays plat", perdu dans les solitudes aquatiques de la Brière, avec son poids d'humus et de tourbe, cette lumière tamisée issue d'un ciel chargé de mouvantes nuées et de pluies erratiques... Il était d'un abord direct et sa chaleur, sa vivacité, son entrain, son enjouement, la verve drue de ses propos, l'éloignaient de la moindre affectation... Pourtant René portait en lui une brisure."

Cadou eut toujours le pressentiment qu'il quitterait le monde prématurément. "Je ne ferai jamais que quelques pas sur cette terre." La maladie fait son œuvre, malgré deux interventions chirurgicales, en janvier et mai 1950, et une période de rémission qui ne dure que le temps d'un été. Quelques jours après avoir terminé Les Biens de ce monde, René Guy Cadou meurt dans la nuit du 20 mars 1951, entouré d'Hélène et de Jean Rousselot qui était venu le voir par hasard. Il n'avait que 31 ans. "Continuez ! Le Temps qui m'est donné que l'Amour le prolonge.", a-t-il écrit en guise de testament spirituel.

 
Celui qui entre par hasard
 
Celui qui entre par hasard dans la demeure d'un poète
Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui
Que chaque nœud du bois renferme davantage
De cris d'oiseaux que tout le cœur de la forêt
II suffit qu'une lampe pose son cou de femme
A la tombée du soir contre un angle verni
Pour délivrer soudain mille peuples d'abeilles
Et  l'odeur de pain frais des cerisiers fleuris
Car tel. est le bonheur de cette solitude
Qu'une caresse toute plate de la main
Redonne à ces grands meubles noirs et taciturnes
La légèreté d'un arbre dans le matin.


Pour découvrir Cadou : Poésie la vie entière, œuvres poétiques complètes, préface de Michel Manoll, aux éditions Seghers, René Guy Cadou, par Michel Manoll, collection Poètes d'aujourd'hui, aux éditions Seghers - Mon enfance est à tout le monde, préface d'Hélène Cadou, aux éditions du Rocher - La maison d'été, roman, aux éditions du Castor astral.
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René Char, Lettera amorosa

char.jpg "Ni bluette sentimentale, ni mol épanchement, l'adresse amoureuse condense chez les poètes les plus vifs enjeux de l'existence et c'est en elle sans doute qu'ils portent la langue à son plus haut degré d'incandescence. La question de l'autre, celle du désir et de la perte, est au coeur de la poésie, comme un pas de danse sur l'abîme; l'amour/la poésie, deux visages d'un même mystère." (Jean-Pierre Siméon).

 

« Je ne puis être et ne veux vivre que dans l’espace et dans la liberté de mon amour » écrivait René Char dans le poème Lettera amorosa.

Lettera amorosa, (La Lettre d’amour) est le titre d’un poème de René Char paru en 1953, emprunté à un madrigal du compositeur italien Claudio Monteverdi.

En voici un extrait : « Merci d’être, sans jamais te casser, iris, ma fleur de gravité. Tu élèves au bord des eaux des affections miraculeuses, tu ne pèses pas sur les mourants que tu veilles, tu éteins des plaies sur lesquelles le temps n’a pas d’action, tu ne conduis pas à une maison consternante, tu permets que toutes les fenêtres reflétées ne fassent qu’un seul visage de passion, tu accompagnes le retour du jour sur les vertes avenues libres.»

La destinataire de cette Lettre d’amour désignée par le mot « iris » et dont le poète ne révèle pas le nom est peut-être Marguerite Caetani, princesse Bassiano, « bonne et terrible, amie affectueuse et tigre cruel », aux dires de Paul Valéry.

« Poète à poigne », colosse au cœur tendre – il mesurait 1 mètre 94 – René Char était un homme entier, « tout en droiture, en colère et en refus » qui refusait interviews et honneurs.

Souvent qualifiée d’hermétique, la poésie de René Char affirme cependant la sensualité de la réalité sensible à travers les paysages, les végétaux et le bestiaire de la Provence. Poésie du mot plus que de la phrase, du geste plus que du mot, elle est proche du silence.

Fait exceptionnel, les œuvres complètes du poète parurent de son vivant, en 1983, dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade.

Son ami Albert Camus déclara en 1957, lors d’une conférence donnée à Stockholm avant la remise de son Prix Nobel : « Cette œuvre est parmi les plus grandes, oui vraiment les plus grandes que la littérature ait produite. Depuis Apollinaire en tout cas, il n’y a pas eu dans la poésie française une révolution comparable à celle accomplie par René Char. »

René Char, œuvres complètes, introduction de Jean Roudaut, bibliothèque de la Pléiade NRF Gallimard. René Char, Lettera amorosa, illustrations de George Braque et de Jean Arp, NRF Poésie/Gallimard, n° 430, 2007
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Jean Mambrino, Le mot de passe

pt_simon2.jpg "Le mot de passe" de Jean Mambrino, recueil de poèmes très courts, semblables aux "haïkus", s'ouvre sur une citation de William Shakespeare :

"Et nous éclairons le mystère des choses
Comme si nous étions les espions de Dieu."

... Puis sur ce texte magnifique qui est l'une plus belles définitions de la poésie que je connaisse :

"Une vision aussi ronde que l'étonnement ouvre l'empan du monde dans le point d'un regard. Il suffit d'y consentir, même en rêve, pour la recevoir et du même coup la reconnaître, tel un visage qui sort de la confusion des foules. Un être unique se détache ainsi de la multitude et nous touche, à peine, avec des mains d'aveugle. Longue et muette conversation, à distance, où dans l'ignorance un message est partagé, une confidence ouverte dont nul ne connaît la source et qui concerne un secret universel. Cette vision vient comme la foudre et s'éloigne plus lentement que l'Océan."

L'as-tu rêvé ce cheval
à tête de rosée ?

Saute à travers
ton absence

Toutes ces lignes t'égarent
et te conduisent

Sous les mots couverts
la braise



"un livre initiatique formé de quatre cents distiques où se concentre le péril et la merveille d'exister. Chacun est un véritable mot de passe ouvrant les apparences." ("Un poème où chaque mot imite le silence")

L'humus prépare un bleu très pur

pour la chair des campanules


Un cœur d'enfant pareil
aux violettes après la pluie

(sur lequel je tombe toujours quand j'ouvre le livre au hasard)


et celui-ci, mon préféré :

Un goût de mûres
traîne au fond des galaxies

... qui fait oublier le "Christ cosmique" de Teilhard et le "silence éternel de ces espaces infinis" qui effrayait Pascal.

Jean Mambrino, Le mot de passe aux éditions Granit
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Georg Trakl, une vie magistralement ratée

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                               Georg Trakl (1887-1914)

 

"Une vie ratée, mais le plus magistralement du monde." (Marc Petit)

 

"Sentiments dans des instants où la vie est semblable à la mort : tous les êtres sont dignes d'amour. Au réveil, tu sens l'amertume du monde ; il y a là toute la dette que tu n'as pas rachetée : ton poème, une expiation incomplète." (G. Trakle)

 

"A celui-là qui méprise le bonheur, sera donnée la connaissance." (G. Trakle), écrit à l'âge de 17 ans.

 

"Mais qui donc pouvait-il être ?" (Reiner-Maria Rilke)

 

 

A Georg Trakl

 

(puisqu'il est désormais plus facile de parler avec les morts qu'avec les vivants)

 

"Am Abend tönen die herbstlichen Wälder

Von tödlichen Waffen..."

 

Dans l'eau stagnante sombrent les étoiles,

Les tournesols fanés

Tournent vers la terre leur unique oeil noir,

Des larmes d'or

S'accrochent à leur splendeur déchue...

 

S'approchent les compagnons d'infortune :

L'Etranger, L'enfant Elis et le pauvre Kaspard

Et les morts de Grodeck qui jouaient jadis,

 

"Garçons étourdis de rêve,

Le soir doucement là-bas à la fontaine"...

 

Un oiseau bleu appelle

Dans la clairière des anges

Et des hyacinthes,

Grete, la tendre soeur,

Eclaircit la douleur

De ton front  couronné de ronces

"Où saignent en silence

Des légendes immémoriales

Et le présage obscur

Du vol des oiseaux"

Et ferme tes yeux de lune.

 

"Sur tes tempes goutte de la rosée noire,

 Le dernier or d'étoiles déchues"...

 

Le suc fatal du pavot

 

Ton esprit et ton cœur ont quitté le pressoir...

 

"Tu vas, toi, d'un pas lisse vers la nuit

Toute chargée de raisins pourpres,

Et tu bouges les bras plus beaux dans le bleu..."

 

O wie lange bist, Elis, du verstorben...

 

 Mais quel est donc ce monde où l'on assassine les archanges ?

 

 

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Bouche au ciel,

Les chevaux forcenés des fontaines

Pleurent

Dans leurs prisons de pierre...

Une couronne rayonne en entrelacs compliqués...

Les parcs exhalent la vaste fraîcheur des valses...

Des fantômes tristes et anciens

Hantent la gloire abolie des palais déserts...

Comme un triste bruissement de fontaine,

Comme la joie inaccessible

D'une claire matinée de neige,

Comme une barcarolle désaccordée,

Comme une jubilation secrète,

Prisonnière du gel et du temps...

Vieille Europe, je te porte en moi...

"Oui, je suis vieille,

J'ai trop porté le poids de la douleur,

Mais je suis belle encore...

 

Priez pour que le printemps revienne !"

 

R.G.

