Déborah sait qu'elle rêve et elle prie pour que cela ne s'arrête pas, tant le songe la ravit. Un joli soleil printanier s'est installé au-dessus des platanes aux feuilles vert tendre, dont l'ombre portée sur le sol semble faire danser le gazon. Elle porte sa robe en lin blanc, celle qui donne à son mari un regard malicieux lorsqu'en fin d'été, la peau de Déborah se colore comme du miel. Sous le ciel d'un bleu intense, un vent faible coule avec la régularité d'un fleuve. Les abeilles s'affairent autour des pommiers. Déborah tient sa fille dans ses bras. Jasmine n'est pas encore éveillée, mais déjà sa petite tête remue, à la recherche du sein maternel. Déborah la laisse patienter un peu, fascinée par la frimousse de son nouveau-né dont les yeux viennent de s'ouvrir en même temps que la bouche. Cet imperceptible mouvement des lèvres suscite un étrange frisson. Déborah sent le lait affluer. Le vent souffle un peu plus fort, mais l'air reste doux et le calme règne. La jeune femme n'a pas envie de rentrer pour nourrir sa fille. Elle pince l'aréole de son sein droit entre l'index et le majeur et présente à Jasmine ce qu'elle convoite. Déborah ferme les yeux. Elle se concentre sur les bruits de déglutition qui se mêlent aux soupirs du nourrisson, mélange d'effort et de satisfaction, et en même temps elle accorde une attention particulière à son ventre, qui se contracte un peu plus fort à chaque tétée. Jamais la jeune femme n'aurait cru qu'elle pourrait se sentir « animale » à ce point. Qu'au-delà de l'accouchement, sa propre fille agirait encore si intensément sur sa physiologie la plus intime, comme si son destin de femme n'était autre que d'enfanter à nouveau, puis à nouveau, puis encore et encore. Un coup de vent plus chaud lui fait ouvrir les yeux. Jasmine diminue déjà ses efforts : il faut que Déborah la sollicite pour qu'elle finisse son repas. Elle détache sa fille de son sein droit et porte son petit corps contre son épaule. « On fait une pause, ma chérie ? Un petit rot et on s'y remet, d'accord ? » Même en rêve, nourrir son enfant est une affaire sérieuse. Déborah fait glisser ses doigts le long de la colonne vertébrale de sa fille, de haut en bas, de bas en haut. Le nourrisson se tortille un peu avant d'obéir à sa maman en libérant son estomac. L'été s'invite dans le rêve de Déborah : l'air printanier se mue doucement en un souffle plus chaud. Elle transpire un peu, mais peut-être est-ce l'effet des contractions qui s'intensifient dans son ventre. Déborah se souvient que dans la vie réelle, loin de son rêve qu'elle n'a aucune envie de quitter, Jasmine est encore à venir. Comme pour s'accrocher à ce songe si réaliste, la jeune maman laisse doucement glisser sa fille de son épaule à son cou, puis à son sein gauche. Le nourrisson s'empare du mamelon avec voracité, déclenchant à nouveau une salve de contractions. La douleur devient gênante. Déborah sent venir le moment où son corps va l'arracher à ses songes et à l'image si harmonieuse de sa fille. « Bientôt, ce sera comme dans mon rêve, n'est-ce-pas, Jasmine ? Tu n'imagines pas comme je suis impatiente. » murmure-t-elle. La douleur se propage du ventre vers la poitrine, insistante, prête à tétaniser son corps, à l'aspirer en-dehors de son rêve, aussi Déborah jette-t-elle un dernier regard à sa fille qui boit toujours avec avidité. Ses petites narines, tout contre le sein gauche de sa mère, émettent un son humide. « Elle avale trop vite », se dit Déborah, qui gémit sous les crispations de son ventre et en même temps à l'idée de son retour forcé vers le réel. La bouche grande ouverte, Jasmine tète, quelques gouttes coulent sur le bord de ses lèvres. Le lait maternel est rose comme les joues de sa fille, mais à chaque nouvelle contraction qui prend le ventre de Déborah en tenaille, il paraît plus sombre. Plus rouge. Jasmine tète et tète encore. Elle transpire sous l'effort et la sueur qui perle sur son front laisse apparaître des reflets vermillon. Une nouvelle contraction s'annonce, elle arrache définitivement Déborah à son sommeil. Les arbres, le soleil, disparaissent d'un coup.