 

Georg Trakl, né le 3 février 1887 à Salzbourg, Autriche et décédé le 3 novembre 1914 à Cracovie, est un poète autrichien. Il est l'un des représentants majeurs de l'expressionnisme. Georg Trakl laissa comme témoignage de sa vie tout aussi brève qu’intense - il est mort à l'âge de 27 ans - une œuvre sulfureuse composée de poèmes dont l'importance fait de lui un des poètes majeurs du XXème siècle.

 

Il se lance dans des études de pharmacie le 5 octobre 1908 et passe ses premiers examens en chimie, en physique, chimie et botanique l'année suivante. Sa jeunesse est fortement marquée par ses attitudes anti-bourgeoises et provocatrices, ainsi que par la drogue, l’alcool, l’inceste et la poésie qui resteront les piliers de son existence. On sait qu'il s'adonne à la drogue dès 1905 alors qu'il commence un stage dans la pharmacie À l'ange blanc de Carl Hinterhuber dans la Linzer Gasse à Salzbourg.

 

Il écrit à son ami von Kalmar : « Pour surmonter la fatigue nerveuse à retardement, j'ai hélas encore pris la fuite avec du chloroforme. L'effet a été terrible ». L’amour incestueux de Trakl pour sa sœur va profondément influencer son œuvre. L’image de « La sœur » s’y retrouve de façon obsédante, et c’est cette relation charnelle et amoureuse qui va devenir une source d’angoisse et de culpabilité profonde pour le poète. On sait toutefois peu de choses directes sur leur relation, la famille ayant fait disparaître leur correspondance.Trakl publie son premier poème en 1908 dans la Salzburger Volkszeitung : Das Morgenlied.

 

En mai 1914, Trakl est invité au château de Hohenburg à Innsbruck par le frère de Ludwig von Ficker. Le 27 juillet 1914, Ludwig Wittgenstein autorise von Ficker à donner 20 000 couronnes à Trakl en les prenant de la somme qu'il avait mise à disposition pour soutenir les artistes autrichiens dans le besoin. Mais Trakl, qui depuis plusieurs mois cherchait vainement un emploi pour assurer son existence matérielle, n'aura pas le temps d'en profiter.

 

Lorsque la guerre éclate, Georg Trakl est mobilisé dans les services sanitaires. Il quitte Innsbruck pour le front de l'est la nuit du 24 août 1914. Le détachement sanitaire dont il fait partie est stationné en Galicie et participe du 6 au 11 septembre à la bataille de Gródek.

 

Trakl a pour mission de prendre en charge, dans une grange et sans assistance médicale, pendant deux jours, les soins d’une centaine de blessés graves. Il fait quelques jours plus tard, à la suite des horreurs dont il vient d'être témoin, une tentative de suicide au moyen d'une arme à feu. Il est transféré le 7 octobre à l’hôpital militaire de Cracovie.

 

Les 24 et 25 octobre, Ludwig von Ficker rend une ultime visite au poète dans la cellule de la section psychiatrique. Trakl y exprime toute sa crainte, toute son angoisse. Déjà un an auparavant, il avait fait part à von Ficker de sa dépression et de sa peur de la folie : « Ô mon Dieu, quelle sorte de tribunal s'est abattu sur moi. Dites-moi que je dois encore avoir la force de vivre et de faire le vrai. Dites-moi que je ne suis pas fou. Une obscurité de pierre s'est abattue. Ô mon ami, comme je suis devenu petit et malheureux". Trakl donne lecture à Ficker de ses derniers poèmes, Klage (Plainte) et Grodeck. Dans une lettre du 27 octobre, il les lui envoie et fait de sa sœur son unique légataire.

 

À l’âge de 27 ans, dans la nuit du 2 au 3 novembre Trakl décède d’une overdose de cocaïne. Les autorités médicales de l’hôpital militaire concluent à un suicide. « Mais qui donc pouvait-il être ? » se demandera Rilke juste après la mort de Trakl sans parvenir toutefois à répondre. Georg Trakl est enterré au Rakoviczer Friedhof de Cracovie le 6 novembre. Son amie Else Lasker-Schüler lui dédie alors un poème intitulé Georg Trakl publié en 1917 :

« Georg Trakl succomba à la guerre, frappé par sa propre main.
Et ce fut tant de solitude dans le monde. Je l'aimais. »

 

 

Grodek

 

(le dernier poème écrit par G. Trakl)

 

Le soir, les forêts automnales résonnent

D'armes de mort, les plaines dorées,

Les lacs bleus, sur lesquels le soleil

Plus lugubre roule, et la nuit enveloppe

des guerriers mourants, la plainte sauvage

de leurs bouches brisées.

Mais en silence s'amasse sur les pâtures du val

Nuée rouge qu'habite un dieu en courroux

le sang versé, froid lunaire ;

Toutes les routes débouchent dans la pourriture noire.

Sous les rameaux dorés de la nuit et les étoiles

Chancelle l'ombre de la sœur à travers le bois muet

pour saluer les esprits des héros, les faces qui saignent ;

Et doucement vibrent dans les roseaux les flûtes

sombres de l'automne.

Ô deuil plus fier ! autels d'airain !

La flamme brûlante de l'esprit, une douleur puissante

la nourrit aujourd'hui,

les descendants inengendrés. 

 

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Georg Trakl

Die schöne Stadt

 La belle ville

Alte Plätze sonnig schweigen.
Tief in Blau und Gold versponnen
Traumhaft hasten ernste Nonnen
Unter schwüler Buchen Schweigen.
 
De vieilles places se taisent au soleil.
Absorbées dans le bleu et l'or
Se hâtent, rêveuses, de douces nonnes.
Sous le silence de hêtres lourds.
 

Aus den braun erhellten Kirchen
Schaun des Todes reine Bilder,
Großer Fürsten schöne Schilder.
Kronen schimmern in den Kirchen.

 

Dans les églises éclairées de brun

Regardent les images pures de la mort,

Les beaux écussons des grands princes,

Des couronnes étincellent dans les églises.

 

Rösser tauchen aus dem Brunnen.
Blütenkrallen drohn in Bäumen.
Knaben spielen wirr von Träumen
Abends leise dort am Brunnen.

 

Des chevaux émergent de la fontaine.

Sur les arbres des fleurs sortent leurs griffes.

Des garçons jouent, étourdis de rêve,

le soir doucement là-bas à la fontaine.

 

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 Mädchen stehen an den Toren,
Schauen scheu ins farbige Leben.
Ihre feuchten Lippen beben
Und sie warten an den Toren.

 

Des filles se tiennent au portail,

Timidement regardent la vie aux couleurs vives.

Leurs lèvres humides tremblent

Et elles attendent devant le portail.

 

Zitternd flattern Glockenklänge,
Marschtakt hallt und Wacherufen.
Fremde lauschen auf den Stufen.
Hoch im Blau sind Orgelklänge.

 

Des sons de cloches volent, frémissants,

Une cadence de marche résonne, et des appels de

sentinelles.

des étrangers écoutent sur les marches.

Haut dans le bleu il y a des sons d'orgue.

 

Helle Instrumente singen.
Durch der Gärten Blätterrahmen
Schwirrt das Lachen schöner Damen.
Leise junge Mütter singen.

 

Des instruments clairs chantent.

A travers le décor de feuilles des jardins

Frémit le rire de belles dames.

Des jeunes mères à voix basse chantent.

 

Heimlich haucht an blumigen Fenstern
Duft von Weihrauch, Teer und Flieder.
Silbern flimmern müde Lider
Durch die Blumen an den Fenstern
 
Familièrement passe devant des fenêtres fleuries
Une odeur d'encens, de goudron et de lilas.
Argentées scintillent des paupières lasses
Au milieu des fleurs, aux fenêtres.
 
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                         An den Knaben Elis

 

Elis, wenn die Amsel im schwarzen Wald ruft,

Dieses ist dein Untergang.

Deine Lippen trinken die Kühle des blauen Felsenquells.

 

Laß, wenn deine Stirne leise blutet

Uralte Legenden

Und dunkle Deutung des Vogelflugs.

 

Du aber gehst mit weichen Schritten in die Nacht,

Die voll purpurner Trauben hängt

Und du regst die Arme schöner im Blau.

 

Ein Dornenbusch tönt,

Wo deine mondenen Augen sind.

O, wie lange bist, Elis, du verstorben.

 

Dein Leib ist eine Hyazinthe,

In die ein Mönch die wächsernen Finger taucht.

Eine schwarze Höhle ist unser Schweigen,

 

Daraus bisweilen ein sanftes Tier tritt

Und langsam die schweren Lider senkt.

Auf deine Schläfen tropft schwarzer Tau,

 

Das letzte Gold verfallener Sterne.

 

 

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A L'enfant Elis

 

Elis, quand le merle appelle dans la noire forêt,

C'est là ton déclin.

Tes lèvres boivent la fraîcheur de la source bleue des

rochers.

 

Laisse, quand de ton front saignent en silence

des légendes immémoriales

Et le présage obscur du vol des oiseaux.

 

Tu vas, toi, d'un pas lisse vers la nuit

Toute chargée de raisins pourpres,

Et tu bouges les bras plus beaux dans le bleu.

 

Un buisson d'épines sonne,

où sont tes yeux de lune.

Ô il y a si longtemps, Elis, que tu es mort.

 

Ton corps est une hyacinthe

dans laquelle un moine plonge ses doigts de cire.

Une caverne noire est notre mutisme,

 

D'où sort parfois une bête douce

et abaisse lentement ses paupières lourdes.

Sur tes tempes goutte de la rosée noire,

 

Le dernier or d'étoiles déchues.

 

Georg Trakl, Sebastien en rêve

(Traduit par Marc Petit et Jean-Claude. Schneider, NRF, Poésie/Gallimard)

 

 

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                                           Egon Schiele, Herbstsonne, 1914

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L'inventaire de l'aube

"Les souvenirs sont du passé qui espère." (Jean Mambrino, le mot de passe)


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Tandis que des ombres usurpent la scène, les êtres de chair et de sang et les belles créations imaginaires se pressent aux marches de la mémoire...

Les amis de l'enfance : le petit prince, Alexis Romanov, la grâce assassinée... Ivan, l'enfant soldat, courageux comme un homme, dont le fier regard bleu de déviait jamais et qui grandit trop vite, dans la nostalgie de l'enfance perdue... Alexandre, l'enfant russe aux cheveux d'or, l'oiseleur pacifique aux épaules de colombe... Franz, qui se baignait nu dans les torrents du Tyrol... Marc, tacheté de rousseur, qui aimait les mystères... Frédéric, le maçon des hirondelles, qui n'apprit jamais à lire... Baptiste, le cancre subtil qui marchait sur les mains... Didier, qui descendait des collines, cheveux au vent... Christian, aux yeux mauves, dont la beauté ne touchait pas terre, John, que sa mère n'aimait pas et l'enfant d'Amérique qui m’offrit un jour Votre Image..." car j'étais un étranger et vous m'avez accueilli."

Richard, qui me regarde tristement de loin...

Anne et Sophie, les deux sœurs, qui m'accordèrent, par une belle après-midi d'été, à Versailles, dans les allées fraîches du château royal, leur amitié enchantée...

Et Jean-Jacques, dont le sida vola la vie magnifique.

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Les plages infinies du Nord dans la blancheur brumeuse des vols d'éoliennes...

La splendeur du hêtre rouge sous son diadème de pluie...

L'innombrable blancheur orfévrée du cerisier en fleurs...

L'odeur métallique de la pluie...

Le baume suave et citronné d'éternel printemps des fleurs d'acacias...

La pluie contre les vitres, les nuits d'orage...

L'aube, l'innombrable et forcenée jubilation du fracassant gazouillis de ces gosiers ponctuels à inaugurer la lumière !

 

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Les héros de l'enfance : Tom Sawer, Huckleberry Finn, Old Shure Hand, Long John Silver... et tous les autres.

Les desserts de l'enfance : l'île flottante, la gâteau de Savoie, le clafoutis aux cerises...

Les amis de l'âge mûr : Gilles et Katarzina, en vêtements de noces, dans la lumière bleutée de la mer Baltique, quelques mois avant la démission du général Jarulevski.

Michel Velmaens, le guérisseur de Rochesauve, qui vit Eluard pleurer sur le mépris des poètes...

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... Mon grand-père...

Dans les sous-bois embaumés des fées du Limousin, parmi les fraîches jaseries des geais aux livrées éclatantes, un enfant ramasse les champignons délicieux : le cèpe de Bordeaux, épais et ambré, le pied bleu, la délicate chanterelle qui porte aussi le nom de la corde la plus fine du violon, la rose des prés et le mousseron de Saint-Georges, gracile et timide.

Quand la nuit tombe, pour la première fois sur la vieille Europe, il part, à 17 ans, vers le grand casino de la mort. De la Galicie, du Chemin des Dames, des Dardanelles, il ne dit rien. Il n'est pas de ces anciens combattants qui ressassent "leur" guerre. Il ne parle que de la souffrance des chevaux. Il porte au cou la cicatrice d'un coup de baïonnette. Ses poumons lui font mal : le gaz moutarde.

Pendant les grandes grèves ouvrières de 1936, sa femme, la souris de Cendrillon, lui passe son casse-croûte à travers les grilles de l'usine. Il est mal vu quai de Javel. Il fait partie des meneurs. Il sera bientôt licencié.

Quand la nuit tombe pour la deuxième fois sur la vieille Europe, l'ange de la dignité le tient toujours par la main.

Il arpente Les falaises de marbre, il cherche dans le grand livre de Dieu le sens de tant de malheurs.

Il flâne au bord de la Seine, le long des échoppes ombragées des bouquinistes, sous la vieille horloge de Saint-Germain l'Auxerrois, sous les arcades de la rue de Rivoli, dans la cour mal pavé des rois, dans le frais silence de Saint-Eustache où repose la mère de Mozart, sous les poutrelles métalliques des Halles de Baltard, parmi les cris joyeux des marchands de légumes, rue Berger, rue du Roule, rue des Prouvaires... Sur le vieux Pont Neuf du bon roi Henri, où Molière enfant découvrit la comedia dell'arte...

J'ai dix ans. Je me promène avec lui dans le Paris d'autrefois. Il me tient par la main.

Je porte en moi sa transparence énigmatique.  

                         
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L'ange qui monte la garde à la porte du cœur s'amuse à changer le mot de passe : "La Beauté, l'enchanteresse, l'indéchiffrable"... "La justesse de l'âme"... "L'oxygène de la possibilité"... "La vie espérante"... "La flèche empourprée du désir"... "Renoncer à soi, consentir à l'inattendu"... "Tout est déjà, mais rien n'est encore"...

"Seul l'instant parfait est digne d'être offert" :

Au bout de la presqu'île, l'arbre solitaire se dissout dans la lumière...

Il entra dans le grenier silencieux où flottait une odeur de poussière...

Le bébé corbeau grimpa sur son épaule et frotta son bec contre son cou...

Il s'assit dans la clairière au milieu des anges...

Ils nagèrent nus dans le phosphore des étoiles, le sel brûlait ses bras d'or...

Ma solitude porte la nuit.

Vide, le ciel pourtant s'incline...

Une odeur de poussière et de pluie éclaircit ma douleur...

Oiseaux, archers des nuages, fous jubilants, acrobates enfiévrés d'azur, de la plus haute joie, messagers. Salut !

...Giration d'un grand hortensia bleu ocellé de pluie, rincé de lumière, le ciel de Cornouailles agrandit nos rêves.

Un brouillard d'oiseaux blancs jubile... Éperdus, nous courons vers la mer...

Les enfants jouent, les martinets sont fous, le jour s'en va...

Fumée d'herbe sèche, je respire et me réjouis, buvant le vin de la nuit...

Mon cœur est une grange aux vitres brûlantes.

Je te parle dans la clarté, comme le tremble au chemin d'eau.

Les grandes carpes lentement tournent en rond et montent se réchauffer au pâle soleil de février, réjouissance du cœur profond !

 

Obstinément, la lune persiste dans la nuit.

 


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La douce brûlure de L’embarquement pour Cythère, automnale et saturnienne... Ses perspectives cavalières, ses clairières lointaines, ses masques et ses bergamasques, ses amoureux improbables et extravagants... L'accord inattendu d'une nostalgie douloureuse et d'une secrète allégresse.

Bartleby, l'inconsolable, "qui dort avec les rois et les conseillers".

Sur la plage de Venise, l'adolescent sublime, l'ange de la mort, dans le couchant...

La mort de Bergotte... Le petit pan de mur jaune... Vermeer... La palpitation de l'invisible, la suave imbibition du bonheur... La prunelle, semblable à une perle, d'une jeune fille en bleu, à demi retournée... Les visages et les choses rayonnant de l'éclat précieux du mystère...

La beauté douloureuse, semblable aux envols d'Allegri et les larmes de Mozart mourant murmurant les premières mesures du Lacrimosa...

François Couperin, Henri Purcell, Marin Marais, Jacques Duphly... Les barricades mystérieuses, le bracelet ocellé, le miroir d'argent, les orangers sous la pluie...

Tout ce que l'on porte en soi...

 

Les initiateurs...


Fraternels, terribles, proches et lointains, souvent cassés par la tempête, ils reviennent de tous les combats et nous disent : "Voici ce que j'ai vu, regarde à ton tour !"

Friedrich Hölderlin, chantant la patrie perdue, pleurant la terre dévastée, l'errance, préservant ce qui sauve à mesure que croît le danger, car "les poètes, seuls, fondent ce qui demeure."

Frédéric Nietzsche, veillé, dans l'extrême enfance de sa raison dévastée, par l'ange de la compassion.

Piotr Illich Tchaïkovski, noyant son secret  dans la Néva.

Vladimir Maïakovski dont l'espoir ressuscite chaque printemps.

Nicolas Gogol, écrasé par sa vocation : contribuer au salut de la Russie... Son silence, sa maladie, sa "stérilité créatrice"... Les manuscrits brûlés. Il s'excuse, il voudrait rester "poli", "enjoué", mesuré, humble... Il sent qu'il ennuie tout le monde, qu'il en fait trop.. Mais il voit des choses si terribles ; il a des choses si terribles à dire...


Stefan Zweig, l'homme de subtile civilisation, rendant son billet, un soir d'hiver 1942, au plus noir de la nuit.

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Marcel Proust, aux yeux cernés de nuages, la bouche offerte, le camélia alangui, écrevisse protégée par une carapace irisée de politesse parfaite... L'analyse délectable, la lucidité précoce, l'obsession de la précision, la force paralysée, vouée tout entière à la contemplation désirante... La fuite hors du monde et du temps, qui ne sont que songes embellis d'art et de mémoire.

Arthur Rimbaud, le voleur de feu.


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... Les suites pour violoncelle seul de Bach...

Des crépuscules de soie s'allument
Le violoncelle crépite parmi les blés
Marcel Bardon célèbre
Le baptême des coquelicots




Sur une œuvre de Claude Pasquer intitulée "Silence"

La lumière coule dans l'interstice... La lumière coule à travers les persiennes des paupières, la blessure du regard... Un tombeau de basalte couvre l'ivoire des os ; le goudron obscurcit le froment.