Il fait nuit. La jeune femme a froid, elle qui avait toujours trop chaud depuis qu'elle est sur son lit d'hôpital. Ses mains se portent à son ventre. Jasmine est bien là. Malgré la douleur, elle sent son bébé, se rassure et revient avec précipitation à la réalité. Les contractions. C'est le grand jour. Jasmine va arriver. Elles vont pouvoir quitter le service des « grossesses à risques », où malgré l'amabilité des sages-femmes, elle se sent prisonnière. Six semaines que ça dure. Mais ça en valait la peine, c'est presque fini. Une nouvelle contraction arrive, plus intense encore. Quelque chose se rompt en bas, comme une bulle qui éclate. « Je perds les eaux », se dit Déborah, qui entend des pas dans le couloir. Elle tend le bras vers l'interrupteur qui pend à côté de son lit, mais son mouvement s'exécute au ralenti, dans un silence étrange. Sa main retombe avec lenteur, tandis qu'une sage-femme pénètre dans la chambre en allumant les néons gris. Le monde autour de la jeune femme alitée ralentit à un tel point qu'elle peut presque voir la lumière quitter le plafond pour tomber sur elle. Au passage, son regard ricoche sur le visage horrifié de la sage-femme, qui porte ses deux mains à la bouche et crie quelque chose. La douleur s'éloigne, même si Déborah sent bien qu'une nouvelle contraction lui mord le ventre. La sensation de perdre à nouveau une vague d'eau lui fait porter le regard vers le pied de son lit. L'obscurité envahit peu à peu la pièce, mais Déborah comprend qu'elle perd du sang. Plus qu'elle imaginait en avoir dans le corps. Elle n'a plus la force de crier, ni de garder les yeux ouverts. Blanche comme un linge, elle repose la tête sur l'oreiller, ferme les yeux pour chercher à nouveau le soleil. Lorsqu'elle le trouve, c'est à peine si elle se rend compte qu'on la manipule avec empressement, que c'est l’affolement autour d'elle. Les contractions se sont éloignées. Déborah est déjà de retour dans son rêve. Sa conscience se dilue et en même temps elle se simplifie à l'extrême, pour se résumer à une seule et unique idée : le repos est tout proche, comme s'il était tout contre sa peau. Elle n'a plus froid, plus chaud. Une simple pensée et son rêve durera pour toujours. Elle n'a qu'à en décider.
Déborah vient de quitter son corps, elle est légère, elle monte. Enfin libre, elle prend sa fille dans ses bras et laisse son cœur s'arrêter.
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Assis dans le couloir de l'hôpital, la tête dans les mains, Vincent aurait donné cher pour revenir deux semaines en arrière. S'il avait pu entrevoir où tout cela le mènerait, il aurait mis de l'eau dans son vin. La dispute aurait été évitée. Alice ne serait pas partie avant de revenir comme une voleuse. Elle n'aurait pas fourré quelques vêtements dans un sac de sport sorti de nulle part avant de disparaître. Il ne l'aurait pas laissé faire, non. Ni ce soir-là, ni plus tard, lorsque, revenu d'une interminable journée de travail, il avait retrouvé l'appartement vide de toute trace de sa fiancée.
Enfin, « fiancée », c'était beaucoup dire. Vincent avait trouvé le mot joli. Alice l'avait laissé dire, depuis les trois mois qu'ils vivaient ensemble.
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