La lumière recouverte persiste cependant, prisonnière de la mort, prise dans le silence.

Au plus noir de la nuit luit l'ensevelie.



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Écoledu soir

Ma jeunesse étincelle au feu des oiseaux qui passent
Et l'instant sans retour
S'enfuit
Dans le crépuscule d'or pourpre,
Parmi les jeux et les cris.

Le soir est tendrement penché sur ton visage,
Douce douleur, flèche-hirondelle
Dans l'espace bleu.

Je dormirai longtemps
Et quand je m'éveillerai
Il n'y aura plus que la Beauté

Partout.


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"Un poète ne vit guère que de sensations, aspire aux idées et, en fin de compte, n'exprime que des sentiments." (Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord)

Nuit penchée


S'attarder à l'immobilité frissonnante, aux murmures des feuilles, à la fraîcheur métallique de l'air, au parfum poivré des arbres vivants, à l'épaisseur indéchiffrable.

Et puis fermer les volets, non pour se protéger des voleurs, mais pour ne plus sentir peser sur la vitre un mystère trop lourd pour le sommeil.

(Bourges, le 24 juillet 2008)

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Villandry

Les ombres s'allongent
Au chandelier du soir
Les hirondelles s'affairent.
Assis sous la tonnelle,
Un homme attend.
La rose thé rappelle
Les jours anciens.
De la bouche de pierre,
Du cœur de la rose,
Coulent des paroles
Qu'il ne comprend pas...
L'eau descend les marches.
Nul remède à sa douleur
Au jardin des simples,
Mais l'apaisement de la fraîcheur.

(Le 5 août 2008)


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Hauteur du soir

Avec les derniers rayons clairs égarés dans les herbes folles, les martinets siffleurs habitent enfin l'espace limpide.





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Le cimetière d'hiver


Les morts ne sont pas plus morts que nous ne sommes vivants... Un jour, la vraie vie viendra.

Dans le cimetière d'hiver, les naufragés sont endormis... Au firmament, l'étoile polaire et le souffle du Dieu vivant dans les grands arbres. Ce sont les mâts d'un navire d'étoiles.

Voici l'urne où la nuit verse des violettes.

Au baume du pardon, ils ont guéri leurs blessures. Ils ne connaissent plus ni soucis, ni rancune et leur esprit n'est plus à l'étroit, car ils savent et la grandeur leur a été donnée.

Sous le phosphore lunaire, ils reposent. Lumière de neige, dans la nuit calme et la douce blancheur se délivre en silence.

Des saules, il ne demeure que le squelette d'or, comme un sourire sur le sommeil des morts...

Et malgré l'hiver, ils bourgeonnent.

"Que dans la mort
Je ne m'endorme pas
illumine mes yeux, Seigneur,
Eveille-moi !"

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Déploration d'Olvier Larronde

La rose du chemin de givre,
Ronde, douce comme une bouche,

A versé d'amoureux sanglots
Sur son miroir miraculeux.

La voilà en grand désarroi,
Étonnée qu'elle s'en prenne à elle,
cette douleur qui est en nous.

Les yeux ourlés des hirondelles
Contemplent la pure blessure
de naître au milieu des saccages.

Quand ferons-nous encore la ronde
Avec les jeunes dieux de la vie
dans le verger des jours heureux ?

Le voilà l'olivier béni,
le bel arbre de l'éclair qui luit...
L'huile du poète à sa table,
Qui brûle dans nos corps aussi.

O Olivier, mon bon Larronde,
Si loin tenu, si malmené,
Si fulgurant de drôlerie,

Sur la croix des mots incendiés
Fleurit le sourire de la nuit.



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Colloque imaginaire :

Julien Green :
"Pour certaines âmes, tout est tentation !"

Le diable :
"Succombe !"

saint Ephrem :
"Roule-toi dans les épines !"

Le talmudiste :
"Interpose une haie de roses !"




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Le soir, au crépuscule, dans une lointaine église, une flamme s'allume...

"Que ma prière vers Toi, seigneur
S'élève comme l'encens
Et mes mains devant Toi
Comme l'offrande du soir..."

Le parfum de la terre
Sous la chanson du vent,

Le sommeil de la pierre
Et les douces collines,

Le haut vol de la buse
Et l'écho du coucou...

Qu'ils s'élèvent vers Toi, au cœur de ma prière !


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Automne

Le froid sur la joue
La fourrure du renard
La profondeur du ciel
Les feuilles cristallisées
Le soleil sec
Très loin, au centre du monde,
dans la lumière qui se creuse,
Je m'appartiens.

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Printemps de février

L'hiver a perdu la mémoire
Et le printemps s'est invité
Dans les tristes maisons des hommes.
Je me suis assis simplement
Sur les marches de mon enfance,
Pour mieux respirer le soleil
Et l'ivre parfum du buis
Et j'ai crié dans la douceur

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Dégel du cœur

C'est comme un soulèvement léger
c'est quelque chose au fond du cœur
C'est l'oiseau du matin
Dans l'ombre des feuillages


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Dites-moi

Par-delà la vitre musicale, la statue ailée
Et le store vert du vieux café,
J'épie le jardin bleui, le kiosque naïf,
Et la blancheur des églantines...

Mon corps et cet instant ne font qu'un,
Même le silence se réjouit...
Dites-moi que le printemps revient
Et que la mort n'existe pas.

(Bourges, le mercredi 24 mars 2004 à 17 heures)


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J'attends

Nulle part de s'ouvre l'orée
Si ne chuchote encore dans l'ombre
La bouche de lumière

Si l'Ange au luth
Ne sourit Sur ma peine

Si la cerise éclatée de soleil
Ne brille
Au seuil du parvis...

Une giboulée de lumière
A blanchi le chemin

J'attends le sourire des violettes...

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Le vieux chevalier

Il sortit de la nuit des arbres et des ronces
La voie lactée brillait sur son armure meurtrie
Créneaux et pont-levis luisaient dans la nuit bleue

Le temps avait mangé son visage et ses mains,
Le Graal n'aimantait plus son cœur depuis longtemps,
Il ne voulait qu'un peu de pain et de repos

Un enfant lui ouvrit et le prit par la main...

Le Graal de douceur chantait dans la pénombre.


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Crépuscule

La rose du sang versé du soir
Est couchée dans le vent d'automne
Et je bois les vendanges des dernières fêtes
Le malheur n'a pas eu raison
De mon chant
Pas plus que les grandes gelées.
L'oiseau transi de froid n'hiberne pas,
Il s'en va vers les simples cieux,
Vers les nuages inviolés
Du ciel intime.


Je mange le pain de l'exil
Mais Tu es là où je demeure
Et je demeure avec Toi
Dans mon exil.

 

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Je n'en aurai jamais fini avec Pierre Reverdy

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Pierre Reverdy (1889-1960)

 

"Je vis d'abord, j'écris parfois ensuite, mais il m'arrive de sentir davantage ce que veut dire vivre en écrivant."

 

"J'ai fait un pacte avec le silence." (pendant l'Occupation)

 

 

Pierre Reverdy venait d'une famille de sculpteurs, de tailleurs de pierre d'église. Toute sa vie en sera marquée par un sentiment de religiosité profonde. Il poursuivit ses études à Toulouse et à Narbonne.

 

Il arrive à Paris en octobre 1910. À Montmartre, au célèbre Bateau-Lavoir, il rencontre ses premiers amis : Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Louis Aragon, André Breton, Philippe Soupault et Tristan Tzara.

 

Pendant seize ans il vit pour créer des livres. Ses compagnons sont Pablo Picasso, Georges Braque, Henri Matisse. Toutes ces années sont liées de près ou de loin à l'essor du surréalisme, dont il est l'un des inspirateurs. Sa conception de l'image poétique a en particulier une grande influence sur le jeune Breton et sa théorisation du mouvement surréaliste.

 

Le 15 mars 1917 paraît le premier numéro de sa revue Nord-Sud à laquelle collaborent les poètes du dadaïsme puis du surréalisme. Le titre de la revue lui est venu de nom de la compagnie de métro qui avait ouvert en 1910 la ligne reliant Montmartre à Montparnasse. Il signifiait ainsi sa volonté de « réunir ces deux foyers de la création ». Joan Miró a représenté la revue dans un tableau qui porte son nom : Nord-Sud en hommage au poète et aux artistes qu'il admirait.

 

Au début des années 20, il fut l'amant de Coco Chanel à qui il dédicaça de nombreux poèmes. En 1926, à l'âge de 37 ans, annonçant que « libre penseur, [il] choisi[t] librement Dieu », il se retire dans une réclusion méditative près de l'abbaye bénédictine de Solesmes où il demeure - jusqu'à sa mort, à 71 ans en 1960. Là sont nés ses plus beaux recueils, tels Sources du vent, Ferraille, Le Chant des morts.

 

Dans la dernière année de sa vie, il écrit Sable mouvant, testament poétique dans lequel il dépouille ses vers et où la voix reste en suspens (son dernier vers ne comporte pas de point final). Il veut qu'il ne demeure de lui qu'un portrait symbolique, dépouillé des détails de l'existence, et ramené à l'essentiel.

 

René Char a dit de lui que c'était « un poète sans fouet ni miroir ».

 

 

 

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  "On ne peut plus

dormir tranquille

quand on a une fois

ouvert les yeux..."

 

Je n'en aurai jamais fini avec toi, Pierre Reverdy

Avec tes mots que je relis sans cesse

à mesure qu'ils s'effondrent

et qu'ils glissent hors du monde...

 

Ta vie à Solesme,

me rappelle l'enfance

quand les moines m'offrirent le pain et le cidre,

quand j'entendis dans la nef

résonner la louange 

puis rien

et que je compris ce qu'était le silence

 

Je n'en aurais jamais fini avec toi, Pierre Reverdy,

ni avec celui qui te faisait signe et

que je ne connais pas plus que je ne te connais

et que je ne me connais moi-même...

 

A cause de qui (mais était-ce à cause de lui ?)

tu es resté trente-quatre ans

dans ce petit village sans éclat et sans joie,

"Un trou noir ou le vent se rue..."

lové dans la solitude

avec pour seuls amis

tes humbles outils 

de poète

rescapés du silence,

 

Avec  des mots,

simples comme les cailloux de la Rougeanne,

la rivière de ton enfance,

en terre d'exil

dans la pauvreté essentielle

toi, l'enfant du soleil...

 

"Toutes les raisons de ne plus croire à rien

les mots se sont perdus tout le long du chemin

Il n'y a plus rien à dire

le vent est arrivé

Le monde se retire

L'autre côté...."

 

"Un homme, dès qu'il marche, est un passant.

Or il marche. Le vent le pousse.

Puis il meurt, lacéré."

 

R.G.

 

"Le caractère évident de la poésie est d'être toujours semblable et de ne se répéter jamais. La monotonie du chant exige des variations incessantes : la surprise jaillit d'un domaine connu comme une source au milieu du désert. Dans ce lieu de la voix, ce qui est nouveau ne rend pas périssable ni n'abolit ce qui est ancien.

 

Le poète est bien l'homme le plus englué de tous ceux qui peuvent être sur la terre, dans la pâte épaisse de la vie...  

 

... Vivre quand même, bien qu'on n'ait pu s'insérer dans la vie - que l'on sentait tellement plus merveilleuse que les autres, voilà la dureté de l'ouvrage, l'essentielle pauvreté qui fut dite, presque au seuil de l’œuvre, inoubliablement :

 

"En ce temps-là le char-

bon était devenu aussi

précieux et rare que des

pépites d'or et j'écrivais

dans un grenier où la neige, en tombant par

les fentes du toit, deve-

nait bleue."

 

Extrait de la préface à Plupart du Temps (1915-1922) d'Hubert Juin

 

 

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Toujours là

 

J'ai besoin de ne plus me voir et d'oublier

De parler à des gens que je ne connais pas

de crier pour être entendu

Pour rien tout seul

Je connais tout le monde et chacun de vos pas

Je voudrais raconter et personne n'écoute

Les têtes et les yeux se détournent de moi

Vers la nuit

Ma tête est une boule pleine et lourde

Qui roule sur la terre avec un peu de bruit

 

Loin

Rien derrière moi et rien devant

Dans le vide où je descends

Quelques vifs courants d'air

Vont autour de moi

Cruels et froids

Ce sont des portes mal fermées

Sur des souvenirs encore inoubliés

Le monde comme une pendule s'est arrêté

Les gens sont suspendus pour l'éternité

Un aviateur descend par un fil comme une araignée

Tout le monde danse allégé

Entre ciel et terre

Mais un rayon de lumière est venu

De la lampe que tu as oublié d'éteindre

Sur le palier

Ah ce n'est pas fini

L'oubli n'est pas complet

Et j'ai encore besoin d'apprendre à me connaître

 

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Compte-rendu d'une conférence donnée par Monsieur Georges Buisson, administrateur du domaine de Nohant, à la salle des festins du palais Jacques Cœur à Bourges, à l'occasion du bicentenaire de la naissance de George Sand :


George Sand est l’auteur de près de 90 œuvres de fiction. On oublie trop souvent qu’elle fut aussi un écrivain engagé et une journaliste politique de talent.

Le XIX°, puis le XX° siècle ont  édulcoré l’aspect politique de son œuvre pour deux raisons exactement opposées. L’académicien Edme Caro, par exemple, reproche à George Sand son engagement politique et contribue à construire l’ image rassurante (et fausse) de « la bonne dame de Nohant », auteur champêtre et régionaliste, qui a largement cours à l’époque. A l’opposé, dans la deuxième moitié du XX° siècle, beaucoup d’ intellectuels  considèrent que George Sand « n’est pas allée assez loin ».

Face à ces visions qu’il juge injustes ou réductrices, George Buisson s’est attaché à illustrer l’engagement profond,  réel et sincère  de George Sand. Un engagement qui s’enracine dans les contradictions et les souffrances de son enfance.

Par ses origines, George Sand  est à elle toute seule une synthèse des contradictions sociales, politiques et économiques de son temps. Elle est confrontée très tôt à l’injustice et à la discrimination sociale lorsque sa grand-mère, Marie-Aurore Dupin de Francueil, descendante du roi de Pologne par son fils naturel, le maréchal de Saxe, la sépare d’une mère aux origines modestes qu’elle juge indigne de l’éduquer.


Par ailleurs, grâce à son  précepteur Deschartres, médecin de campagne à Nohant qu’elle accompagne dans ses visites, la future George Sand découvre la société qui l’entoure et prend conscience de la misère des campagnes. Chaque fois qu’elle le peut, la petite Aurore pousse la porte qui la sépare de la ferme. Rien ne lui est plus étranger que le mépris envers ceux qui ne font pas partie de son milieu social.

Cette vie de « sauvageonne » ne l’empêche pas de « dévorer » dans le plus grand désordre les  volumes de la riche bibliothèque familiale, en particulier Le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau dont la lecture est à l’origine de ses convictions républicaines.

Les engagements de George Sand n’ont rien d’abstrait ; ils s’enracinent toujours dans des situations vécues. A la mort de sa grand-mère, elle épouse le baron Casimir Dudevant. Son mariage est  un échec. Mis à part leurs convictions républicaines, ils n’ont rien en commun. Elle fait alors l’expérience intime des injustices et des servitudes de la condition féminine et découvre les rigueurs du code Napoléon qui prive la femme de tous ses droits pour les donner à l’homme. De là  vient son engagement féministe. Romancière prolifique, elle est la première femme à assurer son indépendance grâce à son travail.

L’engagement politique de George Sand se nourrit d’événements et de rencontres : celle de Jules Sandeau tout d’abord, qui l’emmène à Paris en 1830 et auquel elle emprunte une partie de son nom  (Sand est une abréviation  de Sandeau) ; elle assiste à la « Révolution avortée » qui donne le pouvoir au roi Louis-Philippe, s’inquiète des idoles du jour : Thiers,  Talleyrand et  La Fayette qu’elle méprise. Elle est surtout le témoin horrifiée des violences commises contre le peuple aux côtés duquel elle se range résolument.

A 26 ans, sa conviction est faite et elle n’en changera jamais  : elle se déclare  républicaine. Il lui a fallu beaucoup de courage pour rester fidèle à cette République alors considérée comme une utopie et qu’elle ne connaîtra que durant 7 ans. C’est à cette époque qu’elle écrit dans Le Figaro ( un journal « de gauche » à l’époque comparable au Canard Enchaîné ). En 1832, elle assiste aux obsèques du général Lamarque qui sert de prétexte à une manifestation républicaine ; la troupe tire sur le manifestants. « Voir le sang couler est une horrible chose » écrit George Sand ; cette horreur du sang versé explique son pacifisme et son attitude au moment de la Commune de Paris qui lui fut si souvent reprochée.


En 1833, elle rencontre Michel de Bourges. Avocat « éloquent, simple et grandiose », il défend au Palais Jacques Cœur, alors transformé en tribunal, des ouvriers jugés pour faits de grève, un droit qu’elle justifiera, elle aussi, dans ses écrits. Elle fait également la connaissance de La Mennais qui incarne une vision sociale et progressiste du christianisme. Croyante, mais anticléricale, George Sand admire  cet homme qui lui montre une dimension de la foi qu’elle n’avait pas soupçonnée.

L’une des étapes les plus importantes de sa formation politique demeure la rencontre avec Pierre Leroux. Cet ouvrier typographe est un authentique homme du peuple qui lutte à la fois pour l’émancipation économique des prolétaires et pour le développement d’une culture ouvrière, position très originale à l’époque. Elle lui sera toujours fidèle et l’aidera de ses deniers.

Au contact de Pierre Leroux, George Sand comprend que l’émancipation du peuple passe par l’éducation. Consciente que la diffusion des livres est aussi un problème financier, elle fera éditer ses œuvres dans des  éditions « à quatre sous », ancêtres de nos « livres de poches ».
 
A la veille de la Révolution de 48, elle écrit coup sur coup deux romans très engagés, qui comptent parmi les plus forts de son œuvre : Le Meunier d’Angibault qui traite de la question des paysans et des ouvriers boulangers et Le Péché de Monsieur Antoine où elle dénonce les excès de la civilisation industrielle et développe des préoccupations écologiques.

Quand éclate la Révolution de 48, George Sand est consciente de la fracture entre le peuple de Paris et celui des campagnes. Conseillère respectée et écoutée, elle a ses entrées dans tous les ministères du gouvernement provisoire et déploie une activité intense : elle fonde le journal La Cause du Peuple et s’attache dans Les  Bulletins de la République à expliquer et à justifier les grandes décisions de la Deuxième République : abolition de l’esclavage, droit au travail et à la rémunération, instauration du suffrage universel, abolition de la peine de mort…Elle est profondément meurtrie par la répression sanglante du général Cavaignac en juin 48 et par l’arrestation de Blanqui et de Raspail, qui seront  jugés et emprisonnés au Palais Jacques Cœur, à Bourges.

 Après l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte et durant tout le Second Empire, elle se dépense sans compter en faveur des prisonniers politiques. « Pour sauver mes amis, affirme-elle, je suis prête à mettre les pieds dans tous les crottins. »

 George Sand a près de 70 ans au moment de la Commune de Paris ; contrairement à Marx, elle ne croit pas aux vertus de la violence et refuse le « dictature de l’idéal » et le mépris du suffrage universel.

Devenue plus sereine et plus « contemplative », elle connaîtra, à la fin de sa vie les débuts de la Troisième République qui règle les grands thèmes sandiens : séparation de l’Eglise et de l’Etat, instruction gratuite et obligatoire.

Dans une lettre de 70 pages adressée à son vieil ami Flaubert (qui, lui,  ne croit pas à la politique), elle écrit cette phrase qui la résume tout entière, avec son constant optimisme et son courage indomptable : « Tâchons d’améliorer l’homme en nous et autour de nous et de pousser le siècle, au risque de nous casser les bras. »

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C'est en 1837 que Frédéric Chopin fit la connaissance de George Sand. Entre ces deux êtres que tout séparait naquit une liaison passionnée qui dura neuf ans.

Musicien de génie, profondément attaché à son pays natal (son père était français et sa mère polonaise), Chopin se fixa à Paris après l'écrasement de l'insurrection polonaise et la mise à sac de Varsovie par les troupes russes en juillet 1831. C'est un homme d'une grande intelligence et d'une profonde noblesse de cœur, mais il est doté d'une sensibilité presque maladive et d'une santé fragile... "Son esprit était écorché vif, écrit de lui George Sand... le pli dune rose, l'ombre d'une mouche le faisait saigner."

Conservateur et sédentaire, il se plaît dans l'atmosphère raffinée des salons parisiens. George Sand, qui préfère la vie champêtre de Nohant aux attraits de la capitale, est son exact opposé ; sa célébrité garde un parfum de scandale, elle aime les changements et l'aventure, prône l'émancipation des femmes et ne cache pas ses sympathies républicaines.

Comme la littérature l'avait rapprochée de Musset, c'est la musique qui rapproche George Sand de Frédéric Chopin. "Je l'ai revue trois fois, écrit Chopin... Elle me regardait profondément dans les yeux, pendant que je jouais. C'était de la musique un peu triste, légendes du Danube ; mon cœur dansait avec elle au pays. Et ses yeux dans mes yeux, yeux sombres, yeux singuliers, que disaient-ils ? Elle s'appuyait sur le piano et ses regards embrasants m'inondaient."

En 1838, pour tenter de rétablir la santé défaillante de Chopin et soigner son fils Maurice, issu de son mariage avec Casimir Dudevant, George Sand les emmena tous les deux, ainsi que sa fille Solange, sur l'île de Majorque, au sud de l'Espagne. Ils sont loin de se douter que cette même Solange, petite fille espiègle et pleine de vie qui batifole gaiement sur le pont du bateau sera, des années plus tard, à l'origine de leur rupture.

Ils trouvèrent à se loger dans le cadre pittoresque mais insalubre de la Chartreuse de Valldemosa, un ancien monastère à moitié en ruine. Si ce séjour fut profitable à George Sand et à ses enfants, il se transforma en revanche pour Chopin, dont la santé se dégrada rapidement en raison du climat humide de l'île en hiver, en un véritable calvaire : les pluies torrentielles moisissent les murs et les chambres sont presque impossibles à chauffer. Chopin, atteint d'une maladie que l'on n'appelait pas encore "tuberculose", mais "phtisie", dont il mourra en 1849 et que l'on ne savait pas soigner, tousse et crache le sang ; le cadre étrange de la Chartreuse suscite en lui des impressions pénibles et jusqu'à des hallucinations. "Le cloître était pour lui plein de terreurs et de fantômes, écrit George Sand dans ses Mémoires, même quand il se portait bien. Il ne le disait pas et il fallait le deviner. Au retour de mes explorations nocturnes dans les ruines avec mes enfants, je le trouvais, à dix heures du soir, pâle, devant son piano, les yeux hagards et les cheveux comme dressés sur sa tête. Il lui fallait quelques instants pour nous reconnaître."

Les habitants de Majorque, effrayés par la maladie de Chopin et prévenus contre George Sand, les tiennent à l'écart...

C'est pourtant au milieu de ce calvaire que Chopin trouva la force d'achever ses admirables Préludes. "Ce sont des chefs-d’œuvre, plusieurs présentent à la pensée des visions de moines trépassés et l'audition de chants funèbres ; d'autres sont mélancoliques et suaves ; ils lui venaient aux heures de soleil et de santé, au bruit du rire des enfants sous la fenêtre, au son lointain des guitares, au chant des oiseaux sous la feuillée humide, à la vue des petites roses pâles épanouies sous la neige."

Le calvaire finit pourtant par prendre fin. Dès que les forces de Chopin le permettent, cette étrange "famille" regagne la France à la fin de l'hiver, via Barcelone et Marseille. "Je quittais la Chartreuse avec un mélange de joie et de douleur. J'y aurais bien passé deux ou trois ans, seule avec mes enfants. Le ciel devenait magnifique et le lieu enchanté. Notre installation romantique nous charmait... Le malade lui-même eût été adorablement bon de guérir. De quelle poésie sa musique remplissait ce sanctuaire, même au milieu des plus douloureuses agitations ! Et la Chartreuse était si belle sous ses festons de lierre, la floraison splendide dans la vallée, l'air si pur de notre montagne, la mer si bleue à l'horizon ! C'est le plus bel endroit que j'aie jamais habité, un des plus beaux que j'aie jamais vus."

Conformément à la conception romantique de la création artistique, ce douloureux épisode se révéla "fécond" puisqu'il fut à l'origine d'un très beau roman de George Sand : Un hiver à Majorque et d'une œuvre musicale qui compte parmi les plus accomplies de la littérature pianistique.

Les citations entre guillemets sont extraites du chapitre V de l'autobiographie de George Sand Histoire de ma vie, texte établi, présenté et annoté par Georges Lubin, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard (1978), et de : Un hiver à Majorque : texte établi, présenté et annoté par Jean Mallion et Pierre Salomon, collection de l'Aurore, Editions Glénat, 1993. Cette édition comporte également en appendice le chapitre V de l'autobiographie de George Sand. Les Préludes de Frédéric Chopin ont fait l'objet de nombreux enregistrements, les plus célèbres sont ceux d'Arthur Rubinstein et de György Cziffra.
 
 
 
 

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Anna Akhmatova

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Anna Akhmatova (en russe : Анна Ахматова ; 23 juin 1889 - 5 mars 1966) est le nom de plume d'Anna Andreïevna Gorenko (en russe : Анна Андреевна Горенко), une des plus importantes poétesse russes du XXme siècle .

 

Egérie des acméistes, surnommée la « reine de la Neva » ou « l'Âme de l'Âge d'Argent », Anna Akhmatova demeure aujourd'hui encore l'une des plus grandes figures féminines de la littérature russe.

 

L'œuvre d'Akhmatova se compose aussi bien de petits poèmes lyriques, genre qu'elle contribue à renouveler, que de grandes compositions poétiques, comme Requiem, son sombre chef-d'œuvre sur la terreur stalinienne. Les thèmes récurrents de son œuvre sont le temps qui passe, les souvenirs, le destin de la femme créatrice et les difficultés pour vivre et pour écrire dans l'ombre du stalinisme.

 

L'or se couvre de rouille, l'acier tombe en poussière,

Et le marbre s'effrite. Tout est prêt pour la mort

Ce qui résiste le mieux sur terre, c'est la tristesse,

Et ce qui restera, c'est la Parole souveraine

 

Anna Akhmatova

 

 

Paisible coule de Don

La lune entre les maisons

La lune entre sans façons,

Elle voit une ombre dans la maison.

Cette femme est malade.

Cette femme est solitaire.

Le mari mort, le fils est en prison.

Priez à mon intention !

Depuis dix-huit mois je hurle : reviens !

Reviens à la maison !

Je rampe aux pieds des assassins,

Mon effroi, mon garçon !

 

 

Et j'ai appris l'affaissement des visages,

la crainte qui sous les paupières danse,

les signes cunéiformes des pages

que dans les joues burine la souffrance ;

les boucles brunes, les boucles dorées

soudain devenir boucles d'argent grises,

faner le sourire aux lèvres soumises,

et dans le rire sec la peur trembler.

Et ma prière n'est pas pour moi seule,

Mais pour tous ceux qui attendaient comme moi

dans la nuit froide et dans la chaleur

sous le mur rouge, sous le mur d'effroi.

 

1940 (Requiem, Epilogue)

 

"Elle s'était drapée dans les mots de la poésie, dont elle fit son maquis, sa terre de résistance. Elle reste la recluse, la beauté irradiante mise en cage par les bourreaux staliniens. Interdite de publication, traquée par la police et par les déportations ou la mise à mort de ses proches, elle semble par la force tranquille de ses poèmes s'opposer seule à la tyrannie du monde. Sa poésie, à peine redécouverte, nous saisit par ce qui semble irradier d'elle : une pureté d'eau.

 

En ces temps toujours incertains, l'image et les mots de cette statue de la résistance au mal, à l'extermination folle, sont toujours dressés et actuels :

 

Mon Dieu nous régnerons avec sagesse

bâtissant des églises au bord de la mer

et aussi des phares élevés

Nous sauvegarderons l'eau et la terre

et nous ne ferons du mal à personne

 

(Juste au bord de la mer)

 

Nous n'avons sans doute pas besoin de Dieu pour réaliser cette prophétie mais sûrement d'Anna Akhmatova." (Gilles Pressnitzer)

 

(In memoriam A.A.) :

 

 

                                                            Demain la Russie sera belle !

 

 

 

                                              Un train à vapeur chemine interminablement

                                                               Dans l’océan de la plaine.

              

                                                Le Palais d’Hiver est tombé,

                                               Mais ce n’est pas le printemps.

 

                                     Les nouvelles vont plus vite que le bonheur.

 

                      Mais pour les cœurs que réjouit la pie perchée sur la barrière

                                             Non, ce n’est pas le même hiver.

 

                                              Demain, la Russie sera belle !...

 

                                                            Demain ?

 

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"Aux terribles années de la Iéjovchtina*, j'ai passé dix-sept mois à faire la queue devant les prisons de Leningrad. Un jour, quelqu'un crut me reconnaître. Alors, derrière moi, une femme aux lèvres bleuies et qui, bien sûr n'avait jamais entendu mon nom, sembla s'éveiller de la torpeur où nous étions toutes plongées et me chuchota à l'oreille (là bas, nous ne parlions toujours qu'à voix basse) :

 

 - Et ceci, vous pourriez le décrire ?
Et j'ai répondu :
- Oui.

Alors, quelque chose comme un sourire glissa sur ce qui, un jour, avait été son visage."

 

 

"léjovchtina" * : Période de Lejov, Nikolaï Ivanovitch Lejov (en russe : Николай Иванович Ежов), policier et homme politique soviétique né le 19 avril (1er mai) 1895 à Saint-Petersbourg en Russie et mort fusillé sur ordre de Staline et de Lavrenti Beria le 3 février 1940 à Moscou.

 

Chef suprême du NKVD de septembre 1936 à novembre 1938, il est le principal artisan de la mise en œuvre des Grandes Purges staliniennes. En 1936, il remplace Guenrich Lagoda au poste de commissaire du peuple à l'intérieur où il poursuit et accentue les purges entreprises par son prédécesseur, d'où le nom Iejovtchina qu'on donne à cette Grande Terreur, qui gagne démesurément en intensité jusqu'à aboutir à l'assassinat d'une balle dans la tête d'au moins 750 000 personnes, souvent choisies au hasard pour atteindre les quotas fixés par villes ou régions (soit environ un citoyen soviétique sur 200).

 

 

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Compte-rendu d'une conférence de Monsieur Georges Buisson, administrateur du domaine de Nohant, prononcée à Bourges à l'occasion du bicentenaire de la naissance de George Sand.

Si George Sand se donna parfois des allures masculines et si certains de ses contemporains, et non des moindres, lui reprochèrent "de se comporter comme un homme", elle ne cessa de revendiquer, sa vie durant, sa féminité. Il faut remonter à son enfance pour comprendre ce paradoxe.

Bien avant Freud, George Sand essaya d'analyser certains de ses comportements à la lumière de ses souvenirs d'enfance : "Mes souvenirs, dit-elle, remontent à un âge très ancien"... Une enfance marquée par deux grands traumatismes : la disparition brutale du père et la séparation d'avec la mère, mais une enfance qui eut aussi ses moments de bonheur et ses amitiés passionnées.

Son attitude par rapport au mariage est pour le moins paradoxale. Elle se rend compte très vite que son union avec le baron Casimir Dudevant est un échec et elle fera tout pour y échapper, mais elle éprouve un "attrait naturel et invincible" pour les tâches traditionnellement dévolues aux femmes : éducation des enfants, travaux d'aiguilles, cuisine, soins du ménage...

George Sand considère que le contexte dans lequel les gens se marient à son époque est négatif. Sur l'éducation des femmes et la sexualité dans le mariage, elle a cette phrase terrible : "Nous les élevons comme des saintes et nous les livrons comme des pouliches."

La "posture masculine" de la baronne Aurore Dudevant, sa volonté de s'habiller en homme et surtout son changement de nom correspondent à une volonté d'échapper à une filiation confuse, de renaître, d'être quelqu'un de nouveau. Pour cela, elle se donne un prénom masculin : George, et un nom emprunté à un homme, qu'elle transmettra à ses descendants : Sand, abréviation du nom de Jules Sandeau.

George Sand ne veut pas "singer les hommes", mais acquérir les privilèges de l'indépendance et de la liberté d'action qui leur sont traditionnellement dévolus. Pour le reste, la grande affaire de la vie d'une femme est la maternité : "l'homme produit des idées, affirme-t-elle, mais la femme donne la vie."

Les sentiments d'une mère pour ses enfants

Vis-à-vis de ses amants, Jules, Alfred et Frédéric, George Sand se comporte davantage en mère qu'en amante. Ce qu'elle recherche chez les hommes, ce n'est pas leur force, mais leur faiblesse. Vis-à-vis du peuple, cette autre grande passion de sa vie, elle éprouve aussi les sentiments d'une mère pour ses enfants.

Si elle dénonce l'infériorité dans laquelle la femme est maintenue, George Sand n'en renie pas pour autant sa "part féminine". Après le coup d'Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, elle refuse de s'exiler comme Victor Hugo, se dépense sans compter pour sauver ses amis républicains et dénonce la "posture héroïque", orgueilleusement masculine, de ceux qui refusent l'amnistie.

Elle se battra pour le suffrage universel, mais s'opposera à la participation des femmes à la vie politique. Elle ne croit pas qu'une femme puisse concilier engagement politique et vie privée et refusera de devenir députée.

Sa "part féminine", c'est peut-être aussi son rapport particulier à l'écriture, cette "facilité" qu'on lui a parfois reprochée, sa modestie aussi, son sentiment de ne pas être un écrivain de tout premier plan, son horreur du sang versé qui la conduira à une attitude pacifiste au moment de la Guerre de 1870. Elle veut croire en un monde de paix et impute aux hommes, plus enclins que les femmes aux engagements partisans, la reponsabilité de la guerre et de la violence.

Si George Sand s'est parfois servie de sa plume comme d'une épée, elle n'a pas craint, à l'inverse de Flaubert qui revendique pour les auteurs un devoir de réserve, de "mettre son coeur dans ses écrits". "Femme en tout et toujours", écrira Zola, dans un portrait empreint d'une misogynie certaine, George Sand veut préserver les droits de la sensibilité et garder une place à l'espérance. Elle tenta dans sa vie et sa création littéraire de concilier les qualités de la femme et la liberté d'action de l'homme, de n'être, à l'instar de l'une de ses héroïnes, Manon, "ni un homme, ni une femme, mais les deux avec les qualités des deux sexes."

Avec le recul, concluait Georges Buisson, la personnalité et l'oeuvre de George Sand apparaissent comme "une bouffée d'air féminin dans un siècle écrasé par les hommes."

Bibliographie :

George Sand : textes choisis et présentés par Huguette Bouchardeau (HB éditions) - George Sand et le parti du Peuple par Jean-Claude Sandrier - Avez-vous lu Sand ? par Sylvie Delaigne-Moins aux éditions Lancosme - George Sand ou la scandale de la liberté par Joseph Barry, aux éditions Points.
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Un livre d’Isabelle Papieau, paru aux éditions l’Harmattan : Arts et société dans l’œuvre d’Alain-Fournier, montre un écrivain beaucoup plus « moderne » et intéressé par son époque qu’on ne l’imagine habituellement.

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Alain-Fournier, de son vrai nom Henri Alban Fournier, eut une vie brève et intense, marquée par quelques étapes essentielles : son enfance nourrie des paysages du Berry et de la Sologne, sa rencontre et son amitié avec Jacques Rivière, son amour impossible pour Yvonne de Quiévrecourt, croisée à Paris, en 1905, le jour de l’Ascension , le succès de son unique roman Le Grand Meaulnes, paru en 1913, un an avant sa mort sur le front, à l’âge de 28 ans, le 22 septembre 1914.

 

« De quelle façon, se demande l’auteur, à l’articulation des XIXème et XXème siècles, l’oeuvre d’Alain-Fournier traduit-elle sa perception des signes du modernisme et des courants anticonformistes qui estompèrent progressivement l’impact de la culture traditionnelle ? »

 

Isabelle Papieau a cherché la réponse à cette question dans les écrits d’Alain-Fournier (roman, ébauche de roman, nouvelles, poèmes, chroniques littéraires, correspondance avec Jacques Rivière…), ainsi que dans  les souvenirs de sa sœur Isabelle, épouse de Jacques Rivière. L’homme qu’elle décrit est un individu complexe, pris entre l’appel de la vie intérieure et la tentation de l’aventure,  la nostalgie du passé et les séductions de la modernité.

 

On a tôt fait de voir en Alain-Fournier un rêveur nostalgique et introverti, voué à la poursuite d’un idéal passéiste. C’est oublier que cet amoureux des paysages de la Sologne vécut aussi à Paris dont il connut la vie trépidante et mélangée avec ses cafés, ses théâtres, son opéra, ses music-halls…C’est oublier aussi son enthousiasme pour l’aventure et la découverte des pays exotiques à la culture méconnue, son engouement pour le modernisme et ses avant-gardes : fauvisme, symbolisme, Art nouveau…sa passion pour le sport, les nouveautés de son temps et la puissance de la « conquête mécanique » : électricité, bicyclette dont il était un fervent adepte, chemin de fer, automobile, aéroplane…

 

Loin d’être tenus à distance, tous ces centres d’intérêt nourrissent l’ensemble de son œuvre, y compris Le Grand Meaulnes, de même que son attrait pour  les pédagogies nouvelles et les prémisses de la « psychologie des profondeurs ».

 

Autre aspect méconnu d’Alain-Fournier abordé par Isabelle Papieau : le chrétien fervent et compatissant, souffrant des tragédies de l’existence, mais assoiffé de pureté, de plénitude et d’éternité.

 

Après avoir commencé sa carrière dans le journalisme et la communication, Isabelle Papieau a été professeur de Lettres modernes. Docteur en sociologie, elle enseigne actuellement cette discipline et effectue parallèlement des recherches sur les représentations.

 

Arts et société dans l’œuvre d’Alain Fournier d’Isabelle Papieau, aux éditions l’Harmattan

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Georges Rouault nous regarde

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« J’ai le défaut de ne laisser à personne son habit pailleté. L’homme que j’ai devant moi, c’est son âme que je veux voir, et plus il est grand, plus on le glorifie et plus je crains pour son âme. » (Georges Rouault)

 

Ecorché vif, Georges Rouault ne s’accommodait pas du monde « comme il va ». Il suffit,  pour s’en convaincre, de regarder ses œuvres : ses pierrots innocents, ses filles déchues, ses clowns vaincus ou triomphants, son squelette en uniforme, ses civils imbéciles, serviteurs de l’apocalypse, son Christ solitaire et bafoué…et son regard à lui, dans cet autoportrait de la désolation.

 

Les marchands de mort, le pharisaïsme,  L’indifférence des riches, l’accablement des pauvres, l’arrogance des puissants, l’humiliation des petits, la niaiserie satisfaite de ceux qui s’accommodent de tout (« Tout cela ne nous regarde pas ! »), le grand cirque du monde…Tout cela le rendait malade.

 

Oui, il suffit de regarder ses œuvres. Mais à vouloir les regarder, l’on s’aperçoit bientôt que ce sont elles qui nous regardent : « Que fais-tu de ce monde ? »

 

Né à Paris, pendant la Commune, le 27 mai 1871, Georges Rouault montre très tôt de grandes aptitudes pour le dessin. En 1885, il entre comme apprenti chez les verriers Tamoni, mais il n’a qu’une idée en tête : devenir peintre. En 1890, il suit les cours de Gustave Moreau. De 1895 à 1901, il expose des tableaux à sujets religieux ou mythologiques influencés par son maître. Dans les années qui suivent, il se lie avec des écrivains et penseurs chrétiens atypiques : Joris Karl Huysmans, Léon Bloy, le philosophe Jacques Maritain. Il fait aussi la connaissance de Jacques Rivière, d’Alain -Fournier, et  d’André Suarès. De 1903 à 1914, il réalise de nombreuses gouaches et aquarelles sur papier, représentant des clowns, des acrobates, des prostituées, des bourgeois infatués, symboles d’une humanité misérable et déchue. La première guerre mondiale est l’occasion d’un nouveau tournant dans son œuvre.

 

Au cours des années 1914-1939, poussé par Ambroise Vollard, Rouault va consacrer, parallèlement à la peinture, une part importante de son activité à la gravure. Chrétien douloureux,  passionné et sincère, il chercha à traduire picturalement sa vision religieuse et tragique de la condition humaine. Ses compositions aux tonalités sombres et mêlées semblent renouer avec l’art des imagiers du Moyen-âge.

 

« Né dans une cave sous un bombardement, pendant la Commune, écrit  Jean-François Garmier, confronté dès son enfance à la misère des banlieues pauvres, ayant expérimenté pendant de nombreuses années une vie de difficultés matérielles (…) Rouault a consacré la majeure partie de son œuvre à l’évocation de l’injustice et de la souffrance. »

 

« Ses œuvres vont droit au but, poursuit Jean-François Garmier… Il n’est pas besoin de temps, de lent décryptage, de supputations, pour percevoir et comprendre instantanément la réalité fulgurante qu’il veut faire partager au spectateur (…) S’il pourfend l’hypocrisie de la société, s’il tonne contre les marchands de canons, les avocats indifférents, les exploiteurs coloniaux, les bellicistes, les conformistes et la bêtise de tout poil, il est rempli d’humanité pour ceux qui ont touché le fond du désespoir ou de l’abjection. Toujours il montre de la compassion (…) Rouault n’est pas un désespéré. Même dans ses œuvres les plus dramatiques, il y a toujours une lueur d’espoir et d’émerveillement… »

 

La gravure occupe une place importante dans son œuvre. Il créa un grand nombre d’estampes souvent rassemblées autour d’un texte dans des livres dont les premiers ont été édités à l’initiative du marchand d’art Ambroise Vollard. 

 

Le Miserere occupe une position centrale dans l’œuvre gravé de Rouault. Il y travailla de 1912 à 1928. Cet ensemble qui porta d’abord le nom de Miserere et Guerre constitue un poème dédié à la douleur, où l’on voit défiler toutes les souffrances humaines. Les caricatures grimaçantes, les paysages, les scènes allégoriques ou symboliques se rapportant à la guerre restituent avec une acuité exceptionnelle l’inconscience, la bêtise, la force aveugle et brutale, la folie meurtrière de l’homme. La figure du Christ y est centrale. Christ honni, toujours flagellé, souffrant des mêmes maux que les hommes, offrant sa vie pour eux.

                                                                                                    

  

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marguerite-audoux.jpgPublié aux éditions L'Harmattan sous la direction de Bernard-Marie Garreau, Le terroir de Marguerite Audouxrassemble une série de six articles consacrés à Marguerite Audoux, présentés dans un colloque sur George Sand et Marguerite Audoux à l'université d'Orléans, à l'automne 2004.


Ces articles se distribuent en deux ensembles. Les uns, signés par Sylvie Sauvage, Bernard-Marie Garreau et Samuel Lair sont particulièrement centrés sur la relation poétique et amoureuse de "la couturière des Lettres" avec son terroir de Sologne, les autres, écrits par Angela Kershaw, Maguy Albet et Mireille Dumont, insistent plutôt sur l'expérience que fit l'ancienne bergère de la vie ouvrière parisienne.

Dans son introduction, Bernard-Marie Garreau  rappelle quelques éléments biographiques indispensables. L'oeuvre de Marguerite Audoux se confond avec sa vie : Marguerite Donquichotte, qui adoptera plus tard le nom de sa mère, Audoux, naît à Sancoins en 1863. Devenue orpheline à l'âge de trois ans, elle est élevée de 1868 à 1877 par les soeurs de l'Hôpital Général de Bourges. A quatorze ans, elle est placée comme bergère d'agneaux et servante de ferme en Sologne. A partir de 1881, elle poursuit son humble existence à Paris comme couturière.

Vers 1900, elle rencontre Michel Yelle, ami d'André Gide. Ce dernier découvre que la jeune femme écrit ses souvenirs. Il vend la mèche aux amis écrivains, intellectuels et artistes du Groupe de Carnetin, auquel s'est jointe l'ancienne bergère. L'un d'eux, Francis Jourdain, va trouver Octave Mirbeau qui s'enthousiasme pour le manuscrit. Marie-Claire paraît en volume en octobre 1910 et obtient le Prix Fémina le 2 décembre. Ce premier roman autobiographique relate les dix-huit premières années de la romancière. L'Atelier de Marie-Claire, paru en 1920, évoque le monde de la couture à travers l'atelier Dalignac où Marguerite Audoux travailla pendant vingt ans. Suivront deux autres romans :De la ville au moulin (1926) et Douce lumière (1937), ainsi qu'un recueil de contes, La Fiancée (1932). Devenue presque aveugle, Marguerite Audoux s'éteignit près de la mer, à Saint-Raphaël, en 1937.

Un poème de la vie intérieure

Rappelant l'amitié qui lia Marguerite Audoux à Alain-Fournier, Bernard-Marie Garreau cite les termes d'un article qu'écrivit l'auteur du Grand Meaulnes au lendemain de la publication de Marie-Claire : "La littérature des trente dernières années n'a pas produit peut-être un poème de la vie intérieure plus beau que la deuxième partie de Marie-Claire qui se passe chez des paysans de Sologne (...) C'est là, ne craignons pas de le dire, chez ces paysans du centre de la France, que la vie du coeur est la plus intense, parce qu'elle est aussi la plus cachée. Et tel est l'art de Marguerite Audoux : l'âme dans son livre est un personnage toujours présent mais qui demande le silence". "Marguerite Audoux, écrit de son côté Mireille Dumont dans l'article final, était perdue d'avance, puisque femme, orpheline, pauvre et isolée. Elle fait partie des "sans voix" et elle va pourtant faire entendre la sienne, parce que l'époque permet une émancipation qu'elle va saisir. Elle va quitter le monde rural où, par définition, les femmes sans condition ne sont rien, pour la ville où, après des emplois pénibles, elle accède à "l'artisanat artistique" d'un atelier de couture. Les amis qu'elle rencontre vont lui donner des idées, en particulier celle d'écrire, d'abord pour elle, puis pour les autres, les gens du peuple, qui sont les personnages de ses livres."

Espérons avec Mireille Dumont que des initiatives telles que lesconcours Marguerite Audoux dans les collèges du Cher, la tenue en 2004 du colloque sur Marguerite Audoux, à l'université d'Orléans et, bien sûr, la publication de ce livre, contribueront à dissiper le silence qui recouvre injustement l'oeuvre d'une femme qui croyait en l'être humain et qui fut un exemple rare d'élévation par le travail et de générosité.

Le terroir de Marguerite Audoux, publié sous la direction de Pierre-Marie Garreau aux éditions L'Harmattan, dans la collection Espaces littéraires.

